Cet entretien est la transcription d’un échange entre George Pagoulatos et François Heisbourg qui s’est tenu le 9 mai 2022 dans le cadre de la Nuit des Idées et de la présidence française du Conseil de l’Union européenne. En partenariat avec l’Institut Français, le Grand Continent publie une série de textes et d’entretiens : ces « Grands Dialogues » forment un dispositif réunissant des personnalités intellectuelles de premier plan venues du monde des arts, des lettres, des sciences, du journalisme et de l’engagement et représentant l’ensemble des États membres de l’Union européenne.
Pour commencer, je voudrais que vous interprétiez et analysiez deux événements. D’abord, la conférence sur l’avenir de l’Europe qui s’est terminée avec une belle cérémonie à Strasbourg, en présence du Président Français et d’Ursula Von Leyen et Roberta Metsola. Et le défilé sur la Place Rouge. Ces derniers jours, la rumeur a été agitée que Poutine allait évoquer des menaces nucléaires dans un discours incendiaire mais ce n’a pas été le cas. Il reste ferme sur ce qu’il a toujours dit en évoquant son « opération spéciale ».
George Pagoulatos
Il semble clair aujourd’hui que Poutine se trouve dans une impasse puisque ses visions et ambitions n’ont pas pu se réaliser. Mettre la barre encore plus haut aurait élargi l’écart de cet échec. Proférer des menaces qui n’auraient pu être appliquées l’aurait exposé davantage et nous aurions aussi connu le risque de se retrouver dans un schéma d’escalade incontrôlable. J’aimerais retenir de cette journée, et de cette parade, l’isolement de la Russie illustré par le fait qu’il n’y avait aucune autre personnalité étrangère à cette manifestation qui honore la fin de la Seconde Guerre mondiale et la contribution historique de l’URSS. Aussi, aucun journaliste n’avait pu prévoir ce que Vladimir Poutine allait dire. C’est encore un signe d’isolement car personne ne peut anticiper les décisions de Poutine et de son système hermétique au reste du monde. Je retiens aussi cette semaine le militarisme de certaines images d’enfants qui faisaient une parade avec des fausses-armes et qui, d’une certaine manière, rappelaient la jeunesse nazi, nous revoyant au moment les plus obscurs du XXème siècle et des années 1930.
Avec ses choix, Vladimir Poutine s’isole du monde non seulement d’un point de vue économique, au niveau des échanges commerciaux, mais s’éloigne d’éléments acquis qui ont mis fin à la barbarie connue pendant la Seconde Guerre mondiale. Le président russe permet en effet le retour de ce type de militarisme que reflétait la parade de Moscou aujourd’hui.
François Heisbourg, est-ce qu’à votre avis Vladimir Poutine est isolé ? Ou est-ce qu’il garde son jeu fermé ? Est-ce que vous pouvez prévoir les prochaines étapes ?
François Heisbourg
S’agissant de la guerre elle-même, le président Poutine n’a rien dit de nouveau, il a seulement repris les thématiques des derniers mois. C’est ce qu’il n’a pas dit qui est intéressant : il n’a pas évoqué la mobilisation. Soit qu’il n’en ait pas les moyens politiques, soit qu’il n’en ait pas les moyens économiques. Toujours est-il qu’il maintient donc le dispositif militaire actuel. De l’autre côté, il n’a pas dit qu’il allait donner aux forces russes dans le Donbass, et ailleurs en Ukraine, des missions moins importantes que celles qu’elles réalisent aujourd’hui. George Pagoulatos a utilisé l’expression « d’impasse » mais c’est encore pire qu’une impasse, c’est une défaite annoncée car les moyens militaires dont Vladimir Poutine dispose le condamnent à perdre. Les troupes russes ne peuvent pas être renouvelées et donc la Russie manque étrangement de soldats, en partie parce que le pays a décidé que c’était une opération militaire spéciale. Qu’est-ce que cela veut dire en pratique ? Cela signifie qu’il n’y a pas de mobilisation générale, qu’il n’y pas d’envois automatiques des conscrits vers le champ de batailles.
