« L’Europe des possibles est un palimpseste, un livre toujours réécrit », une conversation avec Laurent Warlouzet
Europe sociale, de marché, néomercantiliste et ultralibérale sont autant de dynamiques dans une Europe en formation, de 1945 à nos jours. Comment définir ces termes ? Quelles voies aurait pu emprunter le continent ? Nous avons interrogé Laurent Warlouzet à propos de son dernier ouvrage.
Structure et concepts centraux
Vous distinguez, pour l’Europe non communiste depuis 1945, quatre types de politiques économiques : sociale, de marché, néomercantiliste et ultralibérale. Pouvez-vous revenir sur ces deux dernières formes de politiques économiques ?
Le livre n’avait pas une ambition typologique au départ, mais celle-ci s’est imposée au fur et à mesure de mon enquête. Je suis parti d’une interrogation sur la forme d’organisation optimale des sociétés pour maximiser la prospérité, la cohésion sociale et, de plus en plus, la protection de la planète. Je me suis donc intéressé à l’État, aux politiques publiques, particulièrement aux politiques publiques nationales, très actives après 1945 avec l’apogée de l’État-providence, de l’État industriel en Europe. J’ai également étudié les institutions européennes car nous sommes confrontés, que nous le voulions ou non, à leur création puis à leur renforcement après 1948.
J’ai ensuite étendu l’ampleur chronologique et géographique de mes investigations et je me suis retrouvé face à un très grand nombre d’évènements, de faits, de décisions économiques qui portaient parfois des noms différents en fonction des pays et des positionnements politiques, des environnements idéologiques. J’ai donc éprouvé le besoin de regrouper tous ces évènements en plusieurs catégories pour mieux percevoir les débats. Cela me donnait une forme d’intelligibilité du multiscalaire en donnant une cohérence à des débats qui pouvaient avoir lieu dans différents pays et à différents niveaux de compétences, national, européen, mondial, car je prends également en compte les organisations mondiales, et à différentes époques.
Évidemment, l’opposition primaire que nous voyons bien est celle qui confronterait les libéraux aux partisans de politiques plus sociales. Je n’ai pas utilisé le terme de “libéral” du fait des représentations – positives ou négatives selon les pays – auxquelles il est associé. Il est ainsi, en France, associé à l’ultralibéralisme économique, tandis qu’il est plutôt perçu positivement aux États-Unis mais également en Allemagne, comme le montrent des historiens du politique : le terme libéral est considéré comme plus à gauche – en témoigne l’existence du “linksliberalismus” [« libéralisme de gauche »] en Allemagne.
J’ai donc préféré utiliser des termes descriptifs, qui ne renvoient pas à une école économique particulière, car il est toujours hasardeux de tisser un lien entre un penseur et des décisions de politiques publiques. D’autre part, beaucoup de penseurs n’ont pas une pensée parfaitement cohérente. Les conceptions de Keynes sur le libre-échange, par exemple, ont pu évoluer, même si elles sont restées dans le même cadre.
Je me suis donc retrouvé face à deux catégories. D’une part, les politiques de marché s’incarnent dans l’idée que la libéralisation permet d’augmenter la croissance puis le bien-être collectif et social, et d’autre part les politiques sociales. Je me suis cependant rendu compte qu’il y avait deux apories dans cette dualité. D’abord, le tournant néolibéral des années 1980-1990 tel qu’il est désigné dans les discussions contemporaines ne pouvait pas être subsumé sous la catégorie des simples partisans du marché. J’ai donc pensé qu’il était nécessaire de distinguer au sein de cet ensemble les plus radicaux : les « ultralibéraux ». Ils souhaitent certes promouvoir des politiques de marché mais veulent en plus démanteler l’État-providence et s’attaquer à tout cet appareil de protection sociale qui avait été bâti, depuis 1945 en France mais parfois plus tôt dans d’autres pays. L’autre différence de ces ultralibéraux par rapport à des libéraux plus classiques est que les premiers consacrent le marché et l’individualisme comme valeur ultime au-dessus de la société, à l’inverse des libéraux classiques qui inséraient le marché dans la société.
