Vous êtes militante pour la défense des droits des personnes LGBTQ+ réfugiées en France, pouvez-vous nous présenter votre parcours et la formation de votre activisme ?
Il est un peu contre-intuitif pour moi de me caractériser comme « défenseurs des droits ». Sans que cette appellation soit néfaste ou inutile, elle englobe des réalités très variées, très subjectives et même contextuelles, puisque l’engagement d’une personne est appelé à évoluer au cours de sa vie, en fonction de son contexte propre.
Cette subjectivité de l’engagement est quelque chose de tout à fait clair dans mon cas : j’ai du mal à me définir comme militante pour les droits des personnes LGBTQI+, non pas parce que ce n’est pas tout à fait vrai, mais parce que la chose qui m’importe est moins l’identité de genre des personnes concernées que la situation concrète dans laquelle elles se trouvent. Mon action se concentre sur un moment du parcours de personnes en mobilité. Et je pense que, lorsque l’on parle de migration, il ne faut pas seulement en parler en termes de point de départ ou d’arrivée, mais prendre en compte la diversité des profils et des parcours.
Faisant moi-même partie de la communauté LGBTQI+ au sens occidental ou même nord-américain du terme, j’essaie d’aborder la réalité des minorités sexuelles, c’est-à-dire l’écart par rapport aux normes sexuelles ou de genre, non pas comme un fait identitaire figé mais comme une donnée sociale changeante. Je me suis donc engagée pour la cause en Russie, mais je ne peux pas dire que je l’ai fait dans une logique de défense des droits. En tant qu’activiste indépendante, c’est à cette époque-là que j’ai commencé à réfléchir à l’intersectionnalité, à tout ce qui a trait aux interactions entre le genre, la sexualité, mais aussi les origines ethniques et la classe sociale.
Lorsque j’étais en Russie, je réfléchissais beaucoup à tout cela, j’avais envie d’agir mais, du fait du milieu social d’origine de mes parents, ma famille ne s’est jamais retrouvée dans ce type de revendications. J’ai donc dû trouver ma voie ailleurs : en l’occurrence, en menant une réflexion sur la vie, les droits et la reconnaissance des droits des personnes minoritaires, notamment LGBTQI+. Je faisais alors partie d’un mouvement citoyen contre la fraude électorale de 2012-13. Les mouvements de Navalny et de la Bolotnaïa ont été une sorte d’école pour moi. J’y ai découvert que la société civile intégrait des groupes qui, sans être nécessairement minoritaires, créaient du débat. J’ai aussi pu voir comment un grand mouvement politique d’opposition, comme celui contre la fraude électorale entre 2011 et 2013, pouvait inclure des revendications autres que la transition démocratique, même si nous n’en avions pas pleinement conscience sur le coup. Déjà, on voyait comment les mobilisations de groupes très différents, qu’il s’agisse des féministes et des personnes LGBTQI+, ou encore de personnes à d’autres marges politiques – les droites, les extrêmes droites, les droites radicales russes – pouvaient être amenées à se rencontrer dans une mobilisation citoyenne.
Je n’avais pas encore découvert le domaine de la défense des droits des étrangers en Russie à ce moment parce que j’avoue que j’étais, il me semble, assez aveugle aux problématiques des étrangers en matière de citoyenneté nationale. Du fait de mon parcours, je n’ai pas eu la sensibilité de me pencher sur ces enjeux et de m’engager pour ces personnes étrangères. Mais depuis, je me suis intéressée aux droits des personnes en mobilité et à ceux des personnes en migration, j’ai cherché à comprendre comment agir au mieux pour les faire respecter. C’est un véritable défi pour moi, et cette réalité sociale structurante et très changeante de la migration et de la défense des droits me passionne aujourd’hui.
Alors que la Russie interdit fermement toute forme d’opposition, comment percevez-vous l’organisation de cette lutte pour les droits des personnes LGBTQI+ et les dynamiques en son sein ? Que pensez-vous de l’efficacité de cette mobilisation, en Russie comme en France ?
En Russie, il existe un mouvement de défense des droits depuis les années 1960. Il y avait aussi d’importants mouvements de dissidence. Après les années 2000, on a assisté à des débats d’une grande qualité théorique avec, en parallèle, un processus de traduction à usage interne de nombreux textes américains qui n’étaient pas encore disponibles à l’époque. Les anthologies de Judith Butler et de Jack Halberstam sont apparues en Russie en 2010. On rapportait des livres de voyages à l’étranger, on piratait des sites pour avoir accès à des articles : il y avait vraiment tout un réseau qui, par ailleurs, était localement organisé et qui a énormément nourri ma réflexion sur la reconnaissance des droits des personnes LGBTQI+, notamment en lien avec le concept d’État-nation. Les milieux féministes mais aussi artistiques des années 2000-2010 débordaient d’échanges entre des personnes de l’ex-URSS qui s’efforçaient d’inclure dans le discours théorique et politique l’existence d’un héritage soviétique commun, mais aussi les enjeux post-coloniaux et post-impérialistes. Étant née à Moscou, je suis pleinement issue d’un contexte impérialiste, ce qui a été pour moi une prise de conscience assez longue et désagréable mais nécessaire.