Quant aux prévisions, il semble assez logique que les Ukrainiens pourront repousser, dans le courant de l’été, les troupes russes qui se trouvent à l’intérieur des frontières internationales de l’Ukraine. Cela étant conditionné au fait qu’il n’y ait pas d’ici là un accord de paix ou au moins un armistice. L’artillerie lourde occidentale commence à arriver, une partie des canons américains sont déjà là, les canons français ne vont pas tarder, les Britanniques ont commencé leur livraison… Il faut aussi prendre en compte que les Russes ne peuvent pas non plus remplacer leur matériel facilement. Aujourd’hui, l’industrie de défense du pays n’a plus qu’une seule chaîne de production de tanks en activité. Les Ukrainiens, eux, reçoivent des tanks T-72 de Pologne et d’autres pays de l’ex-Pacte de Varsovie. La Russie ne peut pas en faire autant. On se trouve dans un monde complètement renversé. L’Ukraine ne manque pas d’hommes car tous ceux en âge d’être mobilisés le sont. Grâce à cela, Kiev déploie aujourd’hui plus de soldats que ne peut le faire la Russie. La question des conditions dans lesquelles la Russie va accepter ou non de cesser les combats, et sur quelle base se fera la négociation, va très vite se poser. Il y a trois jours, le président Zelensky a déjà posé un premier jalon en disant que le préalable à toute négociation était la reconnaissance des positions occupées juste avant le 24 février. En quelque sorte, le président Zelensky n’a pas dit qu’il allait forcément vouloir reconquérir militairement les prétendues républiques populaires de Lougansk et de Donetsk. Voilà donc où nous en sommes pour l’instant dans cette étrange guerre. Étrange car aucun expert que je connaisse, y compris moi-même, n’avait pensé qu’au bout de trois ou quatre mois, pouvait se poser la question des conditions dans lesquelles les Russes devraient quitter le territoire ukrainien.
À la suite des sanctions européennes et américaines, le Kremlin cherche à imposer les siennes. Le pouvoir russe se retrouve-t-il piégé par les sanctions ?
George Pagoulatos
Il est clair que Poutine a sous-estimé la réaction de l’Occident et la volonté de l’Europe. Les dégâts des sanctions à l’heure actuelle sont aussi importants pour nous mais bien moins que ceux que subissent l’économie russe. Il va y avoir de lourdes conséquences à Moscou, qui connaîtra probablement une récession à deux chiffres et un choc colossal engendré par la réduction de son volume d’exportation et de commerce extérieur. Il faut tout de même souligner qu’il sera difficile pour l’Europe de résoudre la situation énergétique, surtout pour ce qui relève du gaz naturel, et que cela aura un coût important. Vladimir Poutine utilise le gaz naturel comme arme contre l’Europe.
Je suis assez partagé sur ce qu’à dit François Heisbourg. Après des mois d’opérations militaires, il me semble très difficile que Poutine accepte de revenir aux positions russes antérieures au 24 février. Ce serait une réelle humiliation compte tenu des pertes colossales de l’armée russe et de toutes les sanctions économiques qu’a subi le pays. J’ai le sentiment que cela rend Vladimir Poutine encore plus dangereux. Je crains l’utilisation des armes de destruction massive ou d’autres armes dans un effort russe désespéré si la résistance des Ukrainiens reste aussi forte. Il semble en effet que les Ukrainiens résistent encore très bien et que l’Occident équipe l’Ukraine comme elle le doit. Il y a donc un risque d’escalade qui pourrait être une tentative ultime de Poutine de sortir de cette impasse qui se dessine en défaite annoncée.
Est-ce que cette escalade pourrait concerner la Moldavie et la Transnistrie ?
Oui cela pourrait concerner aussi les pays voisins. La Russie pourrait arriver jusqu’à Odessa. Ce serait une réelle ambition pour Poutine de les relier aux provinces de Donetsk et Lougansk car pour l’instant il n’a pas réussi jusqu’à Odessa. Je crains qu’il n’essaye de dire à la fin de cette histoire qu’il fallait annexer les provinces orientales pour les relier à la Mer d’Azov. Je pense que tout cela pour Poutine, en prenant en compte la relation solipsiste qu’il a avec l’histoire, sera un grand échec.
Dans une intervention récente vous avez utilisé une phrase de Roosevelt : « Parlez doucement, et tenez un gros bâton, vous irez loin ». Pourquoi avez-vous utilisé cette phrase ? Pensez-vous que la rhétorique de certains leaders soit trop dure ? Est-ce qu’ils pourraient communiquer autrement ?
