L’été des trois Donatello
Il est de ces artistes dont le génie ne se laisse approcher que par tâtonnements, et dont le caractère exceptionnel de l'œuvre continue de nourrir les fantasmes et de provoquer des controverses à multiples rebondissements, jusque dans des expositions rivales. Ainsi indubitablement de Donatello (1386-1466), dont non pas une, mais en réalité trois expositions contemporaines voire concurrentes permettent non seulement d’apprécier la complexité, mais surtout de révéler l’actualité des débats houleux qui, encore aujourd’hui, divisent la connaissance que l’on a de l’artiste et de ses émules.
Venise, en passant par le Lichtenstein…
À Venise, depuis le 22 avril et jusqu’au 30 octobre 2022, une exposition met pour la première fois à l’honneur presque deux siècles d’histoire de la sculpture dans la sérénissime, des premières palpitations de la Renaissance jusqu’aux derniers feux du maniérisme. Deux artistes enserrent ainsi cette longue période de l’histoire de l’art. Si elle s’éteint dans les premières années du XVIIème siècle avec Alessandro Vittoria (1525-1608), elle commence avec Donatello, dont le séjour à Padoue entre 1443 et 1453 aura une influence profonde et indélébile sur la création artistique vénitienne. Et c’est avec un chef d’œuvre de ce dernier que l’exposition s’ouvre.
Exposé pour la première fois au grand public, un buste de Saint Laurent en terre cuite, saisissant tout à la fois de douceur et de force plastique, permet enfin d’apprécier de visu ce qui constitue une redécouverte sensationnelle, à plusieurs titres.
Le buste avait été acquis à la fin du XIXème siècle par le célèbre antiquaire Stefano Bardini (dont la collection, donnée à la ville de Florence, forme désormais le riche musée éponyme), qui le vendit au prince Johan II de Liechtenstein (1840-1929). Déjà à l’époque, le directeur des musées de Berlin, Wilhelm von Bode (alors le plus grand spécialiste de sculptures de la Renaissance) considérait l’œuvre comme très proche de Donatello. Le buste fut également prêté en 1904 pour l’exposition rétrospective de Saint Pétersbourg où il était donné au maître (et formait alors l’unique œuvre prêtée par le prince, comme emblème de sa collection).
Toutefois, les héritiers de la dynastie Lichtenstein, pourtant eux-mêmes d’habiles collectionneurs (encore actifs aujourd’hui), ont revendu le buste aux enchères en 2003, à Amsterdam. Cette fois il n’était plus présenté que comme une œuvre du XIXème siècle, un pastiche dans le style de la Renaissance…
Pourquoi un tel oubli, une telle confusion ?
L’œuvre présentait alors un aspect tout différent. Elle était étrangement « restaurée », son aspect d’origine désormais dissimulé sous des repeints invasifs. Cette métamorphose avait probablement eu lieu dans les années 1950, lorsque le buste était oublié parmi d’autres trésors qui dormirent entre 1938 et 2004 durant la fermeture au public du Rossau palace (lieu d’exposition des collections Lichtenstein).
Un habile et mystérieux enchérisseur, tenta pourtant d’acquérir le buste désormais polychrome à la vente aux enchères de 2003. Dix ans plus tard, nettoyée et habilement restaurée, l’œuvre renaquit de ses cendres avec une première publication par l’historien Francesco Caglioti. Avant d’être proposée à la vente par Colnaghi à New York en 2021, puis enfin d’être exposée, actuellement, à Venise.
Ferrare, ou le double de Saint-Laurent
Même au profane, l’authenticité de la terre cuite dont l’intégrité est désormais restituée, apparaît indéniable. D’autant que tout son historique est désormais clair, et ne divise, lui, plus personne. Bardini avait acquis l’œuvre auprès d’ecclésiastiques qui la conservaient d’une niche située à l’extérieur d’une église près de Florence, et dans laquelle fût placée une copie (qui demeure toujours). L’antiquaire avait, semble-t-il, omis de préciser cette exacte provenance au prince de Lichtenstein en 1889. Sans attribution justifiée et par le triste jeu des restaurations outrancières, la trace de ce chef d’œuvre, son origine comme l’identité prestigieuse de son auteur, disparurent avec le temps.
En parallèle de l’exposition de la Ca’ d’Oro, une autre, qui pourrait sembler totalement indépendante, se tient à Ferrare au palais Bonacossi jusqu’au 31 juillet 2022. Son sujet, au demeurant, est pour le moins original et pourrait même se voir comme l’antithèse de l’exposition de Venise. On y présente non pas des originaux de la Renaissance mais au contraire une série d’œuvres fausses, des pastiches, dont la plupart a bien été réalisée pour tromper collectionneurs et musées. Parmi la richesse et la diversité des œuvres présentées se trouvent principalement des sculptures. Et parmi elles figure un buste en terre cuite de Saint Laurent, qui ressemble étrangement à celui de Venise.
Jugeons par nous-mêmes : si le sujet, les dimensions, la silhouette sont bien les mêmes que celles du buste exposé à Venise, le souffle du génie ne semble pourtant pas y avoir laissé de traces. Il est facile de constater le manque d’ampleur du drapé et des mains, désormais statiques. Surtout, le visage présente des traits impersonnels, un regard vide et une bouche entr’ouverte mais inexpressive. Enfin, l’ensemble est d’une rigidité schématique consternante d’un point de vue esthétique.