Pourquoi avoir choisi le terme “ultralibéral” plutôt que “néolibéral” ?
J’ai choisi cette catégorie d’ultralibéraux plutôt que celle de “néolibéraux” après avoir beaucoup hésité, ce n’est pas une certitude absolue. Dans mon champ académique, l’histoire du capitalisme, le terme néolibéral renvoie à une école de pensée qui s’est constituée à la fin des années 1930 avec le colloque Lippmann et qui selon moi est assez diverse. Je me retrouvais avec le problème que j’avais eu avec le keynésianisme. Si je réfléchis en termes d’inscription dans une généalogie intellectuelle, je n’arrive pas à voir la cohérence entre tous les participants au colloque Lippmann. J’avais beaucoup étudié Robert Marjolin dans les années 1960, qui était un socialiste libéral, atlantiste avec une réflexion planificatrice et portée sur les “investissements collectifs” dans les années 1960. C’était cela son projet de planification européenne. À l’époque, on avait peur que les entreprises surinvestissent, notamment dans l’automobile et les socialistes, avec Marjolin, pensaient qu’il fallait guider les financements vers des investissements collectifs comme le secteur hospitalier, les équipements sportifs.
Marjolin est-il donc néolibéral ? Oui, il est néolibéral comme l’ont montré mes collègues François Denord et Hagen Schulz-Forberg, au sens où il a participé au colloque Lippmann et où il veut réformer le libéralisme 1. Mais ce n’est pas un ultralibéral au sens où il voudrait démanteler l’État-Providence. C’est pour cela que j’ai voulu établir la catégorie d’ultralibéral en la définissant en référence aux « ultras » contre-révolutionnaires, et en reprenant des réflexions de politistes, notamment américains, comme Paul Pierson et d’autres qui insistent sur cette volonté de s’attaquer à l’État-Providence que l’on retrouve dans mon livre chez Thatcher et Reagan, mais aussi chez Lambsdorff en Allemagne, et Madelin en France, même si le cas français est un peu plus complexe 2.
En plus de ces trois catégories, vous définissez le néomercantilisme. D’où vient cette catégorie ?
Lorsque l’on étudie le fonctionnement concret des marchés, et notamment lorsque l’on va dans les archives des entreprises, on se rend compte que beaucoup de chefs d’entreprise ne sont pas attachés à cet idéal de marché de concurrence pure et parfaite et qu’au contraire, le meilleur moyen de maximiser les bénéfices est d’obtenir des monopoles, des rentes de situation. C’était d’ailleurs ce que dénonçait Adam Smith dans La Richesse des nations. Il ne s’attaquait pas aux communistes (aux « partageux » pour employer la terminologie de l’époque) mais aux capitalistes monopolistiques, pour utiliser un vocabulaire marxiste.
J’ai constaté, pour ma thèse sur les années 1950-1960, que beaucoup de chefs d’entreprises étaient opposés au traité de Rome par attachement au protectionnisme. J’ai donc éprouvé la nécessité de trouver une autre catégorie dans laquelle le principal outil de la politique publique n’est ni de libérer les marchés, ni de compenser ses effets négatifs en protégeant les plus faibles – c’est comme cela que je définis les politiques sociales et environnementales, même si la question de l’appartenance de l’environnement au social m’a été posée.
Une nouvelle catégorie rassemble donc ceux qui veulent tordre le marché, s’opposer au libre-échange, non pas au bénéfice des plus faibles mais au contraire à celui des producteurs, que ce soient des entreprises privées ou publiques. C’est comme cela que se définit le néomercantilisme, par la priorité absolue attribuée au potentiel économique national, aux producteurs économiques nationaux, et au-delà à la puissance du pays. J’ai repris une catégorie qui est mobilisée par certains politistes, ce n’est pas moi qui l’invente, à partir du colbertisme, dont le but premier était de renforcer le potentiel industriel et donc militaire français à l’époque de Louis XIV.
