Le rapport Duclert, un an après
La Commission Duclert a conclu à « des responsabilités lourdes et accablantes » de la France dans le processus qui a conduit au génocide des Tutsi. L'historien Vincent Duclert revient sur ce rapport.
Comme le dit l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, « [Le Rapport Duclert] a ouvert une brèche qui ne se refermera pas dans le déni français. » La brèche a non seulement été ouverte, mais les conclusions du Rapport ont été reprises deux mois plus tard dans le discours historique prononcé par Emmanuel Macron à Kigali le 27 mai 2021.
Le Rapport, désormais traduit en anglais, pose en effet un coin dans le processus de défense du système Mitterrand qui s’est montré aveugle envers les massacres commis et a opposé, avec manichéisme, le gouvernement du président Habyarimana au Front patriotique rwandais. Si le Rapport conclut, au vu des archives consultées, à l’absence de complicité de génocide, il montre l’aveuglement idéologique du monde politique mitterrandien, le déni qui a frappé l’engagement de la France au Rwanda. Et il distingue certaines personnes, qui ont tenté de donner l’alerte, de ceux qui ont refusé de voir.
Le 5 avril 2019, le Président Emmanuel Macron vous confiait la direction d’une commission pour éclairer le rôle de la France dans le génocide des Tutsi commis entre le 7 avril et le 17 juillet 1994. Deux années de travail et un rapport d’un millier de pages plus tard, vous posez un constat solidement documenté sur cette page sombre de l’Histoire française. Vers quels fonds d’archives la Commission s’est-elle tournée et quels types de sources comprennent les dizaines de milliers de documents consultés, dont 8 000 cités dans le Rapport ?
Afin d’étudier en historiens le rôle et l’engagement de la France au Rwanda durant la période pré-génocidaire (entre 1990 et 1993) et durant le génocide des Tutsi (en 1994) – puisque telle était la commande de la lettre de mission d’Emmanuel Macron –, il était nécessaire de restituer précisément les chaînes de décision, la nature des représentations et le niveau d’information dont les autorités françaises disposaient sur le Rwanda, sur le régime du général-président Habyarimana et sur le processus génocidaire engagé dans son pays, largement à son initiative puisque promoteur d’une politique d’exclusion des Tutsi de la vie publique, de persécution aggravée, de soutien à l’extrémisme hutu, etc. Une telle recherche exigeait l’accès et l’exploitation des archives d’État, produites par les acteurs qui décident et exécutent cette politique d’engagement.
L’équipe d’historiens et de chercheurs que j’ai réunie à cette fin disposait d’un accès complet à ces fonds, bien que la présence de nombreux documents classifiés — surtout dans les fonds militaires – requérait une habilitation de chaque membre au secret de la défense nationale, et que le statut de ces archives d’État, qui demeurent non communicables au titre du code du patrimoine (fixant un délai de 50 ans pour de telles archives), impliquait l’émission de dérogations individuelles systématiques. C’était là une promesse de l’Élysée, formulée dans la lettre de mission d’Emmanuel Macron qui m’avait été adressée le 5 avril 2019, et cette promesse a été tenue. De même la Présidence de la République nous a toujours assuré son soutien — sans bien sûr que l’indépendance de la Commission ne soit remise en cause. Jusqu’à la remise du Rapport, le commanditaire ignorait en effet la teneur de la recherche comme ses résultats, et ses conclusions ont d’ailleurs étonné, tant à Paris qu’à Kigali, par leur sévérité. Mais les faits sont démontrés, solidement étayés par la documentation archivistique. Tout ce qui est avancé s’appuie sur les sources produites par les institutions politiques et administratives conservées dans les centres d’archives, les services producteurs et dans des fonds privés — auxquels la Commission a également pu accéder, à son initiative.