Une autre prise de conscience majeure a été le constat, fait en 2017, à la création de l’association Urgence Homophobie, d’une situation d’urgence en Tchétchénie, lorsqu’il a fallu exfiltrer, évacuer et prendre en charge les populations qui quittaient le pays. Il ne s’agissait pas seulement de permettre à ces personnes de voyager jusqu’à un pays européen, mais aussi d’œuvrer pour une prise en charge et un accompagnement sur le long terme. Certaines personnes que je suis depuis plus de quatre ans sont toujours en grande difficulté psychologique. C’est donc à travers cette prise en charge et le constat des défaillances du système d’accueil généraliste que se sont rencontrés ces deux univers : celui de l’asile et de l’immigration et celui de la communauté LGBTQI+ et de tout ce qui touche à l’identité sexuelle et de genre. Sur ce dernier plan, les profils tchétchènes n’ont été pris en charge ni par les organisations LGBTQI+ ni dans le système d’accueil général, ce qui constitue une anomalie dans ce système. Il s’agissait donc de chercher à inclure, de développer une sensibilité technique à ces profils afin de pouvoir gérer les potentiels problèmes liés, par exemple, aux possibles conflits homophobes en centre d’accueil.
Dans l’ensemble, il me semble que ces deux univers ne sont pas conçus comme un tout, sauf à Marseille, où j’ai trouvé dès mon arrivée une sensibilité aux personnes LGBTQI+ dans l’approche des questions migratoires. En tant que porte d’entrée de la France entière, Marseille est un cas spécifique. Ailleurs, j’ai constaté que le mouvement LGBTQI+ n’était pas forcément sensibilisé aux questions de migration et de mobilité en fonction de l’identité. C’est d’autant plus étonnant que l’ethnographie des discours et des communautés LGBTQI+, notamment en Amérique du Nord, montre que la mobilité est quelque chose d’absolument central dans le parcours des personnes LGBTQI+. C’est ce qu’écrit par exemple Kath Weston, une anthropologue qui a beaucoup travaillé sur les parcours des personnes lesbiennes et des personnes gays à San Francisco et ailleurs. Elle constate que le récit de déplacement de la ville natale vers une grande ville est un élément fondamental du récit de soi des personnes homosexuelles. La notion de déplacement intervient toujours pour formaliser l’identité, pour se retrouver parmi les siens. Il est donc contre-intuitif pour moi que cette sensibilité particulière au déplacement, à la mobilité, à la migration, ne soit pas plus présente, et c’est l’ambition que nous nous sommes donnée.
Avez-vous un cadre théorique et/ou des figures ou moments emblématiques qui définissent et inspirent cette lutte ?
Je pense que ma réflexion a été largement nourrie par les mouvements féministes actifs des années 2000 au début des années 2010. Il y a toujours eu des mouvements féministes impressionnants en Russie mais, au cours de ces années, une réalité théorique nouvelle s’est cristallisée, avec des débats de grande qualité, des réflexions très fines sur le genre, sur ce qu’est la réalité de genre, notamment pour chercher à comprendre s’il s’agit d’une expérience de vie, d’une identité, voire les deux à la fois, avec des interactions à étudier. Ces débats théoriques ont peut-être plus nourri ma réflexion que la défense des droits LGBTQI+ classiques, qui repose largement sur la question de la reconnaissance des droits.
Il y a donc eu des débats théoriques, féministes, queer, dont je suis fière d’avoir fait partie. Par la suite, en France, en ayant accès à de la littérature, j’ai poursuivi ma réflexion amorcée en Russie sur la question décoloniale, dans un sens qui s’écartait de la tradition classique de la défense des droits. Je ne veux pas dire qu’il n’y ait pas de littérature décoloniale en Russie, mais mon arrivée en France, surtout dans le contexte socialement et ethniquement divers de Marseille, m’a beaucoup nourrie. Par ailleurs, cette diversité marseillaise m’a fait repenser à mon regard sur Moscou et m’a fait prendre conscience de la diversité présente dans la capitale russe. Habitant proche du campus de l’Université russe de l’Amitié entre les Peuples, qui accueille de nombreux étudiants d’origines très variées, je côtoyais cette diversité en y étant à la fois sensible et, quelque part, aveugle. Ce sont donc vraiment mes réflexions théoriques qui m’ont permis de construire ce recul sur mon propre parcours. Les débats théoriques queer, féministes, décoloniaux, mais aussi mon rapport très difficile à l’État-nation, le fait d’être réfugiée, d’être protégée par la France, m’ont donné la possibilité de sortir des carcans identitaires liés à l’État-Nation. C’est donc finalement mon propre parcours migratoire qui m’a poussée vers cette réflexion très importante pour moi.
Par ailleurs, à travers mon parcours académique en sciences sociales, je me suis rendu compte que j’étais beaucoup plus étroitement liée au terrain migratoire qu’au terrain LGBTQI+. Si je devais revenir aujourd’hui vers la recherche, j’irais vers quelque chose impliquant plutôt la migration à 100 %, parce que c’est le cadre de la réalité théorique qui me passionne le plus. Pour moi, l’inter-culturalité est une notion à repenser, pour chercher à soulager les tensions identitaires liées à la migration et à l’intégration, mais aussi pour défendre, dans le cas des personnes LGBTQI+ notamment, l’intégration par les pratiques et non pas par l’identité.