Cette catégorie est intéressante car elle montre que l’on peut être interventionniste sans être nécessairement social au sens où l’on cherche à protéger les plus faibles. Les autorités publiques peuvent accorder des aides et des privilèges aux entreprises, tolérer les cartels sans forcément que cela bénéficie au consommateur ou au salarié.
Peut-on traduire ces catégories sur le plan politique ?
La catégorie du néomercantilisme, comme les trois autres, me semble féconde également pour ses implications politiques. Ces trois catégories – politique de marché, sociale et néomercantiliste, peuvent aussi, même si mon ouvrage porte surtout sur la dimension économique et sociale, avoir des prolongements en termes de politique internationale, de diplomatie. Les libéraux s’attachent au libre-échange, aux règles de droit. Les partisans d’une approche sociale vont plus s’attacher à la promotion de solidarités actives, y compris par des politiques plus volontaristes. Enfin, les néomercantilistes sont ceux qui vont mettre en valeur des notions d’identité, d’affirmation assez agressive, dans un sens plus ou moins radical. C’est pour cela que dans mon livre, j’estime que, pour moi, la version la plus extrême d’un État néomercantiliste est l’Allemagne hitlérienne.
En effet, c’était un régime capitaliste mais absolument pas libéral. Les entreprises privées étaient bien protégées si elles n’étaient pas dirigées par des opposants au régime, elles engrangeaient des bénéfices mais les marchés étaient organisés par l’État et toutes les ressources étaient orientées en fonction des priorités de la communauté nationale telle que Hitler la concevait, l’impératif étant le réarmement de l’Allemagne 3. Cela ne signifie pas que tous les néomercantilistes étaient ou sont des nationaux-socialistes mais, dans cette typologie, j’essaie d’envisager les catégories extrêmes dans une démarche pédagogique. Je ne veux pas diaboliser les néomercantilistes : ce sont ceux qui sont sensibles à une communauté nationale, régionale, peut-être même européenne mais qu’il faut promouvoir par des mesures actives, y compris allant contre le marché, donc cela peut s’exprimer dans du nationalisme, dans du patriotisme, et ce n’est ensuite pas à moi de décider s’il s’agit de quelque chose de positif ou de négatif.
Ces catégories peuvent-elles dans la réalité se mêler ?
Ce que j’explique également dans le livre, c’est que ces trois catégories – sociale, de marché et néomercantiliste – ont chacune une version radicale. Pour la vision favorable au marché, ce seront les ultralibéraux, pour le socialisme, cela pourrait être l’URSS si l’on considère que c’est véritablement une manifestation de socialisme dans toute son essence, et pour les néomercantilistes des régimes autoritaires, bellicistes et autarciques.
Mais il y a également des combinaisons possibles. Les années 1950, 1960 et 1970 sont des années où le néomercantilisme s’est combiné avec l’approche sociale. Il y avait des politiques industrielles fortes au bénéfice du potentiel industriel national mais également des salariés qui avaient une certaine protection.
Aujourd’hui, lorsque j’observe Donald Trump ou Viktor Orban, j’ai l’impression que nous avons une combinaison de néomercantilisme – car Trump par exemple est protectionniste – et d’ultralibéralisme. Trump a à la fois protégé ses entreprises, notamment les grandes entreprises pétrolières, et en même temps attaqué les législations environnementales de manière inédite.
Ces trois catégories peuvent donc s’hybrider en fonction des époques : ce n’est pas simplement pour ou contre le marché, il y a trois pôles qui interagissent.
Ces catégories sont donc finalement des idéal-types qui dans la réalité sont hybrides : la Politique Agricole Commune (PAC), à la fois sociale et néo-mercantiliste, en est un exemple. Pourriez-vous revenir sur ce mélange entre les deux logiques ?
La PAC est peut-être la meilleure illustration de l’intérêt de la catégorie du néomercantilisme. En effet, la PAC est une politique qui, à l’origine, avait une dimension sociale. Je ne suis pas le premier à le dire : Ann-Christina Knudsen appelait la PAC le « rescue of the agricultural Welfare State », à la suite d’Alan Milward, son directeur de thèse, qui associait la construction européenne au « sauvetage de l’État-nation » 4.
