Une mort civilisée
Le roman de Mateusz Pakula est un livre sur la douleur physique et la mort dans la Pologne contemporaine. Honnête, intime à l’extrême, grotesque, brutal, triste et terriblement drôle. C’est le journal de la mort d’un père, l’histoire d’une famille dans une situation liminale. C’est aussi un texte sur des institutions de soins défaillantes, une Église qui s’effondre, un service de santé au bord du gouffre. Une histoire de tendresse et d’intimité inondée de colère, d’impuissance, de désespoir et de rage
« Comment pourrais-je l’écrire ? Bon, alors, je vais écrire comme cela sort de moi. Que ce soit un flux de conscience, si cela existe. Après tout, nous pensons différemment, en pulsars pour ainsi dire, en flashs, en boucles, nous pensons beaucoup de choses à la fois, certaines pensées sont vagues, d’autres ont des couleurs criardes ou des contours simplistes d’une BD. Je pense à mon père mourant presque constamment. Presque. Parfois, j’oublie que je ne devrais pas oublier qu’il est en train de mourir, et je ne pense pas à lui pendant un moment, pendant un quart d’heure, pendant une heure et demie. Et puis je me souviens, un sentiment de culpabilité et de remords m’envahit et je pense à nouveau à lui. Je pense à lui de façon cinématographique, comique, je pense à lui comme à une ombre de mes souvenirs. Non, ce ne sera pas un putain de flux de conscience, je n’ai aucune idée ni de ce que ce sera ni de comment je l’écrirai. Ce sera un peu un journal, un peu un journal à rebours, un peu Mon combat 1. »
Mateusz Pakuła est un dramaturge apprécié en Pologne, lauréat du Prix d’art dramatique de Gdynia, entre autres. Le livre Comment je n’ai pas tué mon père et combien je le regrette est son premier ouvrage en prose. Ce récit intime raconte la mort du père de l’auteur, ou plutôt le processus de la mort d’un cancer du pancréas. Une mort longue, lente et douloureuse. Le livre de Pakuła n’est pas homogène en termes de genre : il contient des éléments de journal intime, de drame et d’entretien. La structure de cette histoire est désordonnée, ce qui reflète cette expérience traumatique.
En toile de fond de cette histoire, on retrouve la vie quotidienne, le travail, les relations familiales et… la pandémie de Covid-19, car l’action du livre se déroule d’avril 2019 à août 2020. C’est pourquoi l’histoire présentée est très universelle, puisqu’elle concerne l’expérience générationnelle de la perte des proches pendant la pandémie. Mais c’est aussi l’histoire universelle d’une famille polonaise, dans laquelle on trouve des grands-mères traumatisées par la guerre, des tantes dévotes, des frères et sœurs votant pour l’extrême droite, des divergences dans la vision du monde.
Colère
« Tout le monde dit à mon père : tu dois lutter, tu ne peux pas capituler, lutte, lutte, tu peux le faire, tu le supporteras, il faut le supporter, tiens bon, tu seras bientôt de retour pour la chimiothérapie. […] Mais souvent aussi, on voit dans ses yeux – je le vois en tout cas – un désir d’arrêter, ou au moins d’arrêter la pression 2. »
Ce qui caractérise l’expérience de Pakuła, c’est une colère irrésistible — une véritable rage résultant de l’impuissance et de la faiblesse face à l’absurdité des soins médicaux. Pakuła observe la mort qui dépouille le malade de sa dignité et le terrorise, les médecins qui traitent les patients non pas comme des personnes mais comme des objets à opérer, soulevant ainsi la question de l’insensibilité et du manque d’empathie du personnel soignant.
La colère dicte aussi la forme de ce roman qui est aussi une tentative d’expérimentation littéraire : un quasi-journal qui raconte le processus de la mort du père de l’auteur. La désorganisation délibérée du langage nous suggère que cette expérience ne peut être mise en forme et décrite, mais que cette colère doit être criée, ce qui donne lieu à un récit d’une grande authenticité. Pakuła exprime son chagrin, sa colère, sa rébellion et son désaccord face à la mort sans dignité. Sa langue est pleine d’émotions intenses et de cris et parfois de malédictions lancées contre le monde, mais aussi nourrie d’ironie et d’humour noir.
Corps
« Le dégobillage sous pression, qui se poursuit sans cesse, ne s’arrête pas du tout. Et c’est la fin de la chimiothérapie. C’est la fin totale, je pense. C’est la fin, c’est comme ça que le monde se termine. Pas en criant mais en vomissant.
J’ai tout faux. Parce que la fin du monde, ça ne se fait pas dare-dare. Détendez-vous, cela prendra encore du temps. Ce n’est pas ainsi que la fin du monde commencera et ce n’est pas ainsi qu’elle se terminera. Détendez-vous, il y aura beaucoup de gémissements et de cris 3. »
La maladie du père est corporelle de bout en bout. Rien de sublime là-dedans. Le quotidien de Pakuła est rempli d’excréments et de vomissures, il décrit la peur croissante de la mort et la solitude de son père à l’hôpital, sa résignation croissante, le maintien des fonctions vitales basiques. Cette histoire est une révolte contre l’élévation de la souffrance, son esthétisation ou la recherche du sens de celle-ci.