S’il est important de réaliser ce travail théorique sur les personnes qui demandent l’asile à cause de leur identité de genre ou de leur orientation sexuelle, c’est que les institutions françaises expriment certaines attentes, socialement très répandues, par rapport à ces personnes : il s’agit pour elles de voir si la personne est capable de se mettre en récit, de présenter une identité cohérente. Or, ces attentes sont tout à fait handicapantes et, en un certain sens, discriminatoires, car l’homosexualité n’est pas seulement un fait d’identité, mais un fait social plus large, une manière de vivre des liens sociaux.
C’est cette approche qui m’inspire et que, d’une certaine façon, j’oppose à la stratégie de « labellisation » des défenseurs des droits. De la même manière, je pense qu’être défenseuse ou défenseur n’est pas un état, une identité, mais une pratique. De nombreuses personnes s’engagent au quotidien dans ce qu’on qualifie en Occident comme la « défense des droits » sans se reconnaître dans cette appellation, parce qu’elles n’en ont pas la même conception. Je pense notamment à toutes les personnes actives dans les zones de tensions migratoires, notamment dans les camps de réfugiés hors d’Europe, qui portent des revendications de tous les jours autour de cette question mais ne sont jamais labellisées comme défenseuses des droits et sont d’ailleurs très peu prises en compte par les acteurs des ONG internationales ou par les acteurs de la diplomatie française. À titre personnel, je défends donc l’idée que c’est aussi l’analyse de terrain qui doit définir ce qu’est la défense des droits, en partant non seulement des pratiques, mais aussi des contextes sociaux dans lesquels ces pratiques s’insèrent.
Habitant désormais en France, vous avez dû fuir votre pays. Comment percevez-vous votre identité, en lien avec votre activisme, et comment vous définissez-vous par rapport à ce pays dont vous avez dû vous exiler ?
La notion d’identité est au cœur de mon vécu. Je me suis sentie assez à l’aise avec l’étiquette de réfugiée, malgré ce qu’il peut y avoir de contre-intuitif à apprécier cet état transitoire. Je pense pour ma part qu’être réfugiée permet de se déplacer plus facilement entre les différents univers sociaux. Tout en ayant conscience de ne pas faire partie de collectifs informels, en tant que francophone, étudiant en France et engagée dans le monde associatif, je ne me considère pas pour autant comme totalement fondue dans le paysage français.
D’une certaine façon, je fais plus ou moins le relais entre LGBTQI+ et migrations, et peut-être entre certaines populations françaises. Je n’aime pas employer ce terme technique de « relais », l’une de ces notions rattachées au domaine de l’intégration que j’ai intégrées malgré moi et qui m’ont laissé penser que j’incarnais un lien entre les deux types de population. C’est après avoir pris connaissance du parcours de Paul Evdokimov, un réfugié russe engagé auprès de la Cimade dans les années 1950-60 et ayant refusé la nationalité française pour conserver son identité de réfugié russe que j’ai eu un déclic. La légèreté d’ancrage me semble naturelle et je suis très intéressée par ce côté transitoire. Cette légèreté n’est pour autant dénuée de contraintes pratiques. De ce fait, les questions autour de la naturalisation, de la place à trouver finalement dans la société d’accueil, sont un véritable débat.
Toutefois, je ne suis pas si sûre de mes revendications et pense que je vais finir par déposer mon dossier de naturalisation, poussée par le contexte actuel. Non pas par honte de mon passeport russe, l’appartenance étant plus selon moi une réalité sociale parfois coercitive qu’un terrain d’autodétermination libre. Pour le moment, je ne suis d’ailleurs pas en possession de mon passeport russe, puisqu’il est resté retenu à l’OFPRA – j’ai le titre de voyage pour réfugiés de la Convention de Genève. Détenir un passeport russe avant et après 2022, ce n’est plus la même chose. Dans un monde utopique, j’aurais aimé rester réfugiée avec mes origines mais je doute que la notion de nationalité change dans les temps à venir et vais donc probablement opter pour la naturalisation.
Paradoxalement, je pense que le statut de réfugié m’a évité une certaine pression sociale, notamment liée aux questions d’intégration dans la société française. On me perçoit comme une « bonne russe », ce qui est aussi gênant car c’est une vision assez artificielle et simpliste des choses et de mon ressenti. Bien qu’il y ait une certaine appréhension à l’idée d’évoquer mes origines, mon profil était tel que pour une réfugiée, du fait de ma francophonie et de mon européanisme, j’étais plus que bienvenue. La crise actuelle en Ukraine et la prise en charge des réfugiés sont révélatrices de cette guerre de perceptions.
Mon parcours a donc été facilité et privilégié, d’autant plus que j’ai pu étudier dans de grandes écoles et relier le vécu des personnes réfugiées à cet enseignement social. Par ailleurs, avoir ce statut de réfugiée m’a donné une certaine stabilité, en termes de documents légaux et d’aides sociales, et m’a permis d’éviter certaines pressions liées aux études et aux attentes professionnelles, particulièrement par comparaison avec les attentes russes. Avoir un statut qui n’est pas celui de « citoyenne » dans un pays au rapport plus apaisé à l’âge m’a permis de contourner une partie de ces enjeux sociaux, en intégrant par exemple les études supérieures plus tardivement que la moyenne en France.