Évidemment, la recherche en histoire appelle d’autres types de sources, en particulier le témoignage oral ou écrit, les ressources audiovisuelles, les publications des médias. Mais le mandat de recherche tel qu’il a été défini exigeait une exploitation la plus exhaustive possible des fonds d’archives publiques, en assumant leur masse et leur structure en série. Il s’agissait de ne pas verser dans l’histoire inquisitoriale en se saisissant de documents uniques, en les décontextualisant des ensembles dont ils émanent, en ignorant tout de l’histoire de l’État, des pratiques administratives, des rapports de force politiques. Il ne faut pas imaginer, enfin, qu’une recherche appuyée en priorité sur les archives publiques ne permettrait pas un croisement et une confrontation des sources entre elles : c’est tout le contraire qui a été réalisé ici.
D’une part, le travail de la Commission a consisté justement à rapprocher et exploiter ensemble les fonds militaires, diplomatiques, politiques, économiques et financiers, ceux de la DGSE, de l’ECPAD, de la Caisse de développement, etc. Le lecteur du Rapport comme tout citoyen ou personne intéressée par cette recherche dispose d’un outil de travail que nous avons élaboré en parallèle – c’est la responsabilité du chercheur –, accessible lui aussi sur le site internet vie-publique.fr, qui recense l’ensemble des fonds publics pertinents pour la recherche sur la France, le Rwanda et le génocide des Tutsi.
D’autre part, chaque fonds ou sous-fonds d’archives réunit des types de documents très différents, notamment ceux qui viennent à l’appui des prises de décision, lesquelles reposent sur des dossiers documentaires plus ou moins élaborés et complets. Relativement, par exemple, au sous-fonds « État-major particulier du Président de la République » du fonds présidentiel François Mitterrand, on a regretté que les seules archives conservées aient été les notes adressées au chef de l’État et non la documentation ayant servi à cette rédaction, d’autant qu’à de multiples reprises celles-ci ne répondent pas aux exigences de conseil et tendent à verrouiller une politique unilatérale d’alignement sur le régime raciste, corrompu et violent du général-président Habyarimana. À l’inverse, cette documentation de travail a été conservée dans le fonds Bruno Delaye de la cellule africaine.
Enfin, le croisement des sources archivistiques s’opère aussi dans la compréhension du mode de production même des documents résultant de l’activité de services et de leur conservation ultérieure, ce qui permet d’approfondir une histoire critique de l’État, de la politique et des archives. Ces différents enjeux thématiques, méthodologiques, épistémologiques ont justifié la composition de la Commission formée de spécialistes dans ces domaines.
Les sources archivistiques du rapport sont-elles accessibles à tout public ?
Le travail de la Commission n’a pas seulement rempli les exigences de la recherche scientifique. On peut le vérifier en accédant à l’intégralité du rapport et de son appareil de notes – toujours sur vie-publique.fr : elle a redéfini ces exigences en arrimant l’œuvre à la totalité de ses sources, accessibles intégralement. Tous les documents d’archives cités ont été dupliqués in extenso pour former des « cartons sources » ; ceux qui étaient classifiés ont été déclassifiés et la totalité a été ouverte au moyen d’une dérogation générale des ministères signé du Premier ministre, en date du 6 avril 2021. Le même jour était accordée une pleine et totale ouverture des fonds présidentiels François Mitterrand et Premier ministre Edouard Balladur. Trois mois plus tard, toujours à l’initiative de la Commission de recherche suivie sans réserve par le commanditaire et par les services de l’État, une nouvelle décision donnait accès à deux mille autres documents d’archives militaires, ainsi qu’à la totalité des télégrammes diplomatiques de l’ambassade de France au Rwanda sur cinq années (1990-1994). En même temps, des documents rwandais retrouvés par la Commission dans les fonds diplomatiques étaient édités et mis en ligne sur le site des Archives diplomatiques.
Ajoutons que la Commission de recherche, soucieuse d’aider les recherches futures et d’être la plus transparente possible sur les siennes, a élaboré deux instruments de travail, eux aussi accessibles sans restriction sur le site vie-publique.fr : un « Exposé méthodologique pour la recherche » et un « état des sources dans les fonds d’archives français pour la recherche sur la France au Rwanda et le génocide des Tutsi ». Les travaux de la Commission s’apparentent à cet égard à une mission de service public, d’intérêt général, et c’est ainsi que nous les avons conçus collectivement.