La PAC, à l’origine, avait donc une forte dimension sociale au sens où l’idée était de redistribuer des ressources vers une catégorie socio-professionnelle confrontée à des mutations très fortes, avec l’exode rural, l’industrialisation de l’agriculture et le déclassement social. Les agriculteurs dans les années 1940 étaient au centre d’une société de pénurie tandis que dans la société de l’industrie-reine, de la tertiarisation des années 1960, les agriculteurs étaient perçus comme des symboles du passé. La PAC a donc aidé à fluidifier cette transition. Je l’ai montré dans un article cité dans le livre : de Gaulle était confronté à des manifestations agricoles assez violentes en 1960-1961 et la PAC l’a aidé sur ce plan.
Il y avait donc une dimension sociale de la PAC, qui était d’ailleurs prévue dans le traité de Rome mais, par la suite, le mécanisme de la PAC est devenu de plus en plus néomercantiliste car il s’est caractérisé par une politique d’aides aux producteurs en fonction de la production et a donc favorisé les gros producteurs. En termes redistributifs, la PAC a fonctionné pendant des décennies comme une politique néomercantiliste au sens où elle a aidé d’abord les plus puissants. Elle se caractérisait par ailleurs par des outils très protectionnistes avec des taxes très fortes à l’importation et des aides à l’exportation.
Cette Politique Agricole Commune, depuis 1992 et surtout 2003 s’est libéralisée et verdie, avec des velléités de retour à une dimension plus sociale et environnementale mais cela reste une politique assez protectionniste. La PAC des années 1960, 1970 et 1980 est un excellent exemple d’une politique néomercantiliste : on mène une politique qui va à l’encontre du libre-échange non pas pour favoriser les plus faibles mais pour aider les plus gros producteurs. Je ne dis pas cela dans une dimension normative car le but de la PAC, lorsqu’elle a été créée en 1962, était également d’augmenter la production agricole dans une perspective d’autosuffisance : les rationnements alimentaires avaient été supprimés seulement en 1949 en France, cela restait donc une dimension non négligeable.
Il est intéressant d’observer que votre étude se structure généralement en trois temps, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne, puis, parfois, d’autres pays européens. Ces trois premiers pays incarnent-ils chacun un certain idéal-type, social, ultralibéral, néo-mercantiliste ?
J’ai choisi ces trois pays pour des raisons à la fois pratiques et heuristiques. Pratiques car pour une étude qui porte sur 70 ans, je ne pouvais pas étudier tous les pays européens, j’ai donc pris les trois plus grands. Ils représentent par ailleurs également des formes d’actions publiques différentes, mais pas forcément des idéal-types au sens où ils pourraient être associés directement à une des trois catégories. Ce sont des mélanges de ces catégories, mais avec des tendances. La France a ainsi une tendance néomercantiliste peut-être plus affirmée dans son discours, mais pas forcément dans les pratiques car je montre que la politique industrielle notamment britannique était assez forte et qu’il y avait également une politique industrielle, non revendiquée comme telle, en Allemagne.
Il est donc certain que la France professe un néomercantilisme beaucoup plus affirmé, que ce soit aux échelles nationales ou européennes, d’où cette rhétorique de l’Europe puissance qui est mobilisée aujourd’hui par Emmanuel Macron. Elle s’inscrit en partie dans la geste gaullienne de “L’Europe européenne”, le Général de Gaulle utilisant cette expression pour établir une différence avec l’Europe atlantique, question sur laquelle nous avons un peu évolué. Cela s’inscrit en tout cas clairement dans une ambition néomercantiliste.
C’est un peu moins présent en Grande-Bretagne et en Allemagne où la rhétorique est plus libérale de manière structurelle mais où l’on trouve tout de même des équilibres changeants en fonction des époques. À Londres, la rupture de 1979 avec l’arrivée de Margaret Thatcher, ne doit pas occulter la Grande-Bretagne des années 1970 qui était en fait assez interventionniste, qui a soutenu un peu l’Europe sociale même si c’était toujours de manière gauche, avec déjà la thématique de “l’awkward partner”, le “partenaire maladroit”.