François Heisbourg
Au moment où j’ai employé cette phrase de Théodore Roosevelt, je faisais référence à la façon dont se comportait le président Biden au bout de trois ou quatre semaines de guerre. Il passait une large partie de son temps à expliquer ce qu’il ne ferait pas. Autrement dit, il ne « tenait pas un gros bâton » en disant qu’il n’y aurait jamais un soldat américain en Ukraine, qu’il n’y aurait jamais d’armes offensives en Ukraine. Ces choses sont peut-être raisonnables stratégiquement mais le problème est que dans un processus de contrôle de l’escalade il ne faut pas donner quelque chose pour rien. Il est important de ne pas toujours tout dévoiler. Avec les propos de Joe Biden, le président Poutine était donc averti par les Américains eux-mêmes qu’il n’y avait aucun risque qu’il puisse y avoir un débordement de ce conflit. Quelques semaines plus tard, les Américains ont vu que les Russes risquaient d’employer des armes chimiques. Et que pouvaient-ils donc faire ? Ils ont dit qu’ils n’enverraient jamais des soldats américain, qu’il n’y aura jamais de no fly zone et qu’il n’y aurait jamais de livraison d’armes offensives. Donc si Poutine utilise une arme nucléaire nous ne ferons rien ? C’est bien cela le signal ? En même temps le président Biden expliquait dans son discours de Varsovie que Poutine est un boucher, ce qui est d’ailleurs parfaitement exact, et qu’il faudrait que ce régime disparaisse. Pour reprendre la citation que j’ai utilisé, Biden parlait donc fort et utilisait un petit bâton. Mais cela a changé. Les armes dites offensives sont en cours de livraisons, d’autres sont livrées et cela continuera.
À propos des sanctions, il me semble que ces dernières ont trois effets. Le premier est celui que l’ont fait peser sur la Russie. J’ajouterais que les Russes se sont mis dans une mauvaise passe avec l’histoire du paiement en rouble car on ne cédera pas là-dessus et que s’ils ne coupent pas le gaz, Poutine aura perdu la face. Mais il peut aussi mettre à exécution sa menace : pas de rouble, pas de gaz. Ce serait une formule politiquement épatante pour l’Union européenne et pour l’Allemagne en particulier car, pour toutes les raisons que nous connaissons, il est difficile pour le pays de décider de son propre chef de cesser d’importer du gaz de Russie. Toutefois, si ce sont les Russes qui coupent le gaz comme pour la Pologne et pour la Bulgarie, et prennent donc la décision que Berlin ne se résout à prendre, alors l’Allemagne n’a plus de problème politique car il aura été résolu par Moscou. Le deuxième effet des sanctions est l’effet ricochet qui fait qu’elles pèsent contre nous. Et enfin, il y a les sanctions qui ne disent pas leur noms et qui seront les plus graves de toutes : le blocus des côtes ukrainiennes par la Russie qui empêche l’exportation de la nourriture, matière première beaucoup plus vitale que le gaz et le pétrole. Pour le moment, le problème est encore gérable et les exportations se font ailleurs comme par exemple en Roumanie via le port de Constanza. Bien entendu, nous ne sommes pas encore en période de récolte. Comment vont se nourrir l’Égypte et l’Afrique occidentale si les Russes maintiennent le blocus ? Ce sont des sanctions non pas contre les Occidentaux mais contre des gens qui se sont abstenus ou qui ont voté pour la Russie à l’Assemblée générale des Nations-Unies. Voilà une façon dont la Russie va conforter et renforcer encore son image dans le monde. En Afrique et au Moyen-Orient, on va s’apercevoir assez rapidement que c’est la Russie qui ne veut pas lever le blocus. Les Ukrainiens rendent de leur côté ce blocus de plus en plus difficile en coulant environ un navire russe par semaine. C’est un effet des sanctions auquel l’Union européenne devrait réfléchir. Nous devons prendre l’initiative avec l’Union Africaine, avec la Ligue Arabe, avec le programme alimentaire mondial pour préempter le drame absolu que sera non pas l’augmentation des prix, qu’il y a déjà dans le domaine des céréales, mais la rareté physique de ces biens.
Je voudrais dire un mot sur le danger de ce conflit et le risque d’escalade. Que va faire Vladimir Poutine, que nous avons supposément rendu malheureux en ne lui permettant pas de gagner sa guerre comme prévu ? Connaîtrons-nous une escalade horizontale ou verticale ? L’escalade horizontale serait un élargissement du conflit à la Moldavie, Transnistrie ou d’autres régions. Le président russe n’en a pas les moyens. Je ne sais pas à quoi ont correspondu les explosions qui ont eu lieu en Transnistrie. Je pense que c’était prévu dans le plan du mois de janvier et février et qu’il n’ont pas mis le plan à jour car déstabiliser un endroit qu’on ne peut pas atteindre peut répondre au principe de plaisir mais pas à celui de réalité. La même chose risque de se passer dans les Balkans et j’ai davantage de craintes pour cette région. La République serbe de Bosnie peut très bien déclarer son indépendance, faire sécession et demander l’aide du grand frère russe. La Serbie peut éventuellement donner un coup de main dans ce sens. Honnêtement cela ne permettra pas à Poutine de gagner sa guerre en Ukraine. Une gestion de cette crise serait pour nous très désagréable et désordonnée, avec certainement un spectacle d’improvisation mais nous pourrions la gérer. Nous savons très bien à la fin que ce n’est pas la Russie qui va gagner ce conflit.
