Pierre Haski
Il y a quatre-vingt-trois jours que cette guerre d’Ukraine a commencé, quatre-vingt-trois jours qu’une guerre de haute intensité a débuté en Europe et on ne l’attendait pas. Soyons honnêtes, les citoyens et la plupart des observateurs n’y croyaient pas ou en tout cas ne l’envisageaient pas de cette manière.
On voit bien que l’Europe a basculé dans une autre ère et c’est une image peut-être un peu galvaudée. Mais si on a beaucoup parlé au début de la pandémie du monde d’après, on a le sentiment aujourd’hui que, véritablement, il y a une rupture avec cette guerre qui a démarré, donc, il y a 83 jours. Une rupture dont les conséquences se font déjà sentir.
Elles se font sentir en particulier sur le positionnement stratégique de l’Europe.
On a vu pour la première fois l’Europe consacrer des fonds au financement d’armes pour un pays tiers, ce qui ne s’était jamais fait précédemment. On assiste à un réinvestissement de la part d’un certain nombre d’Européens dans leur défense : le cas de l’Allemagne étant évidemment le plus spectaculaire.
On voit bien que ce ne sont pas des changements conjoncturels, ce sont des changements structurels qui annoncent une époque que nous ne savons pas encore véritablement définir. On assiste également à un réinvestissement américain en Europe puisque 100 000 soldats américains sont déployés sur le sol européen aujourd’hui, en particulier sur le flanc est de l’Europe. C’est une augmentation assez considérable alors qu’on disait il y a encore quelques mois que les États-Unis ne s’intéressaient plus qu’à la Chine et à la zone Indo-Pacifique. On les voit aujourd’hui consacrer plus de temps et d’énergie aux affaires européennes, à l’OTAN et à la Russie qu’à leur obsession chinoise de ces dernières années.
Et enfin, on voit des pays comme la Suède ou la Finlande demander à adhérer à l’OTAN, une organisation que le président français Emmanuel Macron percevait en 2019 comme étant en « état de mort cérébrale ». Or aujourd’hui l’OTAN semble au cœur de la construction de la défense européenne à tel point qu’on peut se demander s’il y a désormais une différence entre la défense de l’Union européenne et l’OTAN.
Si la Suède et la Finlande sont acceptées au sein de l’Alliance atlantique, il ne restera plus que 4 pays des 27 de l’Union européenne non membres de l’OTAN : l’Irlande, l’Autriche, Malte et Chypre. Nous avons donc un véritable enjeu aujourd’hui, qui est de comprendre comment cette guerre change notre posture stratégique à tous, pour les Français, les Européens, les Occidentaux et aussi pour le reste du monde.
On le verra sûrement pendant le débat, les positions des pays, en dehors de l’Europe et de l’Amérique du Nord, sont sans doute parfois mal comprises. En somme, c’est un enjeu majeur d’analyser ces événements – non pas de manière abstraite comme on le faisait au début de la pandémie en imaginant des lendemains qui chantent – mais pour comprendre ce « monde d’après » dans ce qu’il a de concret pour la construction européenne, pour la posture stratégique de l’Europe et pour les nouveaux équilibres mondiaux.
Pour le faire nous passerons par le truchement du concept d’« interrègne » pour reprendre le concept mis en avant par le premier volume du Grand Continent, avec nos quatre invités qui ont des perspectives assez différentes et qui vont nous permettre d’aborder le sujet par des angles d’attaque tout à fait pertinents.
À mes côtés : Anna Colin Lebedev, spécialiste des espaces post-soviétiques et maîtresse de conférences à l’Université Paris Nanterre ; Gilles Kepel, directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l’École Normale Supérieure et directeur de collection chez Gallimard. Ensuite, nous accueillons Arancha Gonzalez Laya, doyenne de la Paris School of international Affairs, école rattachée à Sciences-Po Paris, et qui a été ministre des Affaires étrangères espagnoles. Enfin nous avons le plaisir d’avoir en notre compagnie le général Jean-Paul Paloméros, ancien chef d’état-major de l’armée de l’air française et aussi ancien commandant allié en charge de la transformation à l’OTAN entre 2012 et 2015 – vous étiez basé je crois à Norfolk, en Virginie, donc vous connaissez ces enjeux par cœur.
Je voudrais commencer par donner la parole à Arancha Gonzalez Laya, pour analyser cette perspective européenne que vous incarnez ici.
Arancha Gonzalez Laya
Tout d’abord merci beaucoup pour votre présentation. On se sent très humble ici à cause du lieu, mais aussi humble à cause du sujet que nous allons traiter parce que, si nous savons ce qui ne fonctionne pas dans notre monde, nous avons du mal à comprendre vers quel autre monde on est en train d’avancer.
D’un point de vue européen, l’Europe a traversé quatre crises majeures dans l’espace des 22 années de ce siècle. La première crise existentielle est celle de 2008 dont l’origine était aux États-Unis, dans son système financier qui n’était pas suffisamment régulé. Mais cette crise s’est ensuite étendue dans une Europe mal préparée avec une construction économique et financière incomplète, ce qui a donné lieu à beaucoup de douleurs.
Pour autant, cet événement s’est soldé par un pas en avant dans la construction européenne, avec notamment le rôle de la Banque centrale dans la gestion de crise financière. On a appris de cette crise la douleur d’agir trop tard ou d’agir à petit pas quand, ce qu’on nous demande, c’est plutôt de faire des grands sauts en avant.
Ensuite, comme si ce n’était pas suffisant, nous avons assisté immédiatement après à une crise migratoire en 2015 et encore une fois l’Europe n’était pas préparée parce que le domaine de l’asile et de la migration n’était pas bien régulé en Europe. Les négociations ont été difficiles, avec une réponse populiste très forte en Europe mais cela s’est soldée encore une fois par une avancée et des progrès dans des instruments liés à la gestion de flux migratoires vers l’Europe et dans l’intégration des migrants en Europe – chose essentielle si on regarde la démographie de notre continent.
Puis, comme si ce n’était – toujours – pas suffisant, après ces deux crises est advenue une crise existentielle pour la construction européenne elle-même : la crise du Brexit, un pays quitte l’Union européenne, en voulant par là même diviser les États membres. Mais encore une fois le processus de dislocation a échoué et les États membres ont compris qu’il faut être dur quand un membre veut partir et que, s’il veut partir, il peut partir, sans pour autant qu’on se retrouve à faciliter la tâche de ceux qui veulent partir. Il fallait rendre cet exercice difficile pour crédibiliser l’Union européenne.
Enfin, alors qu’on était encore en train de digérer cette crise du Brexit, une nouvelle crise existentielle, la pandémie de Covid-19, met à l’épreuve les systèmes économiques et sociaux de l’Union européenne. Le risque, c’était la fracture du marché intérieur de l’Union européenne, un risque qui s’est soldé à nouveau par un sursaut dans la construction européenne à travers l’émission de dettes en commun. Quand, il y a 30 ans, nous parlions de cela, on nous traitait de rêveurs. Or 30 ans après, le rêve est devenu une réalité probablement à cause de la nécessité de préserver l’Union européenne. La leçon des crises de ces 22 premières années du XXIème siècle, c’est donc qu’elles se sont soldées à chaque fois par un sursaut communautaire.
Or aujourd’hui, nous sommes confrontés à un autre défi énorme, qui touche la démocratie et qui touche l’ordre que nous avons construit dans lequel la souveraineté et le respect de l’intégrité territoriale des États est mis en question en Ukraine. C’est une situation difficile pour nous Européens et plus difficile en Europe qu’ailleurs, peut-être parce que nous avons l’expérience des deux guerres mondiales – dont l’objet était à chaque fois le non-respect des frontières des États.
L’on se croyait un peu vacciné contre les excès d’un système international construit purement sur des relations de pouvoir, et c’est pour cela que l’invasion de l’Ukraine nous touche. Pour finir, je crois que la réponse que l’Europe est en train de donner permet de construire et d’investir sur une autonomie stratégique européenne, construite pour se doter d’une capacité d’agir en Europe, même quand nos plus fermes alliés ne sont pas prêts – pensons aux années Trump aux États-Unis.