La volonté d’agir en transparence et de permettre au citoyen d’accéder par lui-même aux sources de grande ampleur, aux fortes conséquences immédiates – comme on l’a constaté rapidement avec le rapprochement historique du Rwanda et de la France opéré le 27 mai 2021 –, a été constante au sein de la Commission. Je voudrais ici rendre hommage à cette équipe, à sa ténacité et à son sang-froid. Elle n’a pas ménagé sa peine au milieu des attaques, pour certaines fruit d’inquiétudes excessives – d’autres caricaturales ou mensongères. N’a-t-on pas expliqué doctement que notre installation dans des bureaux d’un bâtiment mutualisé du ministère des Armées était la preuve de notre soumission, qui plus est au pouvoir militaire, et que la Commission ne rendrait pas publiques les sources de son Rapport ?
La précédente commission que vous aviez dirigée vous a amené à approcher les génocides et crimes de masse dans une démarche globale : approche comparative, définition du terme après Raphaël Lemkin et distinction entre ce qui peut être qualifié, ou non, de génocide. Vous avez vous-même travaillé sur le génocide des Arméniens. Après avoir analysé pendant deux ans les archives du Rwanda, quelles sont les spécificités du génocide des Tutsi ?
Notre mandat de recherche portait sur le rôle et l’engagement de la France au Rwanda durant la période pré-génocidaire de 1990 à 1993 et durant celle de la phase paroxysmique de la destruction de la minorité tutsi par l’extrémisme hutu. Durant la première, le « Hutu Power » est de plus en plus présent dans le pays ; il déchire les partis d’opposition, s’impose au « peuple majoritaire » et à la présidence d’Habyarimana, structure les milices armées de l’ancien parti unique (MRDN) et de la Coalition pour la défense de la République (CDR), domine les Forces armées rwandaises, la gendarmerie, l’administration préfectorale, Radio Rwanda, bientôt rejointe par celle de Mille Collines, etc. Si l’implication française ne cesse de se renforcer jusqu’au printemps 1993 – par exemple avec l’instauration d’un commandement unique des forces françaises du Rwanda –, elle se réalise dans le contexte et au profit d’un régime qui se mue graduellement en pouvoir génocidaire. Quoique notre recherche ne visait pas le génocide lui-même, le contexte pré-génocidaire et génocidaire – constaté et attesté au moment même par un ensemble d’acteurs y compris institutionnels – dans lequel s’est insérée cette implication française l’a légitimement installé au cœur de cette étude. C’est donc le rapport des autorités françaises en charge de la politique rwandaise de la France avec le génocide des Tutsi qui devait être questionné. Comme le rapport de la Commission l’a souligné, il y a eu un impensé du génocide de la part de ces autorités, qui s’est transformé en déni de réalité.
La première des raisons tient à une forme de pensée magique : l’humanité entière, la communauté internationale, ses dirigeants et ses opinions publiques, étaient persuadées qu’avec la proclamation du « plus jamais ça » faisant suite à la découverte de l’entreprise nazie de destruction des Juifs d’Europe, les génocides avaient disparu de la surface de la Terre. La deuxième des raisons renvoie aux certitudes de l’exécutif français de cette époque – essentiellement la présidence de François Mitterrand s’impliquant très fortement au Rwanda –, pour qui il était proprement inconcevable qu’un tel État, objet de toutes les attentes en matière de démocratisation de l’Afrique francophone, puisse ainsi muer en un authentique pouvoir génocidaire, en un « nazisme tropical » comme l’a très justement écrit l’historien Jean-Pierre Chrétien dès le mois d’avril 1994. En plus de cela, les signes avant-coureurs de l’extermination des Tutsi ne correspondaient pas au modèle habituellement présenté comme l’archétype du génocide, à savoir celui d’Auschwitz-Birkenau et l’industrialisation de la mort de masse. Cette inadéquation renforçait l’état d’incrédulité, par ailleurs rassurant pour la conscience historique et la responsabilité politique. Elle n’était pourtant qu’apparente, puisque la Shoah ne se réduit pas à cette phase « industrielle » : ses phases préliminaires peuvent tout à fait éclairer le processus génocidaire au Rwanda. Ainsi, on a pu observer que la répétition de massacres très organisés et d’un niveau de cruauté très élevé résultaient d’un triple dispositif : la persécution de la minorité tutsi visant à sa déshumanisation complète ; l’encadrement du « peuple majoritaire » hutu pour en faire une population de tueurs potentiels ; la participation des forces de sécurité et des administrations de l’État à ces violences présentées comme spontanées et justifiées avec les offensives du Front patriotique rwandais.