Pour l’escalade verticale, le principal risque est celui du nucléaire. Les Russes ont brandi la menace nucléaire à la fin du mois de février et de façon très visible. D’abord à travers les déclarations de Poutine à l’époque sur les pays qui allaient connaître les conséquences les plus graves de leur histoire pour le citer. La France a pris tout cela très au sérieux et pour la première fois depuis la Guerre Froide nous avions trois de nos quatre sous-marin nucléaire lanceur d’engins submergés. Chacun de ceux-ci est équipé de seize fusées, elle-même équipées chacune de six charges nucléaires mégatonniques. Largement donc de quoi répondre au Sarmat et autres engins du président Russe. A la même époque, les Russes ont fait manoeuvrer un certains nombres de leurs sous-marins en Atlantique-Nord et de manière bien détectable pour que l’on sache qu’il y avait une menace. Entre temps français, britanniques et américains ont fait comprendre à Poutine qu’il n’était pas le seul à avoir des armes nucléaires et que pour faire peser la menace nucléaire il ne suffisait pas de diffuser des sujets sur la télévision d’Etat Russe pour faire peur aux enfants. Je pense notamment à ces émissions où l’on voyait le nombre de secondes nécessaires pour qu’une tête nucléaire russes détruise Berlin, Paris ou Londres. Les évaluations de la CIA, plutôt bonnes jusqu’à présent dans la guerre, indiquent n’avoir constaté aucun préparatif nucléaire russe récemment. La dissuasion est quelque chose d’entièrement mutuel et le président Poutine, je crois, s’en est rendu compte.
J’ai lu une critique du New York Times sur la rhétorique agressive de Joe Biden. Emmanuel Macron a dit à Strasbourg aujourd’hui que nous ne voulions pas humilier le président russe mais que la guerre cesse. L’heure est venue de rouvrir la voie de communication, le dialogue au niveau diplomatique et de donner une chance à la paix par la voie diplomatique car il y a eu une exacerbation des tons qui était une réponse à ce révisionnisme.
George Pagoulatos
Je suis partisan de ce que vous venez de dire pour ce qui est de la phrase de Roosevelt. L’Occident ne doit pas répondre par une escalade de sa rhétorique mais par une escalade de la détermination des mesures prises pour pouvoir mettre fin à la guerre. Nous ne sommes pas dans la phase du retour au dialogue mais dans celle du coup de frein puisque la guerre se poursuit tous les jours avec des images terribles de massacres de civiles et d’actes qui constituent des crimes de guerre conformément au droit international de l’après guerre. L’heure n’est pas à l’engagement mais toutefois je suis convaincu, qu’on doit laisser une porte ouverte et une voie de communication même en temps de guerre. Il faut toujours garder ouverte une voie de communication pour que la diplomatie puisse poursuivre et continuer son travail. Cela devrait fonctionner parallèlement et le fait de voir que la France et l’Allemagne ont essayé de garder cela est particulièrement positif. Bien sûr, on est dans la critique parfois injuste car à l’heure où les deux pays essaient de tenir les voies de communication ouverte, notamment monsieur Macron, ils font partie de l’Alliance de l’Occident qui impose des mesures très strictes.
Je crois aussi que la rhétorique doit être un peu moins offensive pour ne pas donner l’occasion à Poutine de réitérer sa narration sur la reproduction de l’histoire selon laquelle le pays est encerclé par les forces de l’OTAN et l’Ukraine qui sont prêtes à envahir. L’histoire, donc, selon laquelle la Russie doit défendre sa survie face aux visées expanssioniste de l’Occident dont l’outil est « le gouvernement nazi de l’Ukraine ». L’Europe et l’Occident ne doivent pas lui donner l’occasion de citer les Européens pour sa propre rhétorique. Je suis d’accord avec François Heisbourg que la référence de Biden faite au changement de leadership en Russie était une erreur. La Maison Blanche a démenti par la suite en disant que cela concernait le peuple russe et personne d’autres. Aujourd’hui, la stratégie mise en œuvre par l’Occident est de retourner cette situation avec détermination montrant que plus l’agressivité culmine, plus notre détermination augmentera pour ce qui est des sanctions et des mesures de pressions imposées. Il ne faut pas donner le prétexte à Poutine de se présenter comme quelqu’un qui est sur l’autodéfense et comme un peuple sous le joug de l’impérialisme d’Occident. Il pourrait utiliser des déclarations occidentales afin de justifier des actions qui pourraient se retourner directement contre l’OTAN et non pas seulement contre l’Ukraine.