Ils nous font donc plus d’autonomie stratégique en Europe dans l’industrie, dans la technologie, dans la monnaie et aussi dans la sécurité et la défense. Mais il y a un autre pôle sur lequel l’Europe est aussi en train d’investir : le multilatéralisme. Je sais que ce n’est pas très à la mode, je dois l’avouer, mais la grande question à laquelle nous devons donner une réponse aujourd’hui est la suivante : voulons-nous d’un système international construit purement sur des relations de pouvoir ou voulons-nous un ordre international construit sur des règles, sur des normes, sur des limites au pouvoir unilatéral et sur des institutions multilatérales ? Je n’aime pas trop cette caractérisation aujourd’hui du monde entre The West and The Rest, l’Occident et les autres. Selon moi, ce n’est pas là la division aujourd’hui dans le monde qui sépare le nouveau système international construit purement sur des relations des pouvoirs face à un monde construit sur des institutions, des règles, des normes et des limitations au pouvoir. Je suis sûr qu’il y aura matière à discuter sur ces sujets.
Pierre Haski
Merci beaucoup et merci pour ce rappel de ces quatre crises qui donnent le vertige quand on quand on y pense simultanément sur ces vingt dernières années. Je reprendrais donc là où vous nous avez laissés, avec ce refus du West contre le Rest, et je passe la parole à Gilles Kepel, qui, j’imagine, pourra embrayer sur ce sujet.
Gilles Kepel
C’est vrai aussi parce que The Rest est dans The West et The West est dans The Rest, donc on n’en est pas encore sorti.
Le Moyen-Orient, pas plus que l’Europe du reste, ne figure dans le volume du Grand Continent sur la Chine, la pandémie et le climat. Mais dans le même temps tout ce qui s’inscrit dans les bouleversements aujourd’hui de la zone Moyen-Orient Méditerranée est à la fois le produit de dynamiques internes mais également de bouleversements géopolitiques qui sont en train de s’écrire.
Alors je prendrai trois petits éléments pour commencer et puis je verrai comment les événements liés à la guerre russo-ukrainienne ont un effet sur la région. Le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord sont en fait extrêmement dépendants, y compris dans la temporalité du grand bouleversement de la seconde moitié du XXe siècle.
C’est en sortant de la réunion de Yalta que Roosevelt se dirige avec son petit avion vers le navire américain, qui est amarré dans les eaux amères du canal de Suez. Il rencontre le roi saoudien le 14 février 1945, cette fameuse Saint Valentin entre l’Arabie saoudite et les États-Unis.
C’est d’une certaine manière le pacte qui va lier la région Moyen-Orient Méditerranée à l’Occident. À ce moment-là, on ne parlait pas encore de The West et The Rest mais plus simplement de West et d’East. Les États-Unis avaient besoin justement de pétrole quand l’URSS possédait les champs pétrolifères d’Azerbaïdjan, de Sibérie et autres… Donc cette première scansion de l’ordre mondial qui court de 1945 à 1989-1991 avec l’opposition entre le pacte de Varsovie et l’OTAN est liée à un événement qui est également moyen-oriental.
Cette scansion a inscrit le Moyen-Orient et la Méditerranée dans la Guerre froide et ce sera du reste un lieu de conflit entre Moscou et Washington. On aura la tentative de s’emparer et de contrôler des pays voisins et leurs grands champs pétrolifères avec l’Égypte de Nasser, la Syrie et l’Irak baasiste ou encore la guerre du Sud-Yémen.
La deuxième grande scansion commence en 1989. Mais quand on pense à 1989 et à l’effondrement du système soviétique on pense au mur de Berlin le 9 novembre, mais finalement relativement peu d’observateurs font le lien avec le fait que le mur ne serait sans doute jamais tombé s’il n’y avait pas eu, le 14 le 15 février 1989, l’évacuation par l’armée rouge de l’Afghanistan. C’était une défaite, une défaite qui peut nous faire réfléchir en voyant ce qu’il se passe aujourd’hui à Kharkiv et ailleurs. Une défaite pour les Russes causée par la résistance des moudjahidine afghans d’ores et déjà fourni à l’époque par les Américains – il n’y avait pas encore de drones mais des Stinger, des pistolets à bouchon qui faisaient tomber les avions, ce qui est un petit peu ce à quoi on assiste aujourd’hui, toutes choses égales par ailleurs. Il y a un lien assez proche de cause à effet entre le retrait d’Afghanistan et l’effondrement de l’URSS. Bien sûr, l’Union soviétique avait été ruinée par la compétition militaire dans l’espace lancée par Reagan et à cause de mille autres raisons, mais l’estocade est fournie par l’Afghanistan.
Aujourd’hui nous sommes dans la troisième phase. La deuxième phase représente ce que Hubert Védrine, l’ancien ministre des Affaires étrangères, avait appelé l’hyper-puissance américaine. Aujourd’hui, cela n’est plus le cas. On se focalise sur la guerre russo-ukrainienne comme le moment fondateur de cette phase mais celle-ci me semble-t-il n’aurait pas été possible et les conditions de la décision – sur laquelle on est encore très ignorant – de Poutine n’aurait pas été réunies s’il n’y avait pas eu un autre retrait d’Afghanistan, celui d’août 2021 effectué par les Américains.
D’une certaine manière, la lecture géopolitique que propose le Grand Continent intègre parfaitement une région comme celle-ci. Et il me semble que d’autres spécialistes régionaux pourraient y voir également des similitudes. Je crois que cela montre bien l’importance majeure acquise par les hydrocarbures – jusqu’à ce que la pandémie et le climat en changent un petit peu la nature – et comment est-ce que cette inscription du Moyen-Orient dans le système-monde fonctionne.
Je voudrais ouvrir quelques perspectives très brièvement sur la guerre russo-ukrainienne et sur les équilibres fragiles de la région, avec notamment le rapport de celle-ci à l’Europe.
On a vu les conséquences considérables d’abord de cette guerre avec le renchérissement des prix des énergies fossiles – gaz et pétrole. Vous avez parlé tout à l’heure de multipolarité, c’est vrai que c’est une multipolarité mais il y a aussi des éléments de diffraction : à la fois on souhaite la multipolarité mais on regrette l’époque où il y avait un ordre.
Aujourd’hui, par exemple, les pays exportateurs comme l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unies, traditionnellement très liés à la volonté américaine, ont dit qu’ils étaient plutôt d’accord avec les Russes pour laisser les prix du pétrole élevés. Ce qui leur permet de refaire leurs marges perdues pendant la pandémie quitte à ce qu’on investisse ensuite plus tard dans les énergies vertes. On voit là une forme de diffraction par rapport à l’ordre mondial tel qu’il avait été construit.
Un deuxième facteur extrêmement important dans la région est présent dans la plupart des pays de la région est une non-maîtrise à la fois inconsciente et volontaire de la démographie parce qu’il n’y a pas de systèmes de retraite. Prenons l’Égypte par exemple qui est le plus gros importateur de céréales de la planète. L’Égypte ne sait pas comment faire avec ses céréales qui provenaient du bassin ukrainien et de Russie, comme pour beaucoup d’autres pays de la région. Elle a en plus un problème qui est aggravé par le conflit autour des ressources en eau du Nil, puisque les Éthiopiens construisent, avec l’appui chinois un important barrage qui inquiète énormément l’Égypte et le Soudan. Dans la région, ce type de conflit est en train de s’aggraver, alors qu’on connaissait déjà des conflits irano-turc et syro-irakien majeurs pour des ressources en eau sur l’Euphrate.
Pour mémoire, les soulèvements arabes de 2010-2011 sont advenus dans une conjoncture semblable à savoir l’augmentation massive du prix des hydrocarbures – pour les pays qui n’en produisent pas – par l’augmentation des prix des produits alimentaires, notamment des grains En effet, l’année 2010 avait été marquée par le gigantesque incendie dû à la canicule en Australie dans les plaines céréalières qui avait fait monter très significativement le prix du panier de la ménagère dans des pays où celui-ci joue un rôle très important dans l’équilibre des budgets.
Tous ces éléments nourrissent la réflexion. Pour l’anecdote, je pourrais enfin vous raconter un des éléments de multipolarité très frappants que j’ai pu observer pendant la mission dans la région que le Président de la République m’a confiée. Je me suis trouvé au Maroc récemment et en discutant avec le ministre des Affaires étrangères, celui-ci m’a expliqué que, pour eux, finalement, « l’histoire et la géographie c’est fini, on choisit qui on veut comme partenaire, si la Chine est mieux disante, tant mieux » et que « l’anglais, c’est beaucoup plus efficace que le français » dans les relations internationales. Dans cette situation il y a une espèce d’éparpillement qui fait aussi partie de notre de notre présent et je ne suis pas sûr que nos institutions, notamment diplomatiques, soient capables véritablement de le penser. Mais comme il n’y a plus de corps diplomatique en France…
Pierre Haski
Merci Gilles Kepel. Cette piste de réflexion sur la multipolarité et ce que cela signifie dans ce nouveau monde sera un sujet sur lequel nous aurons l’occasion de revenir. Mais revenons vers l’Europe avec Anna Colin Lebedev. Pour ceux qui ne le font pas encore, je recommande de suivre votre compte Twitter qui apporte énormément d’éclairages sur la société russe et sur le regard qu’on peut avoir sur ce conflit à travers la société russe. Comment comprendre ce qui se joue aujourd’hui du côté russe ?
