Comment dépasser le monde ?

Dans la lignée de Horacio Castellanos Moya et Roberto Bolaño, Carlos Fonseca est l'un des grands écrivains qui parviennent à rendre compte de l'expérience mondiale dans une perspective latino-américaine. Félix Terrones a lu son dernier roman paru chez Anagrama, Austral.

Carlos Fonseca, Austral, Madrid, Anagrama, «Narrativas Hispánicas», 2022, 240 pages, ISBN 9788433999474, URL https://www.anagrama-ed.es/libro/narrativas-hispanicas/museo-animal/9788433998408/NH_590

Au début des années 2000, on s’est beaucoup demandé s’il valait encore la peine de parler de la littérature latino-américaine, ou bien si elle était devenue une catégorie aliénante, voire un fourre-tout à l’instar des termes « d’économie émergente » ou « de jeune démocratie ». Si l’on considère que c’est à cette même époque que l’on revendiquait l’assouplissement des frontières et la libre circulation dans le monde, soudain réduit à la taille d’une bille, on comprendra mieux la volonté de faire de l’Amérique latine un anachronisme. Des écrivains comme le Mexicain Jorge Volpi ont tenté d’écrire des fictions qu’ils appelaient « sans signes d’identité », c’est-à-dire des textes qui ne manifestaient pas leurs origines, mais qui, par leurs sujets, s’inséraient dans un cadre global. Ainsi, Guillermo Cabrera Infante, déclare au sujet du roman À la recherche de Klingsor (1999) – qui traite de l’Allemagne nazie – que l’écrivain Jorge Volpi parvient à faire en sorte que « ses personnages aient d’autres langues maternelles, d’autres nationalités ». Si les frontières n’existaient plus, alors pourquoi se cantonner à des sphères qui se révèlent étroites et tendancieuses ? L’auteur hyperconnecté pourrait écrire sur n’importe quelle réalité et moment historique pour des lecteurs sans territoire, plus virtuels que concrets.

Comment se fait-il que, vingt ans plus tard, tous les efforts de Volpi et de tant d’autres, soient plus dépassés que la littérature latino-américaine qu’ils cherchaient à enterrer ? Je ne prétends pas répondre à cette question, mais une grande partie du raisonnement devrait tenir compte d’autres lignes littéraires, d’auteurs qui ont commencé le nouveau millénaire, ou qui sont apparus entre-temps, avec la volonté de recréer la tradition latino-américaine, comme l’a fait l’Argentin Juan José Saer, un véritable maître qui a plongé dans la jungle épaisse du réel. Dans la lignée d’écrivains comme le Chilien Roberto Bolaño et l’Argentin Ricardo Piglia, deux grandes forces de la littérature latino-américaine actuelle, le Costaricien Carlos Fonseca (1987) apporte un projet personnel qui offre à la fois une continuation et une rupture avec la tradition littéraire latino-américaine. Dans ce projet, chaque nouveau roman interroge l’histoire du monde, au travers de personnages voyageant dans des textes et sur des territoires, résolvant les énigmes qui leur permettent de mieux comprendre les gens autrefois fréquentés. 

Après l’ambitieux Musée animal (2017), un roman dont le souffle rappelle les grands textes de l’essor du roman latino-américain, sans en être un épigone, Austral (2022) raconte l’histoire de Julio, un professeur d’université, abandonné par sa femme, qui voit soudain son quotidien bouleversé. Nommé exécuteur testamentaire littéraire par son amie l’autrice Aliza Abravanel, Julio voyage alors à Humahuaca, dans les Andes, où il lira le manuscrit laissé par cette amie disparue. Aphasique, confrontée au silence, Aliza Abravanel emmènera Julio, à titre posthume, dans un autre voyage, celui de son texte, une enquête sur l’histoire d’une famille juive dans le contexte explosif du XXe siècle. Dans l’ombre du mythique roman de Malcolm Lowry, Sous le volcan, dont je me souviens comme d’une confrontation incandescente entre un homme et son destin, le roman de Fonseca évolue sans relâche, en spirales concentriques, mêlant le passé et le présent. C’est l’une des réussites de Fonseca, sa capacité de multiplier les destins de ses personnages, mais sans jamais perdre le fil. Au contraire, chaque personnage qui s’ajoute à la lecture, contribue à élargir le sentiment d’absurdité face à une histoire occidentale faite de pillages et d’abus.  

On retrouve les thèmes et les explorations de certains auteurs comme Thomas Bernhard (les liens délétères) et W.G. Sebald (les archives), et Fonseca les a magistralement bien utilisés. On distingue également l’intérêt de l’auteur pour les exodes. Ainsi l’histoire coloniale, puis les grandes expéditions scientifiques, et enfin les explorations anthropologiques sont intégrées à la fiction, ce qui donne une épaisseur au parcours du protagoniste. Des rencontres avortées, des malentendus permanents, le roman de Fonseca nous permet de découvrir les écarts de cultures et de langues entre les personnages, écarts qui marquent leurs rencontres au fer rouge, comme s’il était impossible d’interagir autrement que par cette autre forme de silence.

Les grandes expéditions scientifiques des XVIIIe et XIXe siècles nous ont légué des récits qui montrent le besoin des grandes puissances occidentales de donner un nom à chaque chose, de raconter leurs expériences, aussi lointaines soient-elles. Je pense à des voyageurs tels que Charles Marie de la Condamine (1701-1774), Alexander Von Humboldt (1769-1859) et Antonio Raimondi (1826-1890). De son côté, la littérature latino-américaine du XXIe siècle semble renouer avec l’exercice, mais à partir de la fiction. Des écrivains tels que Horacio Castellanos Moya, Roberto Bolaño et Carlos Fonseca rendent compte de l’expérience mondiale, mais dans une perspective latino-américaine. 

L’histoire de l’Europe et des Etats-Unis est recréée à partir de la fiction comme s’il n’y avait pas d’autre moyen de la comprendre, et plus encore comme si c’était précisément la fiction latino-américaine qui, en la réinventant, finissait par la subvertir, modifier les hiérarchies, mobiliser des territoires qui se révèlent soudain aussi arbitraires qu’étroits. L’histoire n’est pas une succession d’événements plus ou moins glorieux, mais un catalogue de faits douloureux et absurdes qu’un auteur comme Fonseca interroge, voire métaphorise à travers sa manière d’écrire. Ainsi, les archives de l’humanité, méticuleusement constituées par les expéditions initiées par les puissances mondiales, acquièrent une nouvelle valeur, moins scientifique que métaphorique, une valeur qui remet en question ce savoir archivistique tout en le rendant plus complexe. Car des romans comme ceux de Carlos Fonseca visent à repenser l’histoire de l’humanité, tout en restant fidèle à ce qu’elle est, ou aux terribles choses qu’elle semble avoir été.

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