L’ensemble de ces traits caractéristiques fait songer que l’œuvre n’est pas authentique mais qu’elle n’est que la pâle imitation d’un original. Le « faux » a pu être réalisé lorsque le buste était encore en place, ou bien au moment de son acquisition lorsque Bardini en a fait faire au moins une copie pour combler le vide de la niche : peut-être est-ce là une première tentative du copiste ? En l’absence d’archives, il est difficile de trancher.
Il est en tout cas pour le moins amusant, pour ne pas dire troublant, de voir l’original et la copie présentés au même moment dans deux expositions qui font mine de s’ignorer mutuellement. Or, au-delà de cette coïncidence anecdotique, c’est un affrontement entre deux historiens d’art qui est à l’œuvre.
Le catalogue de l’exposition de Ferrare, dirigée par Vittorio Sgarbi, Dario del Buffalo (qui y ont tous les deux prêté plusieurs oeuvres issues de leurs propres collections) et Marco Horak, se concentre principalement sur un sculpteur, dont les oeuvres sont abondamment présentées : Alceo Dossena. Véritable phénomène, Dossena a maîtrisé à merveille la taille du marbre, notamment dans l’art subtil du bas-relief (où il en a trompé plus d’un), mais aussi par exemple la sculpture en ivoire. Ce sculpteur aux multiples talents a eu le malheur de ne pas naître à l’aube du XVème ou du XVIème siècle mais en 1878. Il a imité principalement les sculpteurs de la Renaissance, mais aussi l’art roman ou encore l’Antiquité grecque.
Le premier article du catalogue, neuf brillantes et cadencées pages signées Sgarbi, présente Dossena en regard de Donatello, et nous fait rentrer directement dans le monde fascinant du faussaire, comme dans la polémique. Une série de Vierges à l’enfant en bas-relief, dérivées d’un prototype de Donatello, avaient été jusqu’à récemment considérées comme l’oeuvre d’un certain « maître de la madone Piccolomini », soi-disant contemporain de Donatello, en référence à l’une d’elles (conservée dans la collection de la banque Monte dei Paschi di Siena).
Or Sgarbi démontre, non seulement avec force d’arguments stylistiques mais aussi en révélant la coïncidence de la (ré)apparition, contemporaine de Dossena, de toutes ces madones donatellesques (dont certaines furent même signées directement par le faussaire à la fin de sa carrière), que ce prétendu maître anonyme, proche de Donatello, n’est que supercherie. Toutes les œuvres qui lui sont données seraient en effet, selon l’historien et homme politique, à rendre au talent de Dossena. Mais, coïncidence, celui qui avait imaginé reconstituer le corpus du maître de la madone Piccolomini n’est autre que Francesco Caglioti. Révélant au grand jour le débat, Sgarbi revendique leur opposition.
Il en profite par la suite pour évoquer également la récente redécouverte du buste du Saint Laurent (mais dont l’exposition à Venise n’est pas évoquée). Sans passer par le « détour » de la galerie Colnaghi qui a assuré l’intermédiaire officiel pour l’exposition, Sgarbi donne directement le nom de son propriétaire, l’antiquaire et mécène Peter Silverman, qui, à l’en croire, la conserve dans sa demeure parisienne. Il reconnaît à ce dernier l’audace d’avoir su discerner le chef d’œuvre dormant à la vente de 2003 et de l’avoir soigneusement fait restaurer.
Pas un mot, toutefois, sur les excellents articles de Caglioti à propos du buste…
Florence, ou le triomphe de Donatello.
Difficile de ne pas évoquer, en guise de conclusion, la superbe rétrospective Donatello qui se tient, également jusqu’au 21 juillet, à Florence. Si le musée du Bargello en a profité pour revoir l’éclairage et une partie de la présentation de sa grande salle où sont présentées les oeuvres du maître, c’est au Palais Strozzi qu’une série de chefs d’oeuvre a exceptionnellement été réunie, permettant de parcourir, de salle en salle, l’immense carrière d’un génie prolifique. Parfois mises en parallèle avec les productions d’autres artistes qui furent ses émules (tel Mantegna), les très nombreuses œuvres réunies restituent avec une acuité époustouflante la précocité presque inexplicable du génie de Donatello. La monumentalité solennelle de chacune de ses créations, fût-elle de dimensions pourtant réduites (comme le bas-relief en bronze du Louvre), s’y ressent avec une énergie décuplée.
La scénographie est sobre, l’éclairage est choisi, permettant aux chefs d’œuvre de résonner ensemble, restituant chronologiquement l’évolution de la carrière du grand maître. Un impressionnant catalogue, qui fera référence, accompagne l’exposition.
Ces trois expositions, de la Toscane à la Vénétie en passant par l’Emilie Romagne, permettent ainsi non seulement d’apprécier au plus près l’immense et prolifique Donatello, mais aussi de ressentir concrètement l’actualité des débats qu’un tel artiste peut encore susciter.
Si Florence accueille une rétrospective d’ampleur, Venise et Ferrare ont le mérite, avec un choix d’œuvres et des moyens bien plus limités, de nous surprendre. A la Ca’ d’Oro, beaucoup de nouveautés viennent directement se confronter aux chefs d’œuvre des collections permanentes d’un musée de référence. Enfin, à Ferrare, si l’audace du propos suffit à justifier le détour, la qualité du travail de Dossena vient témoigner de l’éternel renouvellement du génie artistique italien, et nous rappelle que l’histoire de l’art, face aux vaines tentatives d’en faire une science exacte, n’a pas fini de nous réserver des surprises.