Anna Colin Lebedev
Merci beaucoup. Un grand merci aux organisateurs pour cette invitation. J’ai été surprise et un peu déboussolée quand j’ai reçu l’invitation à participer à cette table ronde parce que je suis une sociologue de terrain. Ma spécialité, c’est la sociologie politique des sociétés post-soviétiques, en particulier la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie.
Ma place est plutôt au plus bas niveau d’analyse auprès des acteurs. Or qu’est-ce qu’un sociologue, qui est sur le terrain, peut dire sur des logiques géopolitiques ? Je me suis posée la question de quel pourrait être mon apport dans cette table ronde et je dirai que mon apport sera justement d’apporter quelques éléments non pas d’explication de ce conflit armé – qui par ailleurs est très mouvant dans ses différentes phases – mais de porter un regard qui sera sensible aux logiques propres des sociétés qui sont en guerre en ce moment.
Je suis sûr que je prêche des convaincus, mais néanmoins je souhaitais le mettre en avant pour commencer.
Je proposerai aussi une grille de lecture qui est vraiment une piste de réflexion pour nourrir notre discussion. Rappelez-vous notre surprise dans les premières semaines de la guerre et même dès les premiers mois. Cet effet de surprise a été renouvelé à travers un grand nombre d’éléments : l’attaque militaire qui était peu anticipée par la plupart des experts, la capacité de mobilisation et de résistance de la société ukrainienne, le défaut d’information du pouvoir russe sur ce qu’il attendait et sur l’état de l’armée russe qui ne correspondait pas exactement à cette image que nous avions de la deuxième ou troisième armée du monde. Puis nous avons été surpris, voire choqués par le comportement des soldats russes sur le terrain lorsque nous avons découvert les violences de masse perpétrées par l’armée russe.
Sans prétention et sans volonté de nous jeter des fleurs, pour les chercheurs qui travaillent dans mon domaine, nous avons pourtant été très peu surpris par tous ces éléments d’observation – mis à part l’attaque militaire en elle-même. Il fallait inscrire en fait le regard dans un temps un petit peu plus long et suivre la société ukrainienne depuis 2014 pour comprendre à quel point celle-ci avait changé en un peu plus de 8 ans, depuis le début de la guerre dans le Donbass et l’annexion de la Crimée. Ce sont des éléments que nous observions sur le terrain aussi bien au niveau de l’attitude de la population civile que de l’état de l’armée ukrainienne.
Pour l’armée russe, nous savions également quelles étaient les logiques corruptives au sein de cette institution. Et ces logiques expliquent en grande partie un certain nombre de faiblesses observées sur le terrain. Mais nous savions aussi, par exemple, quelles étaient les recrues de l’armée russe et quel était son niveau de gestion des ressources humaines. Enfin, ceux qui connaissent et étudient les élites russes, n’ont pas été véritablement surpris par le défaut d’information d’un pouvoir politique alors qu’on pensait communément que celui-ci avait des tentacules partout, avec de très bonnes informations.
Que faut-il retenir de ce paradoxe ?
Je dirai qu’il faut revenir aussi sur nos logiques de déterminisme géographique et historique. Nous avions envisagé la Russie telle que nous l’imaginions de manière un peu immuable pendant ces dix dernières années et nous avions imaginé l’Ukraine de la même manière. Je dirai que Poutine a fait la même erreur. Pour Poutine, l’Ukraine de 2022 ne devait pas être très différente de l’Ukraine de 2014 ou de l’Ukraine de 2002. Or en réalité, les sociétés évoluent. Et je pense qu’il faut être très vigilant et très sensible à ces éléments-là. Ce sont des petites remarques pour souligner le travail des chercheurs spécialisés sur les sociétés post-soviétiques.
Au-delà de ce qu’il se joue aujourd’hui et de ce qu’il s’est joué hier et de ce qu’il va se jouer demain entre la Russie et ce que les Russes appellent leur proche voisinage, notamment tous les États qui étaient auparavant des républiques de l’Union soviétique, je voudrai proposer une nouvelle grille de lecture.
Je me permets de reconsidérer en fait ce présupposé, que j’observe encore chez beaucoup d’analystes des relations de la Russie avec ce proche voisinage, qu’il s’agirait de « pays frères » ou de « sociétés proches ». C’est quelque chose que l’on retrouve de manière un peu brutale dans la lecture poutinienne de l’histoire. Je pense que ceux qui se sont intéressés à cette zone géographique se rappellent l’article de Vladimir Poutine l’été dernier où il déclarait que la Russie et l’Ukraine faisaient partie d’un même peuple.
La lecture poutinienne contredit notre vision de la souveraineté d’un État, mais j’entends très souvent dire qu’il existerait néanmoins une proximité culturelle et linguistique entre ces deux pays. On serait sur une même zone et sur un même bloc, naturellement, qui aurait donc tout aussi naturellement vocation à évoluer ensemble. Ce serait conflictuel en ce moment, mais il y aurait quelque chose qui relèverait d’un même ensemble. Cette lecture s’appuie également sur l’idée qu’il y a une histoire commune et que cette histoire commune serait déterminante.
Or en fait je pense que nous faisons un peu erreur sur le type d’histoire commune dont il s’agit.
Ce que je souhaiterais proposer comme discussion, c’est d’envisager en fait la relation entre la Russie et l’Ukraine – au-delà, entre la Russie et son voisinage – sous un angle « post-colonial ». Les chercheurs spécialistes des questions de colonisation et de décolonisation rejettent souvent cette idée pour des raisons de continuité territoriale – si on considère que la colonie doit être quelque chose de territorialement différent de la métropole – et pour des raisons aussi de statut puisque les citoyens de l’ex-URSS avaient les mêmes droits. Or de plus en plus, et notamment dans les travaux des historiens russes, mais aussi dans les travaux d’historiens et de politistes issus des anciens pays d’ex-URSS, la lecture coloniale est vue comme une lecture qui doit s’imposer notamment pour des raisons de dominations sociales et culturelles.
On met en avant par exemple l’infériorisation du temps à l’époque soviétique des cultures locales et des langues locales. Cette infériorisation est ambiguë puisqu’on a d’un côté une autorisation de la langue et de la culture ukrainienne, mais elles sont perçues comme étant inférieures à la langue russe et à la culture russe.
Il y a également une certaine infériorité des carrières et un certain nombre de préjugés aussi sur les citoyens non russes, mais il n’est pas besoin de cocher toutes les cases de la situation coloniale parfaite à l’époque soviétique pour dire qu’on se retrouve aujourd’hui dans une logique de guerre post-coloniale ou d’une guerre de décolonisation d’une certaine manière ou de post-décolonisation.
La relation post-coloniale est celle où les logiques coloniales influencent les fonctionnements politiques et sociaux chez le colonisateur et chez l’ancien colonisateur. On observe très bien cela dans ce qu’il se passe aujourd’hui entre la Russie et l’Ukraine.
D’un côté, on a un pouvoir russe qui véhicule une essentialisation de la relation entre les deux pays : l’Ukraine est vue comme étant russe par nature par Poutine, mais même dans la société russe, cette vision d’une Ukraine proche de la Russie est partagée par beaucoup d’acteurs comme les intellectuels, les entrepreneurs et jusque chez les personnes qui sont opposantes à la guerre et opposantes au pouvoir de Vladimir Poutine.
Tout cela montre à quel point en fait on a une logique profondément imprégnée et on a une insistance sur la culture russe comme culture légitime qui naturellement doit rester présente sur les territoires de son voisinage. Les Russes par exemple vont être extrêmement sensibles à toute action contre des monuments représentants des écrivains russes qui seraient déboulonnés par les Ukrainiens. Il y a même une essentialisation de l’usage de la langue, c’est-à-dire que le russe a été partiellement imposé sur un certain nombre de territoires et il est vu comme une composante essentielle de l’identité de l’identité ukrainienne. C’est pourquoi il y a également un racisme qui s’exprime dans la société russe à l’égard des groupes non russes à l’intérieur du pays comme à l’extérieur, dont notamment le racisme russe à l’égard des Ukrainiens. La vision du pouvoir russe est symbolisée par cette relation entre le centre et la périphérie. Dans ce monde que cherche à construire Vladimir Poutine, ce monde russe n’est pas polycentrique, il est unicentrique – et le centre est à Moscou. Le reste doit être inférieur et l’Ukraine en fait partie également. Cette situation coloniale se matérialise à travers la marque linguistique et la marque culturelle.