Ces trois pays sont donc pour moi utiles car ils sont puissants, influents dans les équilibres européens et internationaux. Ils représentent des modalités d’équilibre entre ces trois pôles, de marché, social et néomercantiliste, différents, évolutifs car je ne veux pas non plus essentialiser ces trois pays en disant qu’ils constituent des modèles intemporels. Il y a des tendances : néomercantiliste en France et de marché dans les deux autres pays tandis que la France et le Royaume-Uni répondent plus à une pratique centralisatrice que l’Allemagne.
Mais ils ne correspondent pas directement à des idéal-types, les catégories que je reconstitue étant abstraites et anachroniques par définition, même si dans quelques exemples que je cite, la rhétorique néomercantiliste n’était pas forcément inconnue, même en Allemagne. Ainsi, aux débuts des années 1980, les Anglais et les Allemands se plaignent des tendances qu’ils qualifient de “colbertistes” des Français. Il y avait donc tout de même une grille de lecture, un lexique qui était convoqué à l’époque et qui s’inscrivait dans cette généalogie.
En quoi l’Allemagne est-elle un exemple particulièrement intéressant ?
Si je me suis intéressé à ces trois pays alors qu’il aurait été pertinent d’en étudier également d’autres, c’était aussi pour tenter modestement et très imparfaitement de compléter les lacunes de l’historiographie sur l’Allemagne. L’histoire des politiques économiques et sociales française est très riche, et de même pour l’Angleterre avec, par exemple, beaucoup de débats sur le thatchérisme. Cela est moins vrai pour l’Allemagne, de l’aveu même des collègues allemands car ce ne sont pas des thématiques très porteuses la-bas – un collègue allemand me disait que la politique économique allemande fonctionnait bien, et donc qu’il n’y avait pas de raisons de l’étudier… Surnagent quelques ouvrages, de Tim Schanetzsky et d’autres, Ralf Ahrens également par exemple, mais beaucoup moins qu’en France – où il y a profusion de travaux sur les politiques économiques de Mitterrand, ou de Gaulle.
Je trouvais donc qu’il était intéressant de reconstituer ces tentatives de politique industrielle allemande et les débats sur un tournant ultralibéral ou non autour de 1980 avec Otto Lambsdorff, et la question de la nécessité de limiter les aides d’État. Il est intéressant d’ailleurs de voir qu’à ce moment, se déploie le même débat au niveau européen avec le contrôle des aides d’État nationales et au niveau des régions avec le contrôle des aides des Länder, avec certains plutôt restrictifs, libéraux et d’autres Länder comme la Rhénanie du Nord – Westphalie plus néomercantilistes. J’ai donc beaucoup étudié l’Allemagne pour sa position centrale mais également pour son déficit historiographique.
Des alternatives non advenues
Le rapport aux États-Unis et à l’URSS est structurant pour les pays européens et vous montrez que l’Union n’était qu’une alternative qui s’est imposée après l’échec d’une “Grande Europe” et les impasses de la voie mondiale. En quoi consistaient ces deux projets ?
Il est vrai que la coopération européenne était au départ organisée par la Commission économique pour l’Europe de l’ONU, étudiée par Sandrine Kott dans un livre récent 5, et il est également vrai que l’ambition initiale, en 1945, était de promouvoir une organisation du monde qui allait réguler l’économie et le commerce. Il y avait différents projets autour de ce qu’on appelait l’Organisation mondiale du commerce. Jean-Christophe Graz avait révélé l’ampleur de ces réflexions interventionnistes qui associaient libéralisation du commerce et développement des pays les plus pauvres, avec la protection de certains secteurs 6. Tout cela n’a pas été réalisé pour plusieurs raisons, la guerre froide en particulier.