Mon parcours n’est pas celui d’une success story à l’américaine. Malgré tout, je pense aujourd’hui me positionner par rapport à la société française en tant qu’étrangère, mais dotée d’une facilité de passage : une étrangère qui peut rentrer parfois là où les nationaux ne rentrent pas, non à la manière d’une espionne, mais comme quelqu’un à même d’analyser ses privilèges. Bien sûr, cela ne m’empêche pas de ressentir parfois la pression liée au fait d’être étrangère, notamment lorsque je n’arrive plus à m’exprimer en français. En dépit de tout ce poids qui pèse sur les étrangers, le revers de la médaille est la richesse d’une multiplicité d’expériences de vie, qui permettent d’exister dans la société d’une manière un peu différente de celle des personnes nées ici. Si je me dis toujours étrangère, je pense que c’est parce que je le suis. Cela peut être gênant dans certains contextes, au vu des pressions qui en résultent, mais il y a aussi un gain de lucidité énorme, des révélations qui n’auraient pas été possibles autrement qu’en étant étrangère dans une société d’accueil.
Vous êtes engagée auprès de l’association Urgence Homophobie. Comment comprenez-vous le militantisme dans sa dimension technique ? Quels sont pour vous les outils, les moyens d’expressions de cette lutte et les structures sur lesquelles elle repose ?
Il s’agit moins de structures que de partenariats. C’est une des forces de l’association qu’on a créée. On reste une association de petite échelle parce qu’on gère une équipe d’une dizaine de personnes et des centaines de dossiers par an, ce qui peut sembler beaucoup mais reste modeste par rapport à nombre d’autres associations dans le secteur. On a aussi amplement compté sur ce qu’on appelle le parrainage citoyen ou civil. C’était une approche idéale, car ce type de parrainage nécessite une médiation, une formation, et un investissement de temps, utiles pour la jeune équipe que nous étions et qui ne savait pas encore tout faire de manière optimale. Au niveau des structures, je pense malgré tout que l’engagement citoyen et l’engagement communautaire LGBTQI+ envers les personnes migrantes est ce sur quoi doit reposer la lutte, même si ce n’est pas une solution facile.
Pour ce qui est de l’aspect technique, j’étais très frustrée dans mon action militante en Russie. Dans le milieu dans lequel j’étais, le moyen le plus efficace et le plus utilisé restait le plaidoyer public et tout ce qui se rattache à l’activisme individuel. J’ai très vite été épuisée par ce type d’action parce que je ne suis pas quelqu’un de particulièrement adapté au plaidoyer public. Quand j’ai commencé à reprendre la lutte pour les droits LGBTQI+ en France, dans le contexte migratoire, j’ai été aidée par l’apprentissage du travail dans un contexte d’urgence ou de semi-urgence. Bien qu’une demande d’asile soit un processus lent, potentiellement étalé sur plusieurs années, apporter de l’aide dans cette démarche à des centaines de personnes nécessite un travail quotidien et rapide. Il y a un aspect très technique et juridique dans l’aide au montage du dossier, dans la mise en contact de la personne avec les associations LGBTQ+ et avec un avocat en cas de refus de demande, dans le relais entre les juristes et le public. Je m’occupais particulièrement de ce domaine ces dernières années, en cherchant comment contribuer au processus d’asile en tant qu’association, comment avoir une influence sur le procès, comment sensibiliser les pouvoirs publics au cas spécifique des personnes LGBTQI+. La technicité juridique et procédurale de la demande d’asile m’a donc beaucoup aidée dans mon militantisme. Après avoir été confrontée à plusieurs échecs de plaidoyers publics dans mon pays, cette action concrète, dans un contexte qui la rend possible, est pour moi une avancée.
Avez-vous le sentiment que votre action depuis la France vous permet d’avoir un impact en Russie ?
Nous avons travaillé pour évacuer des personnes tchétchènes, qui sont formellement des citoyens russes. Depuis, nous avons essayé de faire en sorte que les personnes qui souhaitent quitter la Russie pour des raisons d’orientation sexuelle ou d’identité de genre puissent le faire. Cela n’a jamais été facile car ces évacuations nécessitent un travail très technique qui n’est pas transparent au niveau des postes consulaires.
S’il reste difficile de parler d’un véritable « impact en Russie », je crois que nous avons malgré tout un certain impact pour certaines régions : nous recevons aujourd’hui beaucoup de russophones, dont des Ukrainiens, des Russes, des Géorgiens, des Arméniens. Il s’agit donc plutôt du contexte post-soviétique ou de celui de l’Europe de l’Est. Mais avoir une influence en Russie n’est pas notre axe prioritaire. Le plus important pour nous reste le fait qu’en France, des personnes de toutes origines puissent bénéficier de la demande d’asile au motif de l’orientation sexuelle.
Justement, quelles sont aujourd’hui vos priorités, pour vous-même et pour votre lutte ?