D’autre part, il y a aussi une vraie ambiguïté dans la société ukrainienne sur quel statut donner en fait à la langue russe et à la culture russe. Mais au-delà de ces questions mémorielles, il y a cette citation célèbre d’Edward Saïd, même s’il ne parlait bien évidemment pas de la Russie : « l’Orient a été rendu oriental ».
Et je dirai que l’Ukraine a été aussi transformée par les politiques russes et par les politiques soviétiques, en périphérie de la Russie. Ainsi, pour toutes ces raisons, il est important pour nous de penser la suite du conflit avec cette logique On ne pense pas une sortie de guerre de décolonisation de la même manière qu’on pense une sortie de guerre de conquête d’un territoire. Vous imaginez bien qu’un accord de cessez-le-feu autour d’un territoire qui serait le sud du pays n’a aucun sens ni pour la Russie ni pour l’Ukraine, si l’on considère que l’objectif de la Russie est de garder une influence et de garder l’Ukraine dans son giron. Tout comme pour l’Ukraine, cela n’a aucun sens de rester sous domination russe.
Avec cette grille de lecture, lorsqu’on pensera au rapport de la Russie avec son voisinage – regardons par exemple la Moldavie – on pourra voir émerger les menaces dans la reconstruction des équilibres de l’après-guerre et je crois que cette dimension jouera.
Pierre Haski
Merci pour cette grille de lecture postcoloniale, qui est effectivement peu présente dans le débat public et qui nous permet de penser l’après d’une autre manière. Alors nous sommes en guerre et nous avons un général sur ce plateau. Mon Général, à vous la parole pour porter votre regard sur à la fois ce conflit, mais aussi sur toutes les questions qui sont posées autour de la défense européenne et de la sécurité du continent.
Général Jean-Paul Paloméros
Merci beaucoup. Je suis aussi infiniment honoré d’être présent parmi vous ici dans cette enceinte, qui porte et qui prête à la réflexion. Et puis cette table ronde, en tout cas ce panel, permet effectivement cet échange, cette diversité qui à mon avis est la clé de toute bonne construction de l’avenir. J’en profite aussi pour saluer l’ancien ministre de la Défense, Alain Richard, qui est avec nous et sous les ordres duquel j’ai eu l’honneur de travailler pour construire justement l’avenir de nos armées.
Pour aborder cette question et la placer au centre de notre débat, j’essaierai de réfléchir finalement sur ce qui a fait et ce qui pourrait faire demain ce qu’on appelle l’architecture de sécurité en Europe, avec une Europe qui s’entend au sens sans doute du général de Gaulle, de l’Atlantique à l’Oural. Je ne veux pas prendre une position radicale et je vais simplement essayer de vous donner mon analyse des ingrédients de cette architecture de sécurité. Elle a été fondée au fil du temps avec quand même des grandes constantes. D’abord elle a été fondée sur des accords et des traités. Il a été difficile de rentrer en discussion avec l’Union soviétique, mais nous avons réussi à le faire et, progressivement, on a vu des accords sur la limitation des armes nucléaires et des accords très importants entre les grands secteurs. Puis il y a eu aussi des accords pour limiter les armements de portée intermédiaire de 500 à 5500 km et des traités également pour réduire ou maîtriser en quelque sorte le volume des forces conventionnelles en Europe – avec des accords dits Ciel ouvert.
Progressivement s’est construite en effet une architecture de traités assez cohérents les uns avec les autres et visant tous au même but, c’est-à-dire à réduire le niveau de tensions. Ce processus a amélioré la confiance mutuelle en Europe, deuxième élément finalement de l’architecture de sécurité en Europe. En effet, il ne suffit pas d’écrire des traités, encore faut-il les assumer dans le long terme car les traités signés par les uns ne sont pas forcément endossés par les autres. Pensons à ce qu’il est advenu du fameux mémorandum de Budapest de 1994, qui après que l’Union soviétique s’est effondrée, avait permis sous l’égide d’ailleurs des États-Unis, de la Russie et de la Grande-Bretagne d’éviter la prolifération des armes nucléaires, qui se trouvaient essentiellement en Ukraine à l’époque, en les ramenant en Russie en contrepartie d’un pacte de non-agression de la Russie vis-à-vis de l’Ukraine. Ce mémorandum n’a pas survécu à cette poussée russe – que je ne qualifierai pas, car d’autres l’ont fait avant moi. La confiance est donc rompue et c’est sans doute le cœur du sujet aujourd’hui. Alors on dit que certains acteurs comme l’Union européenne, l’OTAN et les Américains n’ont pas fait tout ce qu’il fallait dans les années 1990 et 2000 pour bâtir cette confiance.
Je ne sais pas si ces affirmations sont justifiées et je laisse ce débat aux historiens. Mais pour avoir une relation de confiance, il faut être deux. Et au moment où l’URSS s’est effondrée, période dont on se souvient tous – en tout cas les plus anciens – ce n’était pas simple et c’est peut-être pourquoi on a sans doute raté une petite opportunité.
Mais cela ne doit pas à mon sens expliquer l’inexplicable, c’est-à-dire ce qui se passe aujourd’hui. Il faut essayer d’avoir une certaine honnêteté intellectuelle par rapport aux événements et admettre que nous avons fait des erreurs dans l’histoire – mais qui n’en a pas fait ? – sans pour autant assumer une responsabilité qui n’est pas celle des Occidentaux dans le déclenchement de cette guerre.
Cette architecture de sécurité en Europe a reposé sur l’équilibre des forces conventionnelles, mais surtout des forces nucléaires – avec l’équilibre de la terreur. Aujourd’hui, l’un des derniers traités de limitation des armes stratégiques entre la Russie et les États-Unis a été prolongé de 5 ans début 2021. C’est d’ailleurs le seul traité qui reste vraiment en place. Il faut encore compter – je crois – sur 5500 ogives de chaque côté et 800 bombardiers lourds. Il y a de quoi faire pour mener une guerre nucléaire, mais je crois que l’intérêt de tous est à la fois de préserver ce type d’accord, de se comprendre, de se parler et puis de commencer à bâtir ensemble un avenir différent.
Un autre élément est intervenu sans doute un peu plus tard. C’est le fait qu’il y a eu cette globalisation des échanges, qu’on appelle souvent mondialisation. Elle construisait elle-même la sécurité car on se disait que puisqu’on est dépendant les uns des autres, finalement on est sur le même bateau et on va avancer ensemble et tâcher d’éviter les voies d’eau, etc. Mais aujourd’hui on se rend compte qu’elle présentait aussi des risques. Ces risques ont certainement été sous-estimés. Il est facile de le dire aujourd’hui. Gardons-nous aussi de jeter un regard trop acerbe sur l’histoire.
La deuxième partie de cette architecture de sécurité, une fois qu’on a essayé de décrire quels en étaient les ingrédients et les piliers, ce sont les acteurs.
On associe souvent l’URSS et la Russie, alors qu’on sait à quel point le démantèlement de l’Union soviétique a laissé des traces profondes. Les États-Unis, je les ai côtoyés de près si je puis dire. Une période d’incertitude nuit à la confiance et je ne rappellerai même pas l’arrivée de Donald Trump au pouvoir en 2016. La participation de Trump au premier sommet de l’OTAN était intéressante, mais les annonces précédentes du pivot vers l’Asie d’Obama, avaient déjà envoyé les premiers signaux sur les intentions américaines par rapport à l’Europe. Annonces qui ne se sont jamais tout à fait concrétisées, tout en laissant planer un doute sur la garantie américaine. Tout en sachant qu’aujourd’hui, le rôle des États-Unis est central, on le voit d’ailleurs parfaitement dans la crise ukrainienne. Je ne dis pas que ce que font les Européens vis-à-vis de l’Ukraine est inutile, bien au contraire les Européens font de leur mieux avec les limites que cela comporte. Je pense en particulier aux livraisons d’armement, mais aussi aux sanctions qui peuvent être liées à la défense. On se rend compte de plus en plus que les États-Unis, même dans cette phase d’hésitation stratégique, conservent une prépondérance, à mon sens. « L’affrontement du siècle » entre la Chine et les États-Unis est assez profond pour qu’on garde ceci à l’esprit pour la construction de cette future architecture de sécurité en Europe. Effectivement, on est un peu, comme on le disait, dans l’interrègne dans ce domaine.