La puissance de l’Europe a toujours été le soft power et sa possibilité d’utiliser intelligemment sa puissance économique et réglementaire pour pouvoir promouvoir ses intérêts et ses valeurs dans le monde. Elle ne l’a pas fait aussi efficacement qu’elle aurait dû le faire étant donné son poids dans l’économie mondiale. Elle n’a pas exploité les possibilités stratégiques de sa puissance quatre fois supérieure à la Russie mais qui est en reste sur l’efficacité en termes de défense. C’est pourquoi face à des menaces systémiques, la force de dissuasion de l’Europe s’intègre dans le cadre de l’OTAN. L’Europe doit parler la langue du hard power et doit évidemment le faire sans abandonner le soft power, sans abandonner le modèle qu’elle a construit car se serait abandonner ses valeurs et cela conduirait à être un mauvais modèle d’État militariste. L’Europe ne doit pas perdre son âme mais mûrir et faire le pas en avant de l’adaptation à une réalité qui énonce la fin de l’ère de l’après-guerre. Dans le cadre du soft power, elle doit utiliser les outils de hardpower là où cela est nécessaire. C’est ce qu’elle fait aujourd’hui et c’est le sens de cette autonomie stratégique de l’Europe. Elle doit avoir les moyens et les outils nécessaires à la protection de ses intérêts et ses valeurs en sachant que ceux-ci ne sont pas identiques à ceux de notre grand partenaire américain. En effet, les États-Unis traversent une période de crise et nous ne savons pas si le président pro-européen et pro-atlantiste Biden, qui parle la même langue que nous les Européens, sera réélu.
François Heisbourg lorsque vous avez écrit votre livre Le retour de la guerre qui a été publié avant l’invasion russe en Ukraine. Quels étaient les signes que vous déceliez ?
François Heisbourg
Tout d’abord, le fait est qu’en Europe il y a une puissance qui est la Russie. Le pays possède un agenda révisionniste, et qui depuis le discours de Poutine à Munich en 2007 veut redessiner l’ordre de sécurité hérité de la fin de la Guerre froide. Ce fut d’ailleurs chose faite au mois de décembre dernier avec les projets des traités qui ont été remis aux Américains. Ces projets n’ont pas été remis aux Européens car, selon les Russes, le sort de l’Europe doit être réglé entre Moscou et Washington. Comme le disait un des responsables russes à l’époque des projets de traités : « Nous parlons avec le patron ». C’est probablement une des raisons pour laquelle les Européens ont été unanimes pour rejeter ces projets de traités. Nous savions aussi, au moins depuis 2014 et la première guerre et partition d’Ukraine, que la Russie n’allait pas s’accommoder de l’existence d’une entité politique ukrainienne susceptible d’affirmer sa souveraineté.
Qu’est ce qui avait changé ? La capacité russe de développer ses ambitions sur le plan militaire. Personnellement, je ne pensais pas que la guerre éclaterait à l’échelle du 24 février et aussi vite que ce jour-là. Je pensais que les russes allaient prendre davantage de temps afin d’améliorer leur capacité militaire. Le président Poutine a fait une très grosse erreur de calcul en frappant aussi vite et avec des buts de guerre aussi ambitieux que ceux qu’il s’est donné le 24 février. Il y aussi le fait que l’ordre international bâti dès 1945 est en train de s’effilocher et de disparaître. Je parlais il y a quelques instants des problèmes alimentaires et du blocus. En d’autres temps, il y aurait déjà, au moment où nous parlons, une opération de convoyage des céréales ukrainiennes pour nourrir le monde. Maintenant cela ne se fait plus. Il y a un parallèle avec la pandémie durant laquelle l’Organisation mondiale de la santé n’a pas pu faire son travail car elle était sous discipline chinoise d’un côté et face à l’hostilité de l’Amérique de Trump de l’autre. Nous sommes dans un monde où le règlement des différends par la guerre est devenu beaucoup plus actuel que ce n’était le cas au cours du quart de siècle passé. Ceux-ci affectent de nouveau l’Europe, et plus seulement le pays où la guerre n’a jamais vraiment perdu son emprise, notamment au Moyen-Orient. C’est tout cela qui m’a amené à écrire ce livre. Au moment de sa parution, beaucoup m’ont reproché mon pessimisme. Lorsque la guerre a éclaté le 24 février, je n’ai plus entendu ce genre de critique.