La réflexivité de l’approche est pour moi un point primordial. Après cinq ans sur le terrain, on développe un certain automatisme dans l’accompagnement, dans la pensée, dans les conseils que l’on donne. J’essaye donc de reconsidérer les pratiques, de prendre du recul régulièrement et d’avoir une approche réflexive.
Après avoir beaucoup travaillé dans l’urgence, une priorité pour mon secteur d’engagement est l’efficacité. Le bien-être et l’aboutissement des démarches des individus restent la priorité absolue mais, pour cela, il faut de l’efficacité. Il en faut pour faire reconnaître le statut de réfugiés de ces personnes, les faire sortir de centres de rétention, c’est ce pour quoi nous nous battons tous les jours. Je pense que la deuxième priorité dominante dans la lutte est d’éviter l’approche communautaire ou culturaliste et d’avoir une approche complexe et anthropologique à l’égard des situations que vivent les personnes.
La pérennité de l’action et la restructuration du secteur me paraissent aussi très importantes. Il est nécessaire d’avoir une vision globale et analytique du secteur, ce que je n’avais pas tendance à faire et sur quoi je prends du recul désormais. Ces objectifs ne doivent pas pour autant cacher les priorités d’ordre plus global en matière migratoire : éviter l’externalisation de l’accueil, gérer la pression mise sur la France en termes d’accueil et de standards d’accueil, affronter le problème du sous-financement de l’accueil et du secteur associatif. Ces priorités ne sont pas prêtes de vieillir et s’articulent avec mes objectifs théoriques et personnels.
Alors que la loi de 2013 a contribué à durcir la politique et le climat homophobes en Russie, quelles perspectives de développement et quels champs d’action demeurent envisageables pour les activistes ?
Je pense qu’il faut en réalité caractériser la place que cette loi occupe dans l’évolution de la société russe en termes de durcissement de mœurs. C’est un geste politique sans doute, mais, quelle que soit la complexité du regard qu’on porte sur la Russie, il faut aborder ce pays comme un régime hybride. C’est un régime avec divers éléments, y compris des éléments démocratiques qui pouvaient sembler consolidés au cours des années 2000.
Bien sûr, on ne saurait minorer l’importance de cette législation du point de vue du bien-être social des personnes LGBTQI+, puisque la pénalisation est quelque chose de grave, d’absolument impossible à vivre. Néanmoins, je ne pense pas que la situation des personnes LGBTQI+ ait changé de façon drastique après la loi de 2013. En réalité, le changement s’est fait de manière graduelle à partir de la fin des années 2000, lorsque la situation sociale a commencé à se dégrader, sur fond de crises, celle de 2008 et celle de 2014. Il y a tout un tas de raisons, plutôt politico-sociales que législatives, pour lesquelles les pratiques de vie LGBTQI+ dans les grandes villes ont commencé à être de nouveau réprimées.
Les tensions sociales liées à la frustration qu’engendrent les problèmes politiques et sociaux comme la dégradation du système public de santé ou l’appauvrissement de la population, sont traditionnellement mises en lien avec les minorités ethniques, de genre, ou sexuelles. C’est un phénomène bien antérieur à la loi de 2013, qui a mis en lumière la présence de ces tensions et qui risque désormais d’évoluer dans un sens encore plus inquiétant : on peut craindre que cette législation perde son rapport à la notion de minorité pour qu’une version étendue de la loi la rendre applicable à tout le monde. La pratique de l’interprétation d’un « acte de propagande homosexuelle » peut s’appliquer de manière beaucoup plus extensive, devenir quelque chose de très large.
L’enjeu essentiel est moins celui de la pénalisation que celui de la pression sociale décuplée sur les personnes LGBTQI+ et sur leur vie quotidienne. Cette loi est, au fond, une formalisation de l’instrumentalisation de ces personnes en tant que bouc-émissaire social, s’appuyant sur un fort consensus de la population à ce sujet.
La façon de militer a-t-elle changé en réaction à cette loi, même si cette dernière n’a fait que cristalliser des tensions sociales déjà présentes ?
La façon de militer a changé puisqu’avant la loi, on ne courait pas le risque de recevoir une amende. Le militantisme a été affecté par ces nouveaux critères législatifs, dont certains sont d’ailleurs assez flous. Le contrôle de l’âge a par exemple été établi pour certains événements, comme les projections de films LGBTQI+. En retour, cette législation néfaste a aussi suscité une montée du militantisme adolescent LGBTQI+. Certains revendiquent leur orientation sexuelle et le droit de se définir bien qu’étant mineurs, en particulier le mouvement des témoignages en ligne « Children – 404 » et du livre, publié par le journaliste Lena Klimova en 2014. Une campagne de plaidoyer a été entreprise sur ce sujet et un livre a été publié, pour présenter au public les témoignages de mineurs sur l’homophobie, leur prise de conscience et de parole. La manière de militer a donc changé de façon importante. Le contexte des années 2012- 2013, qui a vu un essor important des manifestations citoyennes et de la répression, doit aussi être pris en compte dans ces changements du monde militant.