Alors on associe souvent États-Unis et OTAN. C’est compréhensible parce que les États-Unis constituent une bonne partie de de la puissance militaire de l’Alliance atlantique. C’est un acteur important évidemment dans l’architecture de sécurité européenne, mais il faut se souvenir dans quelles conditions elle a été créée en 1949.
Elle a été créée par des hommes, essentiellement des hommes visionnaires qui avaient tiré les leçons de deux guerres mondiales. Ils se sont dits : comment peut-on faire pour stabiliser justement cette sécurité sur le long terme en Europe, mais aussi dans l’espace euro-atlantique. Ils ont créé ce traité qui visait évidemment à l’époque à retenir le souffle chaud de Staline, mais aussi à éviter la résurgence des nationalismes en Europe. Enfin, elle devait surtout au bout du compte permettre à l’Europe naissante de prospérer dans la sécurité. C’est un duo gagnant. Les États-Unis restent une pièce maîtresse de l’Alliance atlantique, mais comme on le disait tout à l’heure, en supposant que la Suède et la Finlande rejoignent l’alliance – je l’espère puisqu’on a beaucoup travaillé avec ces pays par le passé quand j’étais en particulier au commandement Transformation – on aura désormais une grande cohérence stratégique à la protection et à la défense du Nord de l’Europe.
Il est assez intéressant d’ailleurs de constater que Vladimir Poutine a révisé un peu son jugement en précisant finalement qu’il n’était pas si important que ces deux pays rejoignent l’OTAN tant qu’il n’y avait pas d’infrastructure militaire sur leur sol et encore moins d’armes nucléaires. En revanche, il est clair que, selon moi, cette intégration à l’OTAN de ces deux pays n’est pas un frein au développement de de la politique de sécurité et de défense commune de l’Union européenne, car c’est un élément important de l’architecture de sécurité.
Je le crois profondément, mais on pourra en reparler par la suite si vous le souhaitez.
En bref, on a une Alliance atlantique où chacun de ses membres a son rôle à jouer et je peux en témoigner. On le voit aujourd’hui avec ce processus de consensus. Mais il y a aussi des limites et on le voit avec le jeu que R.T Erdoğan est en train de jouer en voulant mettre son veto à l’intégration de la Suède et de la Finlande dans l’OTAN.
J’espère qu’il n’ira pas trop loin, mais là aussi, on est dans l’architecture de sécurité en Europe : on ne peut pas omettre certains acteurs qui sont voisins de l’Europe comme la Turquie. Elle fait partie des membres de l’OTAN avec la Grèce depuis 1952. Il faudra d’une manière ou d’une autre associer la Turquie à cette future architecture de sécurité, mais encore faut-il qu’elle sache elle-même où elle veut situer. C’est un sujet qui pourrait nous mener assez loin donc je vais arrêter sur ce point particulier.
Gardons en tête que l’architecture de sécurité européenne n’est pas uniquement l’affaire des Européens, ni uniquement celle des États-Unis. L’une des questions centrales dans le rôle que les Européens peuvent jouer dans cette future architecture de sécurité, c’est la dimension nucléaire qui reste et va rester à mon avis l’un des ses piliers. C’est une alliance qui comporte évidemment trois pays, qui sont trois puissances nucléaires membres du Conseil de sécurité. Et il y a une composante nucléaire quand des bombes américaines sont portées par des avions porteurs de certains pays de l’Alliance. L’Union européenne a une autre importance sur cette question même si, pour l’instant elle, n’a pas de vision claire sur le sujet. De mémoire, il y a quand même trois pays, l’Irlande, l’Autriche et Malte qui ont signé le traité d’interdiction des armes nucléaires.
Je trouve cela très embêtant personnellement, parce que cela interdit à l’Europe un jour de revendiquer cette puissance. Le président Macron, il y a deux ans, avait ouvert un champ nouveau sur cette question, en ouvrant la porte aux pays qui le voulaient de venir discuter de de cette stratégie nucléaire européenne. Cette porte n’a été franchie par aucun pays, mais c’est sans doute une chose qui reviendra sur la table si l’on veut vraiment que les pays européens prennent leur part dans la future architecture de sécurité et de coopération en Europe. Il faudra, et là Madame la ministre Arancha Gonzalez, je vous rejoins totalement, construire cette autonomie stratégique qu’on appelle de nos vœux.
Cependant, autonomie stratégique ne veut pas dire autarcie stratégique et ne repose pas uniquement sur la défense mais sur d’autres éléments que vous avez indiqués, j’y rajouterai l’énergie mais cela paraissait évident dans ce que vous avez dit sur les futures technologies et la recherche.
Face à cet avenir, nous pouvons être optimistes, nous avons une Alliance atlantique qui est solide et qui le sera peut-être encore plus demain avec les deux pays que j’ai cités en plus. Nous avons un passé et une histoire qui nous ont montré que vous pouvez faire face au plus grand péril ensemble dans une collectivité en s’engageant et ayant le courage de s’engager ensemble, de surmonter nos différences. Nous avons une Union européenne qui s’est renforcée et qui est sur la voie non pas de la rédemption mais sur la voie de l’acquisition d’un certain niveau de puissance. Regardons donc cet avenir avec confiance, même s’il ne se bâtira pas tout seul. Il faut avant tout que les Ukrainiens ne perdent pas. Je ne dirai pas « gagnent » parce que je crois qu’il n’y aura pas de gagnant dans cette guerre. Il faut que les Ukrainiens ne perdent pas et il faut amener Vladimir Poutine autour d’une certaine table de négociation. Mais à partir de là, cela dépasse mes compétences.
Pierre Haski
Général Paloméros, je retiens le vaste sujet de l’OTAN et des relations avec les Américains de cette architecture de sécurité. Je pense que nous aurons à revenir dessus dans le débat mais je voudrais revenir à Arancha Gonzalez Laya.
Si on parle de l’après d’une manière ou d’une autre, il y a quelque chose à construire aujourd’hui avec les pays qui sont dans ce no man’s land entre la Russie et l’Union européenne avec l’Ukraine, la Géorgie et la Moldavie d’un côté, pays que j’appelle souvent orphelins et de l’autre côté des Balkans occidentaux. Il y a une proposition qui est sur la table qui a été émise d’abord par Enrico Letta dans les colonnes du Grand Continent. Cette proposition revient sur l’idée de la « Confédération européenne », idée que François Mitterrand avait émise au moment de la chute du mur de Berlin et qui a été balayée par l’histoire. Emmanuel Macron l’a reprise sous une autre forme dans son discours de Strasbourg, avec une éventuelle « communauté politique européenne », c’est-à-dire un espace plus vaste que l’Union européenne dans lequel les pays qui ne sont pas en capacité d’entrer dans l’Union européenne immédiatemen trouveront à la fois des coopérations, des garanties de sécurité et un cadre politique.
Est-ce que cette proposition, qui a été plutôt mal accueillie par une partie de l’Europe, et très mal par l’Ukraine elle-même, qui ne veut pas entendre parler d’une forme de salle vous semble – vous qui connaissez bien de l’intérieur le fonctionnement de l’Europe – une proposition viable, jouable voire utile ?
Arancha Gonzalez Laya
Vous avez raison, on est en train de recomposer l’espace européen. Je crois que le plus important dans cette recomposition c’est que ce soit les Européens qui en soient les acteurs et non pas les États-Unis, ni la Russie dès aujourd’hui et ni la Chine demain. Les Européens aujourd’hui ont un problème avec Poutine, en tant que représentant de cette Russie. Il est difficile d’imaginer cette discussion sur la Russie avec la Russie d’aujourd’hui, mais il faudra un jour le faire parce que la Russie reste quand même un pays européen.
Mais nous avons comme devoir aujourd’hui de donner une visibilité européenne à cet espace. J’ai trouvé intéressant le concept de communauté politique européenne lancé par le président Macron. Simplement, il faut apprendre des erreurs du passé et se souvenir qu’il y avait eu un autre président français, François Mitterrand, qui avait lancé cette idée de la Confédération européenne et qui s’était heurté probablement à des malentendus.
Je crois qu’il faut être clair sur la recomposition de cet espace politique européen qui n’est pas simplement l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie. C’est aussi La Suisse, la Norvège, la Turquie et le Royaume-Uni même si ces derniers sont très têtus et qu’ils continuent à regarder le passé.
Un jour ils vont devoir regarder le futur et quand ils voudront regarder le futur, ils vont devoir se poser cette question de la recomposition de l’espace politique européen. Bien sûr, il faut regarder tous les pays qui sont aujourd’hui dans la voie de l’accession à l’Union européenne. Nous avons appris – et là je parle en tant qu’espagnole – que l’adhésion à l’Union européenne nécessite un processus de changements profonds dans les structures économiques, politiques et sociales.