Je voudrais vous demander, George Pagoulatos, si une adhésion éventuelle à l’OTAN de la Finlande et la Suède pourrait régler des problèmes ou en créer d’autres ?
George Pagoulatos
Cela pourrait résoudre le problème de sécurité de ces pays qui se sentent exposés face à la force révisionniste et agressive qu’est la Russie. Ce sont deux pays qui ne participent non seulement à l’Union européenne mais aussi au fonctionnement de l’OTAN. Ils ont abandonné leur neutralité qui était un résidu de la Guerre Froide. Nous ne sommes plus dans l’époque de l’après Guerre froide où l’Europe estimait que la Russie était un partenaire avec lequel nous pouvions développer des relations commerciales. Nous vivons une époque où l’interdépendance et la mondialisation peuvent se transformer en armes. Poutine a d’ailleurs utilisé toute cette interdépendance. En ce sens, nous entrons donc dans une nouvelle ère qui ne signifie pas que l’Europe doit abandonner mais les Etats-membres doivent s’adapter à un environnement de plus en plus agressif et hostile.
L’enjeu de l’adhésion est presque clos car tous les Etats-membres se sont déclarés favorables. Il y a cependant la question de la protection de l’OTAN pendant la période de transition jusqu’au moment où ils adhèront officiellement. Au précédent conseil, les deux pays avaient envoyé une lettre dans laquelle ils demandaient que la clause de la protection de défense soit plus expresse. C’est important parce qu’il y a les efforts d’Emmanuel Macron et d’autres, notamment la Grèce, de procéder à une unification en matière de défense. Nous voyons aujourd’hui que des pays qui traditionnellement étaient neutres prennent en considération le rôle très important de l’OTAN. Voilà donc l’architecture émergente de sécurité en Europe pour ce qui est de la façon dont les pays européens qui sont, ou vont devenir, membres de l’OTAN, relient l’Union européen à l’organisation atlantique comme deux piliers complémentaires dans un cadre plus élargi de sécurité Euro-atlantique.
Il est bien clair que face à des menaces systémiques comme la Russie, nous avons besoin d’une alliance Euro-atlantique et mais aussi d’autonomie et cela signifie le développement d’un pilier européen dans le cadre de l’alliance Euro-atlantique. Là où elle peut avancer avec l’OTAN, l’Europe doit le faire, et là où l’OTAN n’a pas d’intérêts stratégiques, comme au Sahel ou en Afrique du Nord, l’Europe devra être en mesure d’avoir les capacités de défendre ses intérêts et ses valeurs. C’est cette réalité qui émerge aujourd’hui. L’un des points positifs de cette conjoncture est la convergence au sein de l’Union européenne. Il y a une sensibilisation et une prise de conscience, à savoir que l’Europe a besoin de ce pilier de défense mais aussi de prendre au sérieux l’unification dans ce même domaine. Cela n’est pas contradictoire à son engagement envers l’alliance Euro-atlantique.
Dans son discours de Strasbourg, Emmanuel Macron a parlé d’une industrie de défense européenne commune, d’une nouvelle communauté européenne et d’une nouvelle confédération européenne. Est-ce que les conditions sont mûres pour que cela se produise et que cela se fasse rapidement ? On dit toujours que l’Europe avance lentement mais ces deux dernières années, avec la pandémie et la guerre, elle a montré qu’elle pouvait accélérer.
François Heisbourg
Effectivement, l’Union européenne a découvert qu’elle savait agir de façon opérationnelle. Ce n’est pas simplement un organisme capable d’énoncer des normes et gérer des programmes comme la Politique Agricole Commune, ce qui reste bien entendu très important et qu’elle fait très bien. Elle a appris, et de façon inopinée, à acquérir des compétences qu’elle n’avait pas et à les mettre au service d’une stratégie. C’est ce qui s’est passé avec la stratégie vaccinale. Ce fut une grande première et les choses ont été difficiles. Toutefois, cela a été une grande réussite lorsqu’on se compare à la situation actuelle en Chine, régime qui nous regardait de haut la première année de pandémie, ou aux Américains qui ne juraient que par l’action unilatérale et qui ont réussi une très belle politique vaccinale mais dont le bilan final de la mortalité est bien pire qu’en Europe. Lorsque la guerre a éclaté en Ukraine, l’Union européenne a aussi montré qu’elle savait aussi agir rapidement et c’était une bonne surprise.
