Un roman collage
La pasión de Rafael Alconétar est un roman qui, dès les premières pages, explore la vie du personnage éponyme, un professeur d'université et auteur, tragiquement décédé. Dans l'intention de mieux révéler le personnage, plusieurs voix se succèdent dans des disquisitions, des manies, des fabulations et des hypothèses. Si un puzzle est la somme des pièces qui, ensemble, forment une image, ici, il s'agit plutôt d'un collage.
Avec Les détectives sauvages et 2666, le Chilien Roberto Bolaño a fait plus que redéfinir la géographie littéraire de la langue espagnole : il a revalorisé des lignes qui avaient été marginalisées par les auteurs émergents du nouveau millénaire. Si les auteurs de Crack et de Nocilla Dream s’amusaient à remettre en question les littératures établies avec des propositions qui l’étaient encore plus, Roberto Bolaño a renouvelé, par exemple, les « fictions d’auteurs ». Dans leurs romans, des écrivains comme Cesárea Tinajero ou Benno von Archimboldi, en plus d’être les témoins d’une époque convulsive, sont les créateurs d’une littérature qui émerge de ruines fumantes, parmi lesquelles, on entrevoit malgré tout le délire. On peut, en outre, citer Enrique Vila Matas, Carlos Fonseca ou Rodrigo Blanco Calderón, qui ont succédé à Roberto Bolaño et ont enrichi les propositions littéraires avec des œuvres à la fois dissemblables et convergentes. Mario Martín Gijón, signe le dernier avatar de la « fiction d’écrivain » : La pasión de Rafael Alconétar, un exemple singulier en raison de la prise de risque, de l’équilibre entre dialogue et innovation, créant ainsi une œuvre aussi hétérogène que cohérente.
La pasión de Rafael Alconétar est un roman qui, dès les premières pages, explore la vie du personnage éponyme, un professeur d’université et auteur, tragiquement décédé. Dans l’intention de mieux révéler le personnage, plusieurs voix se succèdent dans des disquisitions, des manies, des fabulations et des hypothèses. Anciennes élèves et amantes, collègues, critiques littéraires, vieux amis devenus antagonistes, rivaux littéraires et bien d’autres, contribuent à la complexité de la mémoire de Rafael Alconétar. Si un puzzle est la somme des pièces qui, ensemble, forment une image, ici, il s’agit plutôt d’un collage. Chacune des voix des personnages contribue à mieux connaître celui qui a disparu, mais pas à l’expliquer, car la superposition de ces points de vue ne forme pas une image plate, définie, stable, mais donne plutôt forme à une silhouette qui se laisse entrevoir dans la diversité. C’est là que réside le grand mérite de Mario Martín Gijón, dont j’avais déjà lu des histoires bien conçues, même si certaines d’entre elles souffraient peut-être de voix narratives peu convaincantes. Dans La pasión de Rafael Alconétar, Gijón s’est appuyé sur son expérience d’auteur d’essais, de fictions et de poèmes, ainsi que sur son expérience de lecteur attentif à son époque. Il s’inspire également de son passé d’universitaire, car il a en effet travaillé dans de nombreux pays. Ceux qui lisent le roman ne peuvent que reconnaître la crédibilité avec laquelle il invente des voix, les insère les unes après les autres, générant ainsi un jeu inépuisable et presque toujours convaincant de perspectives.
Du fait de son sujet et de la manière dont l’auteur l’aborde, La pasión de Rafael Alconétar appartient à plusieurs registres qui interpellent le lecteur que je suis. Il y a quelque chose d’un bildungsroman, d’un roman de campus, d’une chanson générationnelle, d’un portrait du champ littéraire espagnol, d’un vaudeville amoureux, et même d’une enquête policière. Profitant pleinement de la capacité du genre romanesque à réunir les styles et les thèmes, Martín Gijón propose un roman de haute volée, dans lequel on passe sans transition de l’intimité des personnages au portrait ironique d’une société, en passant par les spéculations autour de la disparition de l’auteur, et les manifestations de la frustration et du désir sexuel. La vie de Rafael Alconétar, reconstituée par ceux qui l’ont connu, semble être l’occasion idéale pour déployer un mémorial de ceux qui étaient autrefois réunis autour de l’auteur, professeur et directeur de l’atelier de création littéraire où plusieurs des personnages ont (dés)appris à écrire. Ils ont survécu à leur professeur, et peu à peu, les personnages découvrent aussi qu’ils survivent à leur jeunesse perdue. Consacrés à des activités qui n’ont rien à voir avec la littérature, affligés par l’âge adulte, ils découvrent peu à peu qu’avec Alconétar une partie d’eux-mêmes est également morte. Avec une énorme sensibilité qui n’oublie pas l’ironie, si précieuse pour ne pas tomber dans la truculence ou la sensiblerie, Mario Martín Gijón complique cette forme de deuil, la transformant en passion de soi et de ce que l’on ne peut plus être de nouveau. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est peut-être là le point faible du roman ; en d’autres termes, il me semble que l’accent mis sur la figure de Rafael Alconétar tombe souvent dans une caractérisation répétitive. Considérant qu’il s’agit d’un roman assez long, la lecture s’essouffle à certains moments, en raison d’un manque d’emphase sur l’intrigue et d’une sensation de tourner en rond qui aurait pu être évitée.
En tout cas, le roman de Mario Martín Gijón est ambitieux comme peu d’autres dans la littérature espagnole actuelle. La pasión de Rafael Alconétar est un roman de belles-lettres, où résonnent la littérature médiévale, la Renaissance, ainsi que le grand roman moderne. La langue avec laquelle le roman est écrit manifeste une sensibilité particulière à inventer les voix des hommes, des femmes, des adultes, des jeunes, des littéraires et des non littéraires ; en somme, les personnalités du roman acquièrent une grande vraisemblance sous la plume de l’auteur. Mario Martín Gijón fait preuve d’une richesse lexicale, d’une capacité et d’une volonté de construire un vocabulaire intrinsèque à chaque personnage. D’autre part, il existe un dernier aspect qui a presque autant de valeur : le vécu. Parce que pour faire vivre Rafael Alconétar, comédien et martyr, l’espagnol Mario Martín Gijón a dû être un professeur d’université, un écrivain en herbe, un auteur mûr, un ami, un complice et peut-être aussi un traître. Toute cette multiplicité d’identité, par miracle et alchimie littéraires, acquiert un sens grâce au roman et à l’art de Gijón, un sens qui, autrement, aurait succombé au bruit intraduisible de l’expérience.
Il y a quelques semaines, j’ai publié une critique du roman Austral (2022) de Carlos Fonseca. Je me rends compte que j’avais aussi parlé de la littérature de Roberto Bolaño et de son ascendant sur d’autres auteurs. Cela m’amène à réfléchir sur l’adoption de la proposition de l’auteur de 2666, une proposition qui semble avoir trouvé un écho des deux côtés de l’Atlantique. Outre les épigones qui obéissent au besoin de s’inscrire sans critique dans la tendance, il existe des auteurs qui ont métabolisé la lecture du Chilien, la rendant plus complexe, lui donnant un nouveau souffle. Des auteurs qui sont en même temps des lecteurs, des auteurs qui interrogent la littérature sous différents angles comme des entomologistes attentifs à la variété sans avoir besoin de la disséquer, mais avec la vocation de sauver ce qui est vivant et dynamique en elle. Le cas de Mario Martín Gijón, un auteur que je suivrai, est emblématique en ce sens.