Par conséquent, en termes de rigueur et d’attitude sociale, je pense que la loi de 2013 est la cristallisation de la dégradation amorcée dans les années 2000. Par contre, le processus politique, dont la lutte pour les droits LGBTQI+, a été bouleversé pendant les années 2012-2013, et d’une manière irréversible, parce qu’il s’agissait du début d’une campagne de répression politique massive, juste avant l’annexion de Crimée. La Crimée a son importance dans cette loi, puisque la proposition d’étendre la législation à toute la population est venue d’un élu local de la région de Sébastopol. C’était donc une manière de faire comprendre que la Crimée soutenait les valeurs prônées par la Russie en tant que partie intégrante du pays.
Il ne s’agissait donc pas uniquement d’un changement des façons de militer chez les personnes LGBTQI+, mais aussi de l’expression politique en Russie : l’un ne va pas sans l’autre.
Comment appréhender l’opinion publique sur le sujet des droits des personnes LGBTQI+ ?
Il y a un avant et un après le début de l’invasion militaire. On assiste du côté du pays agresseur à une explosion des violences sexistes, notamment liée aux valeurs virilistes de l’armée. Dans un contexte international et national complexe, où le pouvoir s’efforce de soutenir le moral des populations, la montée de l’homophobie semble inévitable, comme dans n’importe quelle mobilisation militaire ou étatique. Le contexte de guerre a donc rendu ce phénomène possible, et il est encore aggravé par le fait que la Russie ait quitté le Conseil de l’Europe et qu’elle ne soit plus représentée au Conseil des Droits de l’Homme, bien que celui-ci n’ait jamais vraiment eu d’influence sur le gouvernement russe. De plus, la modification constitutionnelle qui abolit la primauté du droit international sur le droit national a renforcé ce processus de renfermement juridique et social de la Russie.
La guerre joue un rôle important en ce qu’elle vient rompre avec la relative stabilité qui avait existé à partir de 2015-2016. Il y avait toujours des risques de faire interpeller du fait de la loi de 2013 ; des attaques homophobes continuaient d’avoir lieu lors d’événements LGBTQI+. Mais on constatait en même temps l’ouverture de quelques centres communautaires, la présence de personnes LGBTQI+ dans les espaces plutôt dédiés aux féministes. Certains endroits faisaient de la programmation LGBTQI+ dans les grandes villes, il y avait des festivals, etc. Tout cela s’est d’autant plus arrêté qu’une large part de l’activisme était liée au financement international. En même temps, on assiste à un certain essor du cyber-activisme des jeunes : la Russie est toujours sur Tik Tok, des jeunes y dansent, font leur coming out sur l’application et font donc partie de ce mouvement global. Ainsi, il devient difficile de dresser un bilan de la situation : je pense que certains domaines se sont dégradés, quand d’autres ont émergé. Ce n’est pas un processus de déclin mais d’adaptation et d’émergence de formes ajustées au contexte politique, qui lui se dégrade indéniablement.
Les forces et les outils que le pouvoir politique russe utilise envers les activistes LGBTQI+ sont-ils les mêmes que dans la répression de l’opposition politique ?
Je ne suis plus en Russie depuis six ans, donc certaines informations m’échappent. De plus, j’ai un cadre théorique qui me fait considérer que toute atteinte à la citoyenneté et aux normes sexuées et genrées de cette citoyenneté constitue la même forme de répression. Toutefois, il faut souligner la problématique de la vulnérabilité et du cumul de ces vulnérabilités. Une personne qui milite pour diverses luttes, dont la lutte LGBTQI+, a une vulnérabilité supplémentaire, parce qu’il est facile de l’attaquer sur ce plan précis et de lui imposer des souffrances que ne subiraient pas des opposants politiques. Je pense qu’être militant LGBTQI+, être connu comme tel ou avoir fait son coming out sont toujours des conditions aggravantes. Par ailleurs, au milieu des années 2010, il y avait une attention particulière à la question LGBTQI+ et aux manifestations illégales de nuit organisées par la communauté, plus encore qu’aux autres manifestations. Les raids policiers étaient fréquents dans les boîtes de nuit et autres lieux réservés aux communautés LGBTQI+. Il existe une forme de traitement dégradant, notamment des hommes homosexuels interpellés. Bien qu’il n’y ait pas de sources officielles pour le prouver, certaines attaques homophobes considérées comme perpétrées par l’extrême droite sont parfois plus inspirées par l’État que spontanées. Malheureusement ce n’est pas qu’un problème russe et ce n’est pas qu’une question de violence d’État : c’est une violence beaucoup plus dispersée, présente dans toutes les formes de discrimination quotidienne.
Comment analyser la réaction ou l’absence de réaction des autorités russes face aux actes homophobes en Tchétchénie ? Quelles sont les perspectives pour les personnes LGBTQI+ dans cette région ?
Je ne suis pas spécialiste du sujet mais deux points me semblent importants. Tout d’abord, l’ignorance des violences homophobes est un fait ancien. Il y avait très peu de plaintes déposées pour des motifs d’homophobie. Dans la plupart des cas, ces plaintes ne faisaient qu’exposer davantage la personne porteuse. Certaines personnes très courageuses sont allées jusqu’au bout, deux ou trois ont même gagné en justice, non pas sur le terrain de l’homophobie mais au titre des dommages subis, sans que cela contribue à la justice sociale.