Tout cela ne se fait pas du jour au lendemain et nous savons aussi que cet exercice ne peut pas simplement être un processus bureaucratique comme on a tendance à le croire. Nous l’avons très bien fait avec les nouveaux arrivés dans l’Union européenne, avec les résultats que nous connaissons aujourd’hui, cela doit être à la fois un exercice de transformations profondes. Ce processus, même dans les meilleures conditions possibles, prendra du temps, alors en attendant et sachant que sans doute, il y a des pays qui ne voudront pas devenir membre de l’Union européenne, il y a besoin de donner une visibilité politique à cet espace européen.
C’est de cela qu’il s’agit avec cette communauté. Pour moi, ce n’est pas nécessaire si c’est pour faire une espèce de remplaçant où on substituerait l’accession à l’Union européenne à une adhésion à la communauté politique, car je ne crois pas qu’on puisse dire cela aujourd’hui à un pays comme l’Albanie ou comme la Macédoine du Nord – pays qui a même accepté de changer son nom pour devenir un jour membre de l’Union européenne.
En revanche, il faut donner une incarnation politique à cet espace européen parce que nous sommes aussi dans une recomposition du monde. Dans cette recomposition dont je parlais tout à l’heure, le principal problème auquel nous faisons face aujourd’hui est qu’il n’y a pas de leader. Il n’y a pas d’hégémon comme il y en a eu depuis la Seconde guerre mondiale pour organiser ce système multilatéral. On ne voit que de petits poissons qui nagent dans le système multilatéral, mais le système repose aussi sur la force de quelqu’un et la volonté de celui-ci de l’organiser.
Les États-Unis nous ont dit qu’ils n’avait pas aujourd’hui, malheureusement, l’ambition de continuer à être l’hégémon de ce système multilatéral. La Chine qui pourrait l’être n’a pas très envie pour l’instant au moins de se présenter au monde comme l’organisateur de ce système multilatéral. Et nous en Europe, peut-être que nous le voulons, mais nous avons du mal à l’assumer. La recomposition de cet espace politique européen est une manière aussi de nous renforcer comme un acteur crucial dans le système multilatéral du futur. C’est pourquoi, il faut incarner cette communauté politique. Avec la fondation Jacques Delors, avec notre Europe, Sciences Po et aussi en association avec des universités partout dans l’Europe. Cela ne peut pas être un débat avec certains États membres de l’Union européenne, cela doit être un débat où tout le monde participera. Nous allons porter ce débat dans les prochains mois, ne serait-ce que pour essayer d’incarner cette communauté politique construite aussi à partir d’une volonté de tous ces États et de tous ces pays qui se sentent européens.
Pierre Haski
Pour rebondir sur cette idée Anna Colin Lebedev et la relier à ce que vous disiez sur le voisinage de la Russie, est-ce que cette idée que l’Europe s’élargisse d’une manière ou d’une autre à ces pays que la Russie considère comme son voisinage propre ne sera pas une source de frictions et de conflits entre l’Union européenne et la Russie ? En somme, est-ce que leur volonté exprimée d’intégrer l’Union européenne ne rentre pas en contradiction avec la vision russo-centrée de Vladimir Poutine ?
Anna Colin Lebedev
Oui, bien évidemment, cette dimension est importante et elle est d’ailleurs très perceptible dans les manières des uns et des autres de se positionner.
Rappelons-nous ce qui déclenche la première phase de la guerre active en 2014 : c’est une réaction en Ukraine au refus du président Ianoukovitch de signer l’accord d’association avec l’Union européenne au profit d’un accord avec la Russie. Cette décision donne naissance à une mobilisation populaire qu’on appellera Euro-Maïdan et qui est en fait l’élément qui va déclencher l’annexion de la Crimée, puis la déstabilisation du Donbass. Il est intéressant de se poser la question de savoir pourquoi la Russie n’arrive pas à faire valoir son soft power. Car je dirai que la Russie en veut aussi à l’Union européenne en tant que modèle de puissance normative.
C’est quelque chose que l’on évoque souvent, mais effectivement le modèle d’ensemble des sociétés européennes de prospérité et de respect des droits de l’homme apparaît extrêmement attractif à beaucoup de pays d’ex-URSS.
Le pouvoir russe a cherché à construire un contre-modèle qui concurrencerait l’Union et qui serait attractif pour son voisinage, avec le modèle du monde russe et de la communauté des États indépendants qui regroupait les anciennes républiques de l’Union soviétique. Le monde russe, qui a été un projet aux contours très vagues, avait cette vocation normative de rassembler en fait tous ceux qui partagent l’histoire soviétique, voire au-delà autour d’un certain nombre de valeurs présentées comme des valeurs traditionnelles.
Il s’est révélé que la Russie n’avait pas grand chose à offrir dans le cadre de ce modèle. Le monde russe est une coquille vide qui n’a jamais réussi à s’imposer ni à apparaître comme plus attractif que l’Union européenne. Je dirai que si nous avons aujourd’hui la guerre, c’est aussi parce que la Russie a pris conscience qu’elle n’était pas capable d’attirer son voisinage par le soft power. Elle est donc passée aux armes, paradoxalement le signe d’une grande faiblesse normative de la Russie.
Pierre Haski
C’est une approche effectivement très intéressante. Gilles Kepel, nous disions tout à l’heure qu’il n’y avait plus de puissance capable de structurer le monde aujourd’hui. Les États-Unis ne le veulent plus et la Chine n’est pas prête à jouer ce rôle. Je ne suis pas sûr que l’on en ait envie non plus en Europe.
Dans ces processus qui sont toujours compliqués, vous avez commencé à esquisser tout à l’heure un regard sur le reste du monde, en particulier sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord sur ce conflit et plus généralement sur la question de l’organisation du monde. Commençons par le Moyen-Orient, est-ce que cette forme « d’autonomie » de la région est porteuse d’une organisation du monde ou est-ce qu’il s’agit simplement de l’idée qu’on se met « au chaud », en attendant de voir comment les choses évoluent ?
Gilles Kepel
Je crois que ça n’est pas homogène puisque pour les pays d’Afrique du Nord – et en disant l’Afrique du Nord, je vais de la Mauritanie à l’Égypte – sont dans un enjeu dont on a assez peu parlé jusqu’alors, qui est l’enjeu migratoire.
Si l’Égypte continue à souffrir de problèmes d’approvisionnements alimentaires, il pourrait y avoir des flux massifs de migrations égyptiennes vers le Nord. La Libye a une population relativement faible et quand on bénéficie de l’accès à la rente pétrolière libyenne on peut rester sur place, mais c’est devenu une passoire migratoire qui pose de gros problèmes. La Tunisie, où j’étais tout récemment, est dans une situation économique très préoccupante et bénéficie de subventions de l’Union européenne pour boucler son budget. En ce qui concerne l’Algérie aujourd’hui, le pays s’offre un répit du fait de l’augmentation des prix du gaz et du pétrole, alors que l’année dernière il semblait au bord du gouffre, avec la chute brutale du prix des hydrocarbures pendant la pandémie. Mais comme il n’y a aucune réforme structurelle et que c’est toujours l’appareil militaire qui contrôle l’Algérie, toute la société est complètement verrouillée.
Enfin, au Maroc, en dépit des effets de manche que j’ai pu entendre, la situation est quand même extrêmement dépendante de la migration. Toute la partie du littoral au Nord de l’Afrique est intégrée de manière beaucoup plus importante qu’on ne le dit à l’Europe. Aujourd’hui, la notion de politique du sud ou de voisinage est à repenser. Une partie significative de la population de ces pays est déjà en Europe et on le voit lors des élections – en particulier les élections françaises – on mobilise un certain nombre de registres auxquels qu’on ne serait pas attendu il y a quelques années. La Catalogne, par exemple, quand elle a voulu proclamer son indépendance, avait promis que l’Islam serait religion d’état afin d’attirer quelques votes. C’est un exemple, mais on voit qu’il est crucial de repenser ces enjeux.
Pierre Haski
Je vous interromps par rapport à cela. Est-ce que cela voudrait dire, par exemple, que la communauté politique dont on parlait tout à l’heure devrait être élargie à la rive sud de la Méditerranée ? Est-ce que c’est envisageable de ne plus raisonner en termes continentaux mais en termes d’espaces politiques ?