Il y a l’idée que dans la crise actuelle de la guerre d’Ukraine, l’OTAN et l’Union Européenne ont travaillé de façon non seulement complémentaire mais à certains égards intégrés en élaborant des stratégies communes. Il y a celle des sanctions par exemple, avec le leadership de l’Union ou celle de fourniture des armes avec des décisions majoritairement individuelles mais un rôle majeur de l’OTAN et de l’Union européenne. Il y a donc un univers créé par la guerre dans lequel les querelles théologiques n’ont pas eu de place. On a pas opposé une vision d’autonomie stratégique à son contraire. Cela aussi est quelque chose que nous avons appris. Ou allons nous comme ça ? D’abord, l’Union européenne réussit mieux dans les domaines qui correspondent à ses savoir-faire que d’en d’autres. C’est de là que vient l’insistance sur l’industrie de défense. On a mis en place le fonds européen de défense et beaucoup d’initiatives ont été prises au cours des deux dernières années. Elles n’ont pas assez de moyens financiers mais la question de la volonté politique ne se pose guère. Je crois que nous sommes raisonnablement prêts même s’il risque d’y avoir des obstacles. Rationaliser l’industrie de défense veut dire fermer beaucoup d’usines dans beaucoup de pays. Mais il faut le faire.
Nous avons aussi eu beaucoup de chance avec le président américain et son équipe raisonnablement compétente. Nous avons surtout eu la chance d’avoir une Amérique qui n’a pas tenté de faire un arbitrage entre l’Ukraine et Taïwan, ce qui est stratégiquement très important. Nous aurions pu avoir, comme on peut le lire dans plusieurs articles de la littérature académique américaine, des responsables américains disant qu’ils étaient déjà assez occupés en Indo-pacifique pour s’occuper de l’Ukraine et laissant ainsi les Européens se débrouiller. Ce ne fut pas le cas et bien au contraire les Américains ont très bien compris que s’ils ne se montraient pas capables, à la face du monde et de la Chine, de gérer le défi russe en Ukraine, cela ôterait toute crédibilité au positionnement des Etats-Unis face à la Chine dans la région Indo-Pacifique. C’est une très bonne nouvelle mais ça ne durera pas éternellement. Pas simplement comme George Pagoulatos l’a évoqué avec l’inconnu du prochain président américain car effectivement si Trump revient les choses pourraient mal se passer. Je dirais plutôt que les moyens américains ne sont pas indéfiniment extensibles et qu’ils devront éventuellement faire des arbitrages. Pour cela les Européens doivent pouvoir compter davantage sur eux-même et pas seulement parce que l’OTAN ne s’intéresse pas au Sahel mais surtout parce que les Américains ne seront pas toujours là pour faire le gros du travail par rapport à la Russie.
J’aimerais un commentaire de votre part sur la Conférence sur l’avenir de l’Europe. C’était un processus participatif. Quarante-neuf propositions dont quelques-unes très intéressantes. Mais ce qu’ont réclamé les citoyens européens, c’est la révision des traités et qu’on arrête avec cette question de l’unanimité. Vous pensez que c’est possible ? Est-ce qu’on peut avancer ?
George Pagoulatos
J’ai participé à la plénière en tant que représentant national. Ce que les citoyens veulent c’est une Europe plus forte mais nous ne pouvons y arriver sans des changements qui imposent la révision des traités. Il faut donner à l’Europe plus de flexibilité et la possibilité de décider sur les questions cruciales qui sont au cœur de la souveraineté européenne comme la politique extérieure, celle de défense et de sécurité commune, la politique budgétaire, le financements des domaines où elle a décidé d’investir mais n’a pas les outils pour le faire…
La Conférence a été un exercice important de participation des citoyens, huit-cents de toute l’Europe, au processus démocratique. Certaines propositions peuvent être mises en œuvre immédiatement sans révision des traités. C’est un exercice de complémentarité du pilier des organes représentatif avec le pilier de représentation, sans aller pour autant vers une démocratie directe. Cela serait une erreur en plus d’être infaisable. La démocratie en Europe doit être représentative, seule celle-ci peut filtrer et trouver ses solutions aux problèmes complexes auxquels nous sommes confrontés. L’Europe est une démocratie multidimensionnelle qui nécessite d’importants consensus à plusieurs niveaux de pouvoir et de puissance entre plusieurs Etats-membres. A eux-seuls ces consensus ne sont pas suffisants pour pouvoir être à la hauteur des défis lorsqu’ils tendent à être dirigés vers les secteurs mentionnés plus haut. Il faut créer une nouvelle voix de participation, de consultation, de complémentarité des institutions et non pas de remplacement. La composition de ce pilier transmet un message aux citoyens : leur voix est étendue.