On observe, à vous suivre, un phénomène de racialisation qui s’abat sur le Rwanda.
Oui, et cela aboutit à nier toute dimension politique et sociale. Les Tutsi du Rwanda n’étaient pas les « complices » du FPR et, de la même manière, le FPR ne pouvait être tenu comme un mouvement exclusivement ethnique, se résumant à la minorité tutsi persécutée. Composé de Tutsi et de Hutu d’opposition, celui-ci se présente comme une force politique intérieure en lutte contre la dictature d’Habyarimana (bien qu’opérant depuis l’Ouganda, avec l’aide très relative du régime du président Museveni). La Commission de recherche a beaucoup développé, archives à l’appui, le système de radicalisation du régime Habyarimana concourant au processus génocidaire ainsi que la transformation des Tutsi en ennemis intérieurs. Comme le présentait la propagande hutu, leur extermination devait permettre de mieux lutter contre le FPR, assimilé à une menace ethnique absolue, un danger véritablement existentiel.
Les spécificités du génocide des Tutsi rejoignent en partie celle du génocide des Arméniens, bien étudié par le professeur Raymond Kévorkian, membre de la Commission. Mais à l’époque du premier, les recherches sur le second n’étaient pas aussi assurées qu’elles ne le sont aujourd’hui , ce qui limitait les capacités d’analyse de ce qui se déroulait au Rwanda. Toutefois, de nombreuses alertes convergeaient vers les autorités françaises qui disposaient, en particulier au Quai d’Orsay et à l’Élysée, d’un outil très performant quoique jamais exploité, comme la Commission l’a relevé, à savoir le traité international signé par la France sous la forme de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948.
Malgré ses particularités, le génocide des Tutsi renforce les caractéristiques générales du génocide, en particulier les capacités d’un régime, dirigé par un parti unique – mais cela vaut aussi pour régime pluraliste – à mobiliser les forces de l’État et à les mettre au service d’une « solution finale ». Les archives dépouillées en nombre révèlent ces facteurs de radicalisation accélérée et l’incompréhension, associée à des formes de dissimulation ou de désinformation, de cette réalité alarmante.
Dans le cas des Tutsi, personne n’a pris la mesure du processus génocidaire en cours. Celui-ci a été rapporté à des massacres inter-ethniques, ce qui a rendu cette catastrophe très difficile à anticiper, alors même qu’un rapport de l’Organisation de l’Unité africaine de 2000 l’a reconnue comme « un génocide qu’on aurait pu stopper ». Ainsi, le génocide n’a été stoppé qu’à l’extrême fin, par les troupes du FPR lorsque celles-ci ont défait les forces armées rwandaises, pris le contrôle de l’État et combattu les milices génocidaires. Ces dernières ont aussi fini par être neutralisées au sud-ouest du Rwanda par les forces françaises de Turquoise.
L’historienne Annette Wieviorka s’est retirée de la Commission car elle ne se sentait pas prête, entre autres, « à plonger dans un autre abîme » (La Croix, 18 octobre 2019). Ce « génocide au village » (Hélène Dumas) revêt en effet une violence particulière que l’on retrouve dans votre rapport, notamment contre les femmes et les enfants. Quels sont les documents qui vous ont le plus marqué en tant qu’historien ?