Gilles Kepel
Les individus le font déjà, tout comme un certain nombre d’acteurs économiques. Nos sociétés européennes, en particulier les plus gros récepteurs l’immigration, ont déjà intégré cette idée.
On le voit dans la répartition des emplois publics. J’ai suivi les élections présidentielles et législatives depuis dix ans. En 2012, beaucoup de candidats issus de l’immigration se présentaient aux législatives pour incarner le peuple français. Or aujourd’hui le saut quantitatif est considérable. Dix ans après, c’est devenu un enjeu majeur d’obtention de voix – pour ou contre. Il me semble effectivement qu’on a là quelque chose qu’il faut réinventer puisque ma voisine a parlé de la relation post-coloniale de l’Ukraine et de la Russie. Même si le mot est parfois polémique, il faut penser cette relation dans le cas des pays européens. C’est pourquoi la réflexion sur l’interaction entre ce qu’il se passe dans une Europe en pleine mutation démographique et la rive-sud semble si importante. C’est la mission que le Président m’a confiée.
En revanche, pour le Golfe, on n’est pas tout à fait dans la même situation du fait de l’énormité des ressources financières issues des revenus des hydrocarbures.
Le Sahel aujourd’hui pose quant à lui une immense question en devenir, avec un possible flux migratoire qui se faufilerait ensuite par la Libye, l’Algérie ou le Maroc. La capacité à intégrer le Sahel, dans le système mondial, sans le contraindre uniquement à la malédiction du djihadisme, de l’intervention de l’Union – en particulier de la France –, du groupe Wagner aujourd’hui et de l’immigration forcée, passe par une redistribution des flux financiers en provenance du Golfe.
Par exemple, pour résoudre aujourd’hui la question tchadienne, les négociations avec le soutien de la France, se font avec un ambassadeur détaché et se déroulent au Qatar. Il y a sans doute des formes d’interactions nouvelles dans le monde d’aujourd’hui qui se créent à partir d’ensembles régionaux. C’est toute la question des accords d’Abraham typiquement, mais je pense que cela nourrira de nombreux de volumes à venir du Grand Continent…
Pierre Haski
Vaste perspective générale. Je voudrai revenir au concept que vous avez esquissé d’autonomie stratégique. Qu’est-ce que cela veut dire aujourd’hui lorsque l’OTAN est le lieu quasiment unique de la défense européenne ?
Il n’y a d’ailleurs guère qu’en France que des gens envisagent de quitter l’OTAN en Europe. Je ne pense pas que ce type de débat existe dans d’autres pays puisqu’on voit qu’en Suède ou en Finlande, la quasi-unanimité des partis politiques s’est ralliée à l’idée de rejoindre l’alliance. Est-ce que cette autonomie stratégique a encore un sens avec l’OTAN comme défense européenne et qu’est-ce que cela signifie pour nous, Français, qui avons ce mot à la bouche plus que d’autres ?
Général Jean-Paul Paloméros
Pour ceux qui voulaient quitter l’OTAN, ils voulaient quitter la structure dite militaire intégrée, qui d’ailleurs n’existe plus sous cette forme. Le général De Gaulle l’a fait en d’autres temps lorsqu’il y avait des milliers de militaires américains présents sur le sol français. Il ne pouvait pas bouger un orteil sans l’aval puissance américaine. Le commandement supérieur suprême était d’ailleurs en France. L’enjeu était beaucoup plus fort. Mais je ferme cette parenthèse.
Les présidents successifs en ont parlé et Hubert Védrine a mené une mission sur le sujet. Avec le concept stratégique de l’OTAN, il n’y a eu aucune volonté de remettre en question notre rôle dans l’Alliance atlantique. C’est un rôle qui est apprécié car la France est l’un des grands pays de l’Alliance, non seulement parce que c’est une puissance nucléaire mais aussi parce qu’on ne peut pas la dissocier de cet ensemble de sécurité que j’ai essayé d’esquisser tout à l’heure.
Elle a su entretenir ses capacités militaires, ce qui lui donne l’aptitude de faire face aux conflits de haute intensité. Parfois, il y a des limites, et un rapport parlementaire récent montre bien qu’effectivement nous avons perdu une certaine épaisseur militaire. Mais la France porte une responsabilité extraordinaire vis-à-vis de la montée en puissance d’une Union européenne plus autonome. Est-ce que c’est incompatible avec l’OTAN ? Non, je ne le crois vraiment pas.
Lorsque je suis arrivé à la tête du commandement Transformation en 2012 à Norfolk, j’ai revendiqué mon statut de Français et d’Européen. Vingt-et-un pays de l’Union européenne sur vingt-sept sont membres de l’OTAN et ces voix comptent puisque l’OTAN fonctionne au consensus. On ne peut pas dire qu’ils ont les pieds et poings liés. Si vous lisez les articles du traité de Washington, on y retrouve très clairement ce que sont les conditions d’une alliance pérenne.
On parle souvent de l’article 5 de défense collective, mais il y a d’autres articles comme l’article 2 qui incite les pays à travailler ensemble pour le bien commun, pour la prospérité et pour l’économie et l’article 3, qui explique que les pays doivent se doter des moyens nécessaires pour assurer collectivement leur défense. Investir 2 % de PIB pour sa défense, c’est un seuil nécessaire pour assurer celle-ci. Dans les structures de l’OTAN, on s’est vraiment posé des questions lorsque la Russie a annexé la Crimée et déstabilisé le Donbass. Nous avons sérieusement retravaillé notre défense collective et je peux dire aujourd’hui qu’elle est plus crédible.
Il y a toujours des progrès à faire, car ces moyens reposent encore beaucoup sur les Américains. Il faut se souvenir néanmoins que les Américains réclamaient déjà en 1950-1951 que les Européens fournissent un effort supplémentaire pour leur défense, demande qui a permis d’ailleurs d’intégrer très rapidement la République fédérale d’Allemagne à l’OTAN en 1955. Cela prouve que la pression peut aussi être porteuse. L’Allemagne vient de prendre une décision qu’on ne mesurera qu’avec le temps, en relançant ses dépenses militaires.
Il y a aussi toutes les nouvelles menaces du cyberespace, de la désinformation et des domaines de l’intelligence artificielle. On sent bien que l’OTAN a des difficultés à les aborder car cela dépasse son domaine de compétence.
Pour moi, il y a non seulement une opportunité mais aussi un devoir pour l’Union européenne d’investir ces champs d’une manière ou d’une autre. Nous aurions pu parler du terrorisme et du fait que cette Europe doit prendre en compte toutes les questions de sécurité, ce qui n’a pas été fait initialement. Schengen n’a pas réussi à sécuriser nos frontières, par exemple. En somme, l’OTAN n’est pas incompatible avec la défense européenne. Les Américains nous ont montré au fil du temps leur attachement à s’engager pour l’Europe. Quand ils se replient sur eux-mêmes comme en 1918-1919, ils reviennent dans des conditions bien pires en 1944-1945.
Pour prouver cette incompatibilité, on dira que les pays européens achètent des avions américains. Mais cela sera toujours possible sur le marché de l’armement. Les Finlandais ont choisi les F-35 américains. J’aurais préféré qu’ils prennent le Rafale français. La Grèce l’a fait, c’est une bonne nouvelle pour la promotion de notre industrie. Nous avançons donc vers une alliance équilibrée, avec une Union européenne qui pourra atteindre son autonomie stratégique.
Pierre Haski
Pour prolonger le sujet, je m’adresse à l’ancienne ministre des affaires étrangères espagnole. Lorsqu’une ancienne ministre espagnole parle d’autonomie stratégique, est-ce qu’elle voit ce concept dans le même sens que celui que les Français lui donnent ?
Arancha Gonzalez Laya
Tour d’abord, j’aime mieux parler d’autonomie stratégique, alors que d’autres parlent de souveraineté stratégique. Je rejoins ce que vous venez de dire, on n’imagine pas que cette autonomie stratégique soit cantonnée au domaine de la sécurité de la défense. Ces domaines sont très importants, mais il faut aussi des capacités en cyber sécurité en réponse à des menaces hybrides. Il faudrait prendre en compte les risques d’aujourd’hui et je voudrai parler d’un risque dont on n’a pas parlé suffisamment. En reprenant l’ordre des priorités, le titre du volume du Grand Continent devrait plutôt être « climat, pandémie, Chine ». Le climat est le premier danger aujourd’hui. C’est pourquoi l’OTAN, dans son concept stratégique qui sera adopté à Madrid, doit intégrer le climat comme un grand risque.
L’Union européenne doit quant à elle être en capacité de répondre à ces risques dans leur ensemble : sécurité/défense, industrie technologie, internationalisation de la monnaie, capacité normative, climat – et bien sûr énergie.