Ensuite, dans le camp occidental, plusieurs projets de reconstruction de l’Europe existaient dans les années 1950. Les plus importants étaient nationaux. Ils auraient pu prévaloir, avec une absence totale d’organisation européenne et une simple régulation mondiale par le GATT, l’ONU, le FMI. Simplement, des pays comme la France estimaient que par la construction européenne, on allait obtenir plus de contrôles de l’Allemagne.
L’idée du contrôle de l’Allemagne est d’ailleurs très forte dans la construction européenne et j’y consacre une partie de la conclusion. Ce pays a toujours eu une place centrale, mais celle-ci était liée à des facteurs structurels car l’Allemagne, depuis le dernier tiers du XIXe siècle, est la principale puissance économique et démographique d’Europe continentale. Se pose donc nécessairement un problème de rapports de force avec la France qui est plus petite démographiquement et économiquement. La construction européenne a alors été vue comme un moyen de contrôle de l’Allemagne et d’apprivoisement de la mondialisation.
Une alternative qui aurait pu s’imposer est celle de la zone de libre-échange prônée notamment par l’Angleterre, qui aurait pu devenir dominante jusqu’au plan Rueff de 1958.
Il y avait en effet différentes formes de construction européenne et ce que je mets en valeur dans cet ouvrage, ce sont deux alternatives à l’intégration européenne. La voie mondiale, que j’ai déjà évoquée : on ne fait rien au niveau européen et on se contente de l’OMC et du FMI, du BIT et de l’OMS, comme beaucoup d’autres pays dans le monde.
L’autre voie, c’est la grande Zone de libre-échange : l’Europe doit se limiter à des arrangements commerciaux, libéraux, sans trop de régulation et sans institutions contraignantes. C’est un projet qui avait été présenté par les Britanniques en 1956 comme complément ou alternative au marché commun. Il y a une ambiguïté assez forte ici : on est passé du complément à l’alternative, le but des Britanniques étant de torpiller le marché commun en s’appuyant sur les éléments les plus libéraux ou ordolibéraux de l’Europe des Six, comme Ludwig Erhard, ministre de l’Économie allemand qui était assez méfiant envers le Marché commun, qui devint la Communauté économique européenne en 1957, l’ancêtre de l’Union européenne de 1992, considéré comme trop interventionniste et trop contraignante. Il était donc plutôt intéressé par cette zone de libre-échange qui aurait permis d’atteindre ce que les partisans de politiques de marché appelaient de leur vœu, c’est-à-dire un rétablissement du libre-échange européen et international avec un minimum de contraintes institutionnelles.
C’était donc un projet de 1956 à 1958 et, finalement, de Gaulle l’a brisé en revenant au pouvoir et en rétablissant l’autorité politique et financière de la France avec un plan d’austérité, le plan Pinay-Rueff, même si c’est Jacques Rueff qui a joué un rôle considérable pour renforcer sa dimension libérale et notamment libre-échangiste 7.
Plus largement, l’Angleterre, sous Margaret Thatcher, a échoué dans ses tentatives ultralibérales pour façonner l’Europe, notamment à travers les deux mémorandums que vous étudiez. Ces tentatives n’ont-elles eu aucun impact sur la construction future de l’Union européenne ?
Le projet de la zone de libre-échange ressort périodiquement. Subsiste toujours la tentation pour les Britanniques, quand ils sont dans la Communauté européenne à partir de 1973, de s’opposer à l’Europe sociale, à l’Europe industrielle et de promouvoir une Europe qui soit minimaliste sur le plan des règles. C’était le projet de Thatcher de marché unique. J’en parle beaucoup dans le livre, en montrant toutes les ambiguïtés de Thatcher, qui a été pro-européenne au sens où elle n’était pas fédéraliste mais a soutenu activement le projet de marché unique. J’ai identifié des mémorandums de la Grande-Bretagne en 1984-1985, c’est-à-dire des propositions positives de Londres envers ses partenaires de Bruxelles, puis, des mémorandums où, en 1986-1987, Thatcher demandait explicitement la « dérégulation ». Dans sa vision, le marché unique devait être la suppression des règles plutôt que la définition de règles européennes. Même certaines législations sur l’égalité hommes-femmes suscitaient son opprobre.