Les renseignements sur le processus génocidaire ne s’affichent pas de manière très explicite dans les archives françaises. Certes, il est indispensable aux autorités françaises de présenter et de se représenter un régime respectable, d’avenir pour la politique africaine de la France, mais il reste difficile, même aux plus lucides, de concevoir l’entreprise criminelle d’un État qu’ils servaient au titre de la coopération civile et militaire. Plusieurs d’entre eux produisent toutefois des notes, des rapports, des synthèses d’une grande perspicacité et, disons-le, d’un grand courage aussi. Les hommes et les femmes n’ont pas été entendus. Pire, ils ont été écartés des chaînes de décisions concentrées à l’Élysée.
En 1994, quand s’enclenche la phase paroxysmique, les forces françaises envoyées à Kigali pour évacuer les ressortissants occidentaux du Rwanda reçoivent pour consigne de se tenir très à distance des scènes de massacre qui se multiplient dans la capitale. Cela n’empêche pas les opérateurs de l’ECPAD de filmer les rues de Kigali transformées en cimetières à ciel ouvert. Durant l’opération Turquoise de l’armée française au sud-ouest du pays, des militaires et des diplomates recueillent des informations sur les sites d’extermination des Tutsi et sur les agissements des tueurs. Celles-ci seront communiquées par la suite au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR).
Le rapport montre assez bien deux lignes se dessiner : celle de François Mitterrand, Pierre Bérégovoy et Roland Dumas qui voulaient que la France reste au Rwanda en 1993, et celle du ministre de la Défense Pierre Joxe qui plaidait pour un retrait. Certains de ses écrits, que vous relatez, montrent qu’il était l’un des seuls à comprendre ce qui était en train de se jouer au Rwanda. Comment expliquez-vous « l’aveuglement » de la majorité du gouvernement socialiste ?
L’aveuglement est le résultat du déni et de la défense obstinée, maladive, d’une politique dont beaucoup considèrent pourtant qu’elle est dangereuse, qu’elle repose sur des analyses erronées (comme sur les risques d’une menace anglophone sur l’Afrique francophone) et qu’elle est en train de se mettre au service d’un régime radicalisé au détriment de l’aide à une population très fragilisée (par l’épidémie de SIDA et la sous-nutrition endémique, notamment). Plus les craintes s’expriment au sujet de l’engagement français au Rwanda, plus cela devient un dogme qu’il faut défendre, en particulier à l’Élysée avec des méthodes très problématiques que le Rapport a détaillées. Nous vous y renvoyons, en particulier dans le chapitre 7.
Au moment du génocide, la France est en situation de cohabitation. Édouard Balladur est à la tête du gouvernement depuis mars 1993, Alain Juppé aux Affaires étrangères et François Léotard à la Défense. Y a-t-il une fracture entre l’Élysée et Matignon sur la conduite à tenir au Rwanda ?
Édouard Balladur, à la tête du gouvernement de cohabitation, tente de mettre fin à cette politique française qu’il perçoit comme excessivement présidentielle (« de président à président », selon l’expression relevée dans les archives) et répondant à des conceptions surannées de la présence de la France en Afrique. Il ne parvient qu’à moitié à réorienter les agissements de la France au Rwanda mais son action, celle d’Alain Juppé son ministre des Affaires étrangères et celle de François Léotard son ministre de la Défense, contribuent à faire sortir le pays d’une forme de co-belligérance avec un régime définitivement discrédité par le génocide. Toutefois, l’Élysée lui impose une série de conditions qui amènent la France à refuser l’arrestation des présumés génocidaires réfugiés dans la zone Turquoise et à poser une forme d’équivalence des massacres entre le génocide des Tutsi et les représailles du FPR, qui va progressivement nourrir la thèse du double génocide, « des » génocides rwandais, d’un relativisme confondant.