Le deuxième aspect important est que la Tchétchénie est une région colonisée et opprimée, ce qui explique aussi les rapports particuliers entre le centre, Moscou, et la périphérie, la Tchétchénie. C’est aussi ce qui explique la diversité des réponses apportées depuis Moscou. Pour certains, les actes homophobes s’expliquaient facilement par la présence du culte musulman dans la région. Pour d’autres, plutôt libéraux ou de gauche modérée, le culte ne devait pas primer sur les lois russes que la Tchétchénie, en tant que région de la Fédération de Russie, devait appliquer. Les tensions décoloniales et les débats publics ont donc été importants.
Pour moi, je pense qu’il faut se garder des exagérations, dans un sens comme dans l’autre. Bien avant que la répression n’augmente, certaines personnes réussissaient à vivre leur vie en étant homosexuelles là-bas. Il s’agit plus d’une question de pratiques de vie que d’une question politique. J’ai parlé à beaucoup de personnes qui disaient qu’elles avaient pu, à certains moments, vivre dans une situation de sécurité, certes relative, jamais absolue. On ne peut pas dire que les personnes LGBTQI+ n’aient plus d’avenir en Tchétchénie sans annihiler l’expérience de celles qui y ont vécu leur homosexualité pendant des années, avant de subir une répression massive, face à laquelle elles ont fait preuve d’une résilience énorme. Toutefois, la situation reste et restera très compliquée dans la décennie à venir.
En temps de guerre avec l’Ukraine et dans un contexte d’afflux de réfugiés, quelle est la place de la question LGBTQI+ dans l’immigration russe contemporaine ?
Du côté d’Urgence Homophobie, nous avons été contactés par des Ukrainiens depuis le début de la guerre, mais nous sommes absolument sur-sollicités par des Russes, notamment des Russes LGBTQI+, qui cherchent à quitter le pays. Depuis le mois de février, mon travail consiste essentiellement à répondre aux questions logistiques relatives au départ de Russie, celle du visa, du vol, avant de négocier avec les acteurs à tous les niveaux, surtout ceux de la société civile plus engagés que nous dans le domaine de l’évacuation, pour que ces visas soient accordés.
Il y a donc une question d’orientation sexuelle et de genre dans les migrations actuelles depuis la Russie. C’est une question prégnante et qui n’est pas ignorée. D’un autre côté, il y a une multiplication des lignes de fracture autour de la question de la « tolérance » (le mot russe utilisé pour caractériser le rapport aux personnes LGBTQI+). Cette question va se poser chez la population qui reste en Russie, mais aussi dans les diasporas qui se forment actuellement au sein de certains pays-tiers : en Géorgie, en Arménie, en Serbie. Pour l’instant, l’heure est au choc suscité par cette situation de migration massive, mais dans les mois et les années à venir, cette population russophone expatriée va devoir affronter la question de la « tolérance », ce qui va sans doute créer des tensions dans les diasporas, dans le processus migratoire lui-même. De fait, dans le cas du territoire français, beaucoup de personnes LGBTQI+ ont décidé de quitter la Russie parce que la guerre représentait pour elles une situation de vulnérabilité extrême.
La guerre a-t-elle provoqué d’autres changements ?
Avec l’arrivée des Ukrainiens, on a constaté que le système d’accueil pouvait être très efficace. Le problème qui se pose consiste à le rendre maintenant aussi efficace pour les Nigérians, les Afghans, les Yézidis ou les Russes que pour les Ukrainiens.
La guerre a aussi provoqué un changement dans les pratiques du fait de la protection temporaire et de l’arrivée massive de personnes qui ont été immédiatement légalisées sur le territoire. Tout cela a changé nos manières d’agir : avant, il fallait faire face aux questions de régularisation d’abord et d’intégration ensuite, ou en parallèle. Le cas ukrainien a transformé tout cela, mais je ne pense pas que le débat sur les possibilités de transformation générale du système d’accueil ait véritablement commencé.
Quelles sont les formes que peut prendre l’activisme en Russie en temps de guerre ?
Beaucoup de personnes qui commençaient à s’engager, notamment dans des actions individuelles, mais qui ne se prononçaient pas sur des questions telles que les violences faites aux femmes, la situation des sans-abris ou les fraudes électorales, considèrent la guerre comme une ligne rouge à ne pas dépasser.
Il y a donc certaines formes de mobilisation citoyenne qui sont en train de naître et qui seront déterminantes dans les années à venir. Les interventions contre la guerre ont lieu de manière diffuse dans les espaces publics mais restent pour autant très dangereuses. Les personnes qui entreprennent ces actions s’exposent à des interpellations. Ainsi, récemment, lorsque Alexandra Skotchilenko, une artiste lesbienne a fait une intervention dans un supermarché en remplaçant les étiquettes des produits par les nombres de victimes de la guerre, elle a été interpellée et placée en centre de détention. Sa partenaire fait le relais entre elle et le reste du monde sans savoir ce qu’il va advenir d’elle.