Elle échoue, mais le projet ressort dans un troisième temps, avec le Brexit. Parmi les partisans du Brexit, on retrouve les hérauts du Singapore-on-Thames, c’est-à-dire de transformer la Grande-Bretagne en une espèce d’emporium dérégulé libéré des chaînes socialisantes de l’Union européenne : peu de taxations, peu de contraintes en termes de droit de travail notamment, afin d’attirer des entreprises. Ce qui est intéressant, c’est que cet ouvrage constituait un programme lancé par quelques jeunes députés conservateurs il y a quelques années et ils sont maintenant tous ou presque ministres de Boris Johnson.
Cette idée du Singapore-on-Thames serait-elle donc dominante au sein du cabinet de Boris Johnson ?
Je ne dis pas que le programme est appliqué parce qu’aujourd’hui, Boris Johnson se fait plutôt connaître par une rhétorique assez interventionniste. Mais cela veut tout de même dire que cette tendance, ce réflexe de la zone de libre-échange, c’est-à-dire d’une Europe minimaliste, avec une espèce de course vers le bas, de darwinisme législatif, est toujours active.
Est-ce que le Brexit va mener à des législations britanniques qui vont dans le sens d’une amélioration ? C’est ce que disait Boris Johnson : avec le Brexit, il allait pouvoir mettre en place des législations plus protectrices. Ou est-ce que la tentation inverse du darwinisme législatif va prévaloir ? Il y a eu des indices en ce sens avec des documents un peu inquiétants qui ont circulé en interne, à Downing Street. Si la Grande-Bretagne veut conclure un accord avec les États-Unis, peut-être ces derniers vont-ils demander des contreparties en termes de normes alimentaires. C’est vrai que les normes européennes sont relativement sévères en termes d’OGM, de bœuf aux hormones et peut-être que ces contraintes pourraient être levées.
En quoi cela pourrait affecter l’Union alors que l’Angleterre en est sortie ?
On pourrait en effet se dire que maintenant que les Britanniques sont seuls, ils peuvent faire ce qu’ils veulent sans que cela affecte les Européens du continent. Mais un autre problème que je vois dans cette zone de libre-échange est que par l’accord établissant le protocole entre la Grande-Bretagne et l’Union européenne, il pourrait y avoir une subversion du marché unique par l’accord irlandais.
Avec l’accord, les Britanniques se sont engagés de manière surprenante – je ne sais pas s’ils ont compris ce qu’ils faisaient ou s’ils savaient qu’ils n’allaient pas le respecter – à effectuer des contrôles en mer d’Irlande, entre la Grande-Bretagne et l’Irlande. On comprend que cela les irrite puisque c’est comme si on devait procéder à des contrôles douaniers sur la Seine ou sur la Loire, cela suscite des tensions. Le 2 février 2022, le gouvernement d’Irlande du Nord a d’ailleurs décidé unilatéralement de suspendre les contrôles de produits arrivant de Grande-Bretagne, ce qui peut poser un problème à terme. Comme les Britanniques ont quitté l’Europe depuis peu de temps, il y a toujours une convergence réglementaire, les normes sont toujours les mêmes entre l’Union et la Grande-Bretagne. Mais à terme, si les normes divergent, surtout si la stratégie du Singapore-on-Thames est appliquée, cela signifie que des produits manufacturés en Grande-Bretagne avec des normes moins protectrices que l’Union européenne pourraient s’introduire sur le marché unique par le biais de l’Irlande.