Sur le terrain, militaires et diplomates français parviennent au contraire à définir précisément victimes et bourreaux et à distinguer le génocide des Tutsi des représailles du FPR. Voulue par Édouard Balladur et son gouvernement, acceptée par François Mitterrand et son cabinet qui saisissent l’intérêt de cette nouvelle intervention française, l’opération Turquoise agit incontestablement sur un plan humanitaire. Mais, comme le démontre le Rapport, l’objectif d’ « arrêt des massacres » n’est qu’une réponse très imparfaite à une situation de génocide qui exige un usage de la force contre les génocidaires. L’opération Turquoise, au contraire, a mené à ses débuts une tentative d’action plus offensive sur le FPR pour mieux maintenir un d’équilibre sur le terrain, propice à la relance d’accords de paix signés à Arusha l’année précédente et au maintien de l’influence française au Rwanda. Finalement, la France décide de se retirer sans tarder, deux mois après le début de l’intervention, de par la volonté d’Édouard Balladur qui a reconnu, à la sortie du Rapport, le poids de ce qu’il a appelé « les cercles bellicistes » –sans préciser toutefois d’où ils agissaient…
Le génocide démarre le 7 avril 1994, quelques heures après le crash de l’avion du président Habyarimana. La présence d’armes en grande quantité et la rapidité avec laquelle sont mis en place les barrages montrent que le génocide était bien prémédité. Combien de temps la France met-elle à comprendre la nature des massacres perpétrés contre les Tutsi ?
L’analyse officielle immédiate portée sur le début des tueries à grande échelle conclut à des massacres entre ethnies, suggérant que des éliminations de Hutu suivront celles des Tutsi. Quant à l’assassinat en masse des Hutu démocrates, il est déconnecté du processus génocidaire, lequel appelait pourtant à la destruction systématique des « complices » du groupe cible. Cette vision perdure jusqu’à la décision d’Alain Juppé de reconnaître le génocide des Tutsi le 16 mai 1994. Mais cette forte et courageuse déclaration faite à Bruxelles reste sans lendemain. Elle ne s’impose ni à son administration du Quai d’Orsay ni au gouvernement auquel il appartient, ni a fortiori à l’Élysée.
Rapidement, la position française revient au constat de massacres dits « inter-ethniques », parfois dénommés « génocides » en dépit du progrès dans la reconnaissance internationale de l’extermination des Tutsi. Et lorsque la France décide de s’impliquer dans la création du TPIR, actée le 8 novembre 1994 (résolution 955 du Conseil de sécurité), elle le fait, comme le démontre encore le Rapport de la Commission de recherche, en poursuivant un objectif souterrain de possible mise en accusation du nouveau régime de Kigali issu de la victoire du FPR. Celle-ci, comme nous l’avons envisagé, s’apparente au regard de l’engagement français au Rwanda à une nouvelle défaite coloniale, d’autant plus profonde qu’elle n’est ni reconnue ni formulée. En lieu et place, les autorités françaises s’engagent dans un bras de fer de près de trente ans avec Kigali. Cet état de tension extrême a pris fin avec la visite historique du Président Emmanuel Macron au Rwanda le 27 mai dernier, marquée par un très important discours de reconnaissance du génocide des Tutsi et des « responsabilités accablantes » de la France dans le processus qui y a conduit.
L’opération Turquoise est l’objet de nombreuses interrogations et critiques. Qu’avez-vous découvert sur celle-ci ? À la lecture du rapport, on a le sentiment que les hommes sur le terrain reçoivent des ordres extrêmement vagues…
Ces ordres vagues sont le résultat des vives luttes internes, au sein de l’exécutif – et alors que le Parlement est systématiquement tenu à l’écart –, rendant éminemment complexe et même périlleuse l’action des forces militaires sur le terrain. C’est ce qu’a souligné, à la sortie du Rapport, l’ancien adjoint du général Lafourcade, le colonel Patrice Sartre, patron du groupement nord de Turquoise. Mais notre Rapport souligne, preuves archivistiques à l’appui, la compétence du commandement opérationnel et la qualité des officiers comme des soldats déployés. Il est certain que le sort des rescapés de Bisesero, que nous qualifions d’« échec » et de « drame »,résulte de ces ordres vagues masquant une tonalité encore très fortement anti-FPR de Paris, alors même que le mouvement armé entreprend d’arrêter le génocide tout en menant la guerre aux FAR.