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Il y a donc une inventivité énorme qui s’affiche dans cet activisme. Elle ne protège pas, mais manifeste malgré tout la nécessité de s’exprimer tout en donnant lieu à des formes très diverses d’activisme, absolument pas centralisées. Auparavant, les manifestations (électorales par exemple) étaient très centralisées, le mouvement avait une certaine solidité, même si les revendications pouvaient ne pas être les mêmes dans tout le pays. Là, on voit partout des modes d’expression absolument différents, y compris des performances de rue. Ce type de chose ressemble un peu à la situation en Biélorussie en 2020, avec un mouvement politique très décentralisé où chaque cour d’immeuble ou presque avait ses propres revendications. La guerre en Russie provoque ce même type de réactions. En revanche, on observe en même temps une tentative d’appropriation de ces discours spontanés par des acteurs plus établis, qui ont déjà une certaine notoriété dans l’activisme.
La Cour européenne des droits de l’Homme a condamné la Russie pour sa loi de 2013 ainsi que son non-respect de la Convention européenne des droits de l’Homme par son interdiction des unions entre personnes de même sexe. Comment interpréter l’action européenne et son efficacité pour la lutte LGBTQI+ russe ?
En temps de guerre, c’est difficile à dire. Je pense que, symboliquement, la CEDH rassure toujours. J’y étais pour la première fois de ma vie récemment et j’ai eu l’impression que c’était un cadre qui pouvait avoir des effets concrets. Je ne dirai donc pas que la Cour n’a aucune influence sur la politique russe, puisque son action perdure dans le temps, ses condamnations conservant toujours du poids pour les personnes qui valorisent le droit européen. Mais il est difficile de parler d’efficacité, qui se mesure à l’aune de la réception russe de ces décisions.
Or, la société russe est une société très diverse, sectorisée, voire polarisée en termes de bien-être et d’aisance économique. Pour certaines personnes en Russie, et notamment pour celles qui sont en train de quitter le pays en ce moment, l’action européenne a son efficacité symbolique, puisque tout le reste est mis en suspens. Toutefois, les ONG qui faisaient le relais en Russie avec les défenseurs européens n’existent plus. La question de l’efficacité des relations entre l’Europe et la société civile russe reste donc ouverte et nécessite une réflexion poussée. Maintenant que la plupart des ONG sont à l’étranger, il faut repenser la communication avec la société civile. Elle peut se faire à travers des pays tiers, ce qui me semble problématique, notamment dans le contexte postsoviétique, sans compter les possibles tensions liées à certaines configurations difficiles à gérer. Il y a donc un moment de remise à zéro, mais ce tournant n’est pas facile à négocier.
Quel impact la sortie de la Russie du Conseil européen et de la Convention peut-elle avoir sur la lutte LGBTQI+ en Russie ?
Je ne pense pas qu’il y ait une réalité matérielle et une réalité sociale distinctes. Pour certaines personnes que je connais personnellement, la possibilité de décloisonner la justice et d’aller vers le CDH, tout en sachant que ça n’aurait d’autres effets qu’une récompense morale, était très importante parce qu’elle permettait de se faire acteur de sa vie, de sa lutte, de son engagement. Pour d’autres, ça ne sert strictement à rien. Les personnes qui ont été affectées par ce type de dispositif vont voir la différence ; d’autres en prendront la mesure en fonction de multiples autres facteurs notamment liés à l’invasion.
Y a-t-il dans la politique européenne, notamment sur le plan migratoire, une prise en considération particulière de la question LGBTQI+, notamment pour les Russes, avant et depuis la guerre ?
Dans le contexte actuel, il y aurait tout un travail à faire sur la manière dont l’Europe affronte cette question. Il faut en particulier développer un plaidoyer qui incite à reconsidérer le lien entre sexualité et passeport pour faire comprendre que la vulnérabilité liée à l’orientation sexuelle dépasse la potentielle affinité ou complicité d’une personne avec le régime – sauf s’il s’agit de personnalités vraiment haut placées, mais ces personnes-là n’émigrent pas en Europe et ne sont pas des réfugiés.
Il n’y a pas encore de consensus mais une certaine sensibilité se dessine. Au cours des premières semaines qui ont suivi le déclenchement de la guerre, l’idée même que certains Russes demandent l’asile paraissait un peu absurde. Mais à force de les voir venir, les enjeux ont commencé à être compris, notamment pour les personnes LGBTQI+. Sans que ces personnes soient arrivées massivement, le phénomène reste malgré tout important à l’échelle du secteur. Il faut souligner par ailleurs que la reconnaissance des personnes LGBTQI+ en tant que groupe social est très récente : elle date de 2013, soit la même année que l’adoption de la loi russe sur la propagande homosexuelle. Je pense qu’il y avait une certaine prise en compte, en Europe, des personnes LGBTQI+ russes et militantes qui, dans les années 2000-2010, participaient à des initiatives citoyennes et à des échanges avec l’Union européenne, notamment à travers les prides. Ces personnes ont été perçues comme les figures phares de la démocratie russe. Ce n’est donc pas qu’une question LGBTQI+ en soi, c’est aussi une question d’engagement pour la démocratie et d’adhésion aux valeurs européennes. Il y avait donc une certaine sensibilité au cas de ces personnes, mais pas une sensibilité universelle.