Je ne suis pas optimiste non pas sur le fait que la majorité spéciale nécessaire puisse décider de nouveaux traités mais davantage sur le fait qu’il n’y aura pas l’unanimité de la part des vingt-sept pour pouvoir parvenir à un nouveau traité. Et si on y arrive, ce nouveau traité ne produira pas les changements escomptés. J’ai le sentiment que nous ne sommes pas prêts à aller vers les propositions d’une Europe concentrique, exprimées par Emmanuel Macron.Si je pouvais schématiser, on aurait un cercle extérieur avec les pays candidats, le président Macron a parlé de « Communauté politique », d’autres ont employé le terme de « Confédération politique« . L’autre cercle immédiat est un cercle de gouvernance économique avec le marché unique et l’Euro. Puis un noyau encore plus étroit avec l’unification politique de l’Europe, c’est-à-dire les pays qui veulent faire le grand saut vers l’unification européenne. Ce serait le sens de ce projet. La défense doit être un noyau étroit d’unification tout comme une gouvernance économique commune.
On parle aussi du scrutin européen avec une représentation égale de 28 eurodéputés par pays. Je pense que cela serait possible car je doute sérieusement que les citoyens européens se réveillent et se couchent avec l’idée d’un scrutin européen. Il est important de comprendre que nous sommes membres d’un Etat pan-européen. L’Europe doit asseoir l’image de son efficacité afin de montrer qu’elle fait son travail pour pouvoir recouvrer la dynamique des forces anti-européennes. Poutine veut détruire l’Europe par le biais de la montée des forces extrêmes et de la désinformation. C’est un expert en la matière. Il faut une Europe plus efficace et cohérente qui veille sur ceux qui sont à la traîne. Une Europe qui a une voix et qui peut défendre les intérêts de tous.
Pour clore la discussion, j’aimerais avoir votre opinion sur l’importance des élections législatives en France. Seront-elles importantes pour que le président français puisse mettre en œuvre sa vision pour l’Europe ? En collaboration bien sûr avec le chancelier allemand.
François Heisbourg
Ma réponse va surprendre mais elles ne sont pas très importantes. Cela pour plusieurs raisons. La première est que tout tend à indiquer que les oppositions auront un nombre de sièges très limité malgré les tentatives d’union à l’extrême gauche qui pourrait donner davantage de sièges que lors des dernières élections. Il n’y a donc pas une grande incertitude sur l’issue. La deuxième raison est qu’en matière de sécurité et de défense le président français et les institutions donnent un poids à l’exécutif qui est extrêmement important. Qu’on aime cette situation ou qu’on la déplore, cette situation existe et est très forte. Ce n’est pas de l’Assemblée Nationale que viendra l’initiative ou le blocage par rapport à ces sujets-là. Sur l’Europe de façon plus générale, le fonctionnement constitutionnel donne, bien entendu, un rôle important aux législateurs. Par rapport à ces élections, je n’aurai pas les moments d’inquiétude que j’ai pu avoir au moment des élections présidentielles qui viennent de se dérouler.
Juste un mot sur les propositions du président Macron. Si l’idée de la Communauté politique est de fournir une étape à mi-parcours de l’adhésion des nouveaux membres, et notamment de l’Ukraine, c’est une très bonne chose. Je suis relativement confiant sur la possibilité pour l’Union européenne de s’accorder sur cette idée de communauté politique. Je ne suis pas du tout sûr qu’il faille modifier les traités pour ça. Tout comme George Pagoulatos, je ne suis personnellement pas un grand partisan du changement des traités pour le plaisir de changer les traités. Ce serait une situation dans laquelle nous passerions notre temps à changer les traités, ce qui est déjà difficile, et qui montrerait l’inefficacité de l’Union européenne par rapport aux problèmes qui intéressent vraiment les citoyens. La plupart des gens ne s’intéressent pas à l’Europe mais à la capacité que l’Europe peut avoir à résoudre leurs problèmes. Je ne suis pas certain que suspendre la capacité à résoudre les problèmes pendant dix ans, parce qu’on court derrière des changements de traités, soit un très bon plan. A moins que l’on puisse démontrer qu’un tel changement de traité réponde de façon directe et évidente à un intérêt partagé par l’ensemble des citoyens européens. Je ne pense pas que ce sera par ce biais là que nous aurons les avancées les plus importantes par rapport au travail qu’à fait la Conférence et au travail qui pourrait être fait sur les propositions du président Macron.