Cet ouvrage reflète également l’expérience personnelle de l’auteur et sa recherche d’un langage adéquat pour l’exprimer. Face à une expérience des limites – aimer son père et vivre sa mort – on peut crier ou pleurer, nous dit Pakuła, et ne pas penser de manière rationnelle et cohérente. C’est la raison pour laquelle il y a tant de cris, de pleurs et de colère dans cette histoire. Mais aussi beaucoup de désespoir et de panique face au décès de son père, dévasté par la maladie en si peu de temps.
« Cette panique semble être liée à une étrange et horrible image selon laquelle, voilà, une personne va se vider complètement de ses entrailles, tout recracher, tout le sang, les viscères, les tripes, se vider tout simplement de tout, et mourir. Il ne restera qu’une coquille, comme une souris desséchée qui a avalé du poison 4. »
Pakuła n’a pas honte de parler des soins apportés au corps de son père mourant, de le laver, de le raser, de le nourrir. L’impuissance face au système d’aide sociale est particulièrement présente dans l’œuvre de Pakuła. Une expérience particulièrement forte consiste à observer à travers une vitre le père dans la salle de soins palliatifs, où l’on ne pouvait pas entrer à cause de la pandémie :
« Je n’ai jamais vu un tel visage. Certainement pas chez papa. C’est un visage d’incrédulité, de consternation, de méfiance et de haine. Envers le monde entier, y compris nous. Un visage féroce, brisé. Je pleure au point de ne plus rien voir, je regarde à travers les flaques d’eau infinies dans mes yeux, des flaques d’eau aussi grandes que des lacs dans mes yeux, des mers dans mes yeux 5. »
D’une certaine manière, ce livre relate l’expérience de nombreuses personnes, c’est une voix de ceux qui ont perdu leurs proches durant la pandémie de Covid-19 et qui n’ont pas pu être avec eux pendant leurs derniers moments. Les restrictions pandémiques ont provoqué l’introduction des règles perçues comme anormales et absurdes :
« Papa nous dit que Vol au-dessus d’un nid de coucou n’est qu’une broutille, que tout le monde porte des masques, qu’on ne sait pas qui est qui, à qui on parle, qu’il y a un galimatias dans son cerveau, qu’il a hurlé pendant trois jours, pendant des heures, pour qu’on ne l’emmène pas hors de la ville, pour qu’on prévienne sa femme, ils lui ont donné beaucoup de sédatifs et de tranquillisants, mais les analgésiques ne pouvaient pas apaiser sa douleur, le sommeil se mêlait à l’éveil. Il entrait dans des états d’anxiété, il arrachait ses perfusions, il arrachait les perfusions de ses mains, alors ils l’attachaient au lit avec des ceintures, il pleurait tous les jours parce qu’il voulait aller aux toilettes, et ils lui faisaient faire dans sa couche 6. »
Mort
« Salut, fous de Dieu, je souhaite que tous ceux qui hurlent contre l’euthanasie restent allongés pendant des mois, hurlant de douleur et suppliant la mort ! 7 »
Le livre de Pakuła est une réponse polémique à l’idée commune que la souffrance ennoblit. C’est également un ouvrage fortement antireligieux, qui considère l’Église catholique comme la source de l’hypocrisie polonaise. Dans le quasi-journal de Pakuła, on trouve d’autres questions sur lesquelles l’Église catholique exerce une influence en Pologne, telles que : les droits des personnes LGBT, l’avortement légal, autant de questions liées au corps et à la reproduction. Selon l’auteur, il est scandaleux d’assimiler les droits religieux aux droits civils car cela interfère avec les droits constitutionnels à l’autodétermination.
Un père demande à son fils, au pire stade de sa maladie, de l’aider à s’euthanasier. Le geste surprenant et difficile pour lui étant à la fois illégal et sociablement inacceptable, et apparemment si nécessaire pour aider son père à mettre fin à sa souffrance.
Dans ses entretiens, Pakuła répète qu’il aimerait que son livre lance une discussion sociale sur l’euthanasie. Dans sa critique de Comment je n’ai pas tué mon père et combien je le regrette, Paweł Jasnowski souligne la similarité du livre de Pakuła avec le Journal de Witold Gombrowicz :
« Pourquoi la mort d’un homme – demande Gombrowicz dans son Journal – est toujours comme la mort d’un animal ? Pourquoi nos agonies sont-elles si solitaires et si primitives ? Pourquoi – interroge-t-il (le lecteur, l’humanité) – n’avez-vous pas réussi à civiliser la mort ? 8 »
On peut entendre aussi dans le journal de Pakuła une véritable rage face au fait que des personnes sont condamnées à mourir lentement et dans l’agonie, dans d’atroces souffrances, abruties par les analgésiques et privées de leur dignité. Pakuła souligne également que ce n’est pas un livre sur le deuil mais sur le processus de la mort, la confrontation avec les schémas et la pression des modèles établis.
Sources
- Mateusz Pakuła, Jak nie zabiłem swojego ojca i jak bardzo tego żałuję, [Comment je n’ai pas tué mon père et combien je le regrette], Varsovie, Éditions Nisza, 2021, p. 13-14 [trad. MW].
- Ibidem, p. 80.
- Ibidem, p. 78-79.
- Ibidem, p. 134.
- Ibidem, p. 106.
- Ibidem, p. 113.
- Ibidem, p. 140
- Paweł Jasnowski, « Żyj i pozwól umrzeć », paru dans Dwutygodnik 10/2021 (en ligne : https://www.dwutygodnik.com/artykul/9763-zyj-i-pozwol-umrzec.html) [trad. M.W.].