Quelles sont les personnalités qui ont alerté rapidement sur le génocide des Tutsi et dont vous aimeriez souligner le rôle ?
Les responsables de la coopération militaire au Rwanda, le colonel Galinié, le général Varret ; le colonel Sartre, particulièrement lors de l’opération Turquoise avec son adjoint, le lieutenant-colonel de Stabenrath, tous deux très remarquables. Des diplomates comme Antoine Anfré, Yannick Gérard, Thérèse Pujolle, des directeurs d’administration centrale comme Jean-Claude Mallet patron de la DAS, des conseillers de ministres ou leurs directeurs de cabinet tels Jean-Pierre Filiu, François Nicoullaud, le préfet Lépine ; les ministres Pierre Joxe ou l’ex-Premier ministre Michel Rocard, les chercheurs rattachés au CAP ou à la DAS, Jean- François Bayart, Roland Marchal, Pierre Conesa, ou encore Jean-Pierre Chrétien du CNRS ; les responsables de la coopération civile au ministère du même nom comme Jean-Mchel Severino ou des coopérants français comme Thérèse Pujolle, ceux de la Caisse de développement. La France au Rwanda, ce sont aussi eux. Notre Rapport met en valeur leur action articulée avec une pensée ferme, documentée et lucide. J’invite les lecteurs de cet entretien à s’y référer.
D’autres noms devraient encore être cités : des députés de droite comme de gauche interpellant en vain les gouvernements avec de solides dossiers. De même, en dehors du périmètre national, les représentants de la Nouvelle-Zélande et de la République tchèque au Conseil de sécurité sont à rappeler pour leur action déterminée en faveur de la reconnaissance du génocide des Tutsi aux Nations Unies. Ils n’ont pas été entendus à l’époque, ou trop tardivement. Ils le sont aujourd’hui, pour certains grâce au Rapport qui a souligné leurs mérites effectifs il y a près de trente ans de cela, les réhabilitant pour certains. Et c’est justice. La France comme le monde ont besoin d’exemples, de figures et de récits qui participent de la construction des sociétés démocratiques.
Les membres unanimes de la Commission ont tenu à inscrire au terme de leur travail une série de trois recommandations (voir l’encadré ci-dessous) sur lesquelles travaillent actuellement la Présidence de la République et le gouvernement, et qu’ont reconnues les commissions de la Défense et des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale lorsque j’ai été auditionné en session plénière, le 11 mai 2021. D’éloquentes allocutions d’ouverture de la présidente Françoise Dumas et du président Jean-Louis Bourlanges ont accueilli notre travail. L’histoire s’est écrite avec cette Commission, avec ce Rapport, et nous sommes personnellement fiers d’avoir été jusqu’au bout de cette recherche, avec la conviction qu’elle va continuer, en s’arrimant aux recommandations faites et à leur réalisation prochaine.
La force de la recherche est indéniable, elle doit être défendue et mise au service de l’enseignement, de la pédagogie, c’est ma conviction. Nous travaillons à quelques-uns de la Commission pour finaliser une brochure pédagogique sur le génocide des Tutsi, qui sera disponible à l’automne prochain pour tous les professeurs et les étudiants en CPGE ou à l’université. Et nous engageons individuellement de nouvelles recherches, sur la base du rapport de la Commission qui constitue, nous le pensons, nous le démontrons, un socle fondateur. Bien plus qu’une brèche dans le déni, le Rapport communique aux sociétés présentes un savoir fondamental sur la responsabilité de la France dans le génocide des Tutsi. La vérité est passée, et il a fallu une recherche collective à la mesure des enjeux historiques et moraux pour parvenir à ce tournant de connaissance.