Pour le climat, il doit être notre priorité numéro un. Quand on parle d’énergie, cela signifie battre les cartes du pouvoir géopolitiques et géoéconomiques. Si on regarde dans le moyen et long terme, la décarbonation va être aussi un changement majeur dans le pouvoir géopolitique. Quand on pense aux risques climatiques, on doit penser alimentation, eau, Europe et multilatéralisme.
Sur l’autonomie stratégique, nous sommes dans un monde où, on l’a vu, nos meilleurs alliés nous lâchent. Il faut être capable de répondre d’une manière autonome et ouverte, en construisant des alliances avec d’autres. Sur le climat, si les États-Unis ont pu “lâcher” l’Europe à un moment, l’Union a su prendre le leadership international. Voilà pourquoi il faut voir ce concept d’autonomie stratégique au sens large. L’Union doit être vue d’une manière ouverte au reste du monde et pas sous forme d’autarcie. La notion de « souveraineté » connote quelque chose de trop fermée à mon goût.
Pierre Haski
Il faudrait aborder un dernier chapitre, et pas des moindres, de cette recomposition à venir. Quel est le rôle de la Chine ? Le Général Paloméros disait tout à l’heure qu’à Washington, on continue de penser – même au cœur de cette guerre d’Ukraine – que l’affrontement déterminant du XXIème siècle sera la relation sino-américaine. Gilles Kepel, de votre point de vue, quand on décentre un peu le regard et qu’on quitte l’Europe, est-ce que cet affrontement sino-américain est central ?
Gilles Kepel
Anais Ginori a rappelé tout à l’heure que l’Italie, qui ne fait pas partie « du reste du monde », à l’époque de la coalition Cinq Étoiles-Ligue, a vendu des ports aux Chinois pour les routes de la soie. Si l’on regarde effectivement le tracé des routes de la soie aujourd’hui, le canal de Suez et la Mer Rouge sont primordiaux pour Pékin. Je me souviens d’avoir été à Djibouti sur la base française et d’avoir remarqué que les autoroutes étaient remplies de portes conteneurs chinois.
Tout ce qui arrive là-bas en provenance de Chine est très attractif pour un certain nombre de dirigeants de pays divers – y compris l’Italie.
Quand on traite avec la Chine dans une grande partie de l’Afrique et du Moyen-Orient, on voit dans ce flux une grande toile d’araignée chinoise et souvent des processus de corruption.
Ensuite, l’un des problèmes que l’on rencontre sur le terrain est la capacité de la Chine à tenir ses promesses. Au début, les investissements portaient sur un port isolé. Mais, maintenant, la Chine s’engage dans de grands projets, comme la construction d’autoroutes. Mais à la fin du projet, on se rend compte que les Chinois ont fait une erreur de 70 centimètres sur la hauteur des autoroutes. Tout cela n’est pas centralisé et cela suscite des mécontentements populaires gigantesques avec une sorte de néo-colonisation.
En conséquence, les dirigeants chinois sont actuellement plus prudents sur leurs capacités à se projeter. Le resserrement sanitaire en Chine n’arrangera pas la situation. Cela pose des problèmes majeurs pour les équilibres économiques mondiaux, avec notamment cette masse de touristes qui a envahi pacifiquement le monde pour le plus grand bien des hôteliers et des restaurateurs.
Pierre Haski
Anna Colin Lebedev, je sais que vous n’êtes pas géopoliticienne, donc je ne vais pas vous demander votre sentiment sur la relation russo-chinoise. Mais du point de vue de la population russe, comment le rapport à ce voisinage est-il perçu, dans la Chine se trouve dans un tête-à-tête avec Moscou sur le poids des sanctions et l’isolement de la Russie dans cette guerre ?
Anna Colin Lebedev
Je me contenterai de donner seulement quelques éléments parce qu’en effet, je n’ai pas le tableau complet.
La population russe connaît très mal la Chine. Elle est en fait extrêmement peu familière de ce qu’est la Chine et de la société chinoise. Il n’y a pas de proximité entre les deux sociétés comme on peut en avoir par exemple entre la Russie et les pays d’Europe centrale, voire d’Europe occidentale. Je dirai que pour le Russe ordinaire d’aujourd’hui, la Chine n’est pas un autre signifiant.
L’autre signifiant est quand même en Europe et aux États-Unis. Je donne souvent un exemple caricatural, mais qui est très parlant. Lorsqu’on parle des riches russes qui vont chercher à avoir un ancrage à l’étranger, leurs yachts ne sont pas en Chine… Ils sont en Europe ou aux États-Unis. En réalité, la projection sociale ne se fait pas vers la Chine. En revanche, c’est vrai qu’on entend beaucoup dans les milieux d’affaires en ce moment la volonté de se tourner économiquement vers l’Asie du fait des sanctions et de la grande dépendance de la Russie à de nombreux produits européens à haute valeur ajoutée. Il y a une volonté de se tourner vers la Chine pour remplacer ces produits européens. En bref, on a des réponses pragmatiques parce que je dirai que les deux sociétés sont extrêmement distantes en réalité d’un point de vue culturel. L’établissement de contacts est difficile au-delà des rencontres diplomatiques.
Pierre Haski
Mon Général, je citais ce que vous disiez tout à l’heure sur l’état d’esprit à Washington. Cette priorité donnée à la rivalité avec la Chine. Qu’est-ce que cela signifie pour l’engagement américain en Europe ? On le disait en introduction, les États-Unis sont revenus, malgré eux, dans les affaires européennes avec cette guerre en Ukraine. Ils envoient des armes et mettent beaucoup d’argent. C’est un engagement considérable. Pourtant, quand cette guerre sera terminée, est-ce qu’il y aura un reflux ou une présence pérenne des Américains en Europe ?
Général Jean-Paul Paloméros
Tout d’abord, il faudrait lire dans la boule de cristal électorale américaine qui tourne vite. Tous les deux ans, on met en cause une majorité et tous les quatre ans, il y a un nouveau président. La perception que j’ai eu des États-Unis, c’est que l’OTAN n’est pas une obsession américaine. Au mieux, je n’avais que quatre interlocuteurs pour en parler là-bas.
Je crois que le problème est plutôt que les États-Unis et la Chine ne sont pas sur la même partition musicale. Il est vrai que la Chine s’est construite à pas de géant une puissance militaire et même une puissance spatiale. C’est assez remarquable pour ceux qui en douteraient. La Chine a le temps devant elle pour se préparer, c’est un peu l’antithèse des États-Unis. Sans tomber dans la caricature, les États-Unis aiment bien avoir un challenger. Au niveau strictement militaire, la Russie semblait jusqu’à présent être un bon challenger, mais on découvre que la puissance russe est en réalité contrainte. En tant qu’Européens, avec ce qu’il se passe dans la Russie d’aujourd’hui, je pense qu’il faut être très ferme. Il ne faut pas avoir peur et il faut aller jusqu’au bout de nos convictions. Soutenir l’Ukraine, sans s’engager sur le terrain puisqu’on a décidé de ne pas le faire. Je crois que c’était judicieux pour éviter une montée aux extrêmes.
Avec la Chine, nous avons une cause commune : c’est la cause climatique dont on a parlé. Il faut s’engager massivement sur le plan normatif par rapport aux Chinois sur cette question et faire primer, en quelque sorte, la qualité sur la quantité. Cela ne veut pas dire qu’il est nécessaure de fermer nos frontières, mais il faut quand un minimum de contrainte pour faire appliquer les normes qu’on s’applique à nous-mêmes. Il faut « tisser » avec la Chine au niveau de l’Union européenne. La puissance européenne doit s’exprimer dans ce domaine et le respect entre les deux parties – Union et Chine – se fera car dans tous les cas la Chine ne veut pas, à mon sens, se retrouver confrontée seule aux États-Unis. La Chine a des besoins, en particulier énergétiques et alimentaires. Son modèle ne se conçoit pas en pure autarcie.En revanche, une question reste primordiale dans cette relation : celle de Taïwan. C’est un élément déstabilisant car les Chinois savent prendre leur temps et ils trouveront certainement dans le soft power une manière de régler ce qui semble être une question existentielle pour eux. Dans le cas contraire, l’affrontement avec les États-Unis pourrait tourner au pire, avec une guerre autour de Taïwan. L’Union européenne a un rôle central à jouer. Elle a des intérêts communs avec la Chine et il serait dommage de les laisser tomber. On peut évidemment ne pas cautionner les pratiques du régime chinois, mais il faut trouver une voie étroite de négociations.