Je pense donc que ce projet de zone de libre-échange d’une Europe dérégulée reste dans les têtes et demeure une possibilité tout à fait concrète. Soit par une désintégration de l’Union européenne : c’est ce à quoi certains s’attendaient, notamment lorsque Marine le Pen appelait au Frexit après le Brexit de 2016. Si l’Union européenne disparaît, par quoi sera-t-elle remplacée ? Si elle n’est remplacée que par des accords commerciaux minimalistes, on se retrouve dans la situation de la zone de libre-échange. Mais elle peut également très bien subsister et être subvertie de l’intérieur sur le plan commercial par l’importation de produits ne respectant pas les normes européennes. Il n’y aurait donc plus d’incitation pour les Européens à respecter leurs propres normes, ce qui amènerait à un détricotage du droit européen, qui a déjà commencé, mais cette fois dans le domaine des droits fondamentaux par la Pologne et la Hongrie. Cela peut être un horizon : pas forcément la disparition de l’Union mais une subversion intérieure, un détricotage, une Union vidée de sa substance progressivement.
L’influence américaine sur les projets d’une communauté européenne
Pour revenir sur l’influence des États-Unis, vous montrez que s’ils se présentent historiquement comme des libéraux, les politiques qu’ils mènent ont souvent d’évidents aspects néo-mercantilistes. Cela a-t-il induit une rivalité entre l’Europe et les États-Unis, alors même que ces derniers ont d’abord été des promoteurs d’une unité européenne, et notamment dans une perspective sociale ?
Il y a une relation véritablement dialectique, ambiguë avec les États-Unis. Je reviens, dans mon livre, sur le rôle fondamental des États-Unis dans la construction européenne, très connu, mais qui mérite tout de même d’être rappelé. 1948 est une date fondamentale car c’est le moment où les Américains obligent les Européens à créer la première organisation européenne, l’organisation du plan Marshall c’est-à-dire l’OECE. La construction européenne n’est pas née avec la CECA, même si j’explique bien qu’elle représente une innovation institutionnelle par rapport à l’OECE par sa dimension en partie fédérale.
Les Américains ont donc joué un rôle fondamental et, contrairement à l’image que l’on a des Américains comme ultralibéraux, y compris dans l’Europe sociale car le plan Marshall contribuait à une forme d’Europe sociale, certes ponctuelle et dans un cadre géopolitique particulier. L’Europe sociale a finalement pris, par la suite, une forme d’accompagnement du marché, d’une Europe des capacités. Je cite à un moment Amartya Sen même si, pour lui, les « capacités » au sens où il les définit doivent également être une réalisation effective, une possibilité d’émancipation.
L’Europe sociale qui a été réalisée a plus été une Europe d’accompagnement, de régulation mais il y a quand même eu une forme d’Europe redistributive – le plan Marshall a été une forme d’Europe redistributive ponctuelle. Il y a ensuite eu une politique régionale de cohésion, évidemment plus marquée envers les régions pauvres, qui ne sont plus situées en France métropolitaine, même si certaines régions minières françaises en ont bénéficié.
Finalement, les États-Unis ont influencé cet équilibre entre l’Europe du marché et l’Europe sociale, dès l’origine, dans ce que l’on appelait le libéralisme enchâssé : les États-Unis de Roosevelt et Truman, libéraux au sens plein du terme. L’OECE prévue par les Américains était assez interventionniste sur le papier car elle prévoyait une coordination des plans de reconstructions nationaux pour éviter les doublons par exemple.
Pourtant, les États-Unis semblent constituer une véritable référence pour la Communauté, notamment à la suite de Jean-Jacques Servan-Schreiber et du Défi américain : une compétition un peu moins connue se joue-t-elle ici ? De la lutte contre le monopole d’IBM à la campagne de presse contre l’ “Europe forteresse”, la bienveillance n’a pas toujours été de mise entre ces acteurs.
Les Américains se sont posés comme des parrains de la construction européenne mais leur influence a diminué après 1952-1953 car le plan Marshall s’est éteint, Staline était décédé, la guerre froide était dès lors moins vive, et les pays s’étaient reconstruits. Dans les années 1960, l’entente restait bonne sur le plan économique, malgré quelques conflits commerciaux, et des tensions avec la France gaullienne.
À partir de 1969 cependant, Nixon a mis en place un modèle de relation entre l’Europe et les États-Unis fondé sur une forte alliance géopolitique, une certaine convergence culturelle mais aussi des conflits monétaires et commerciaux récurrents que vous avez identifiés (le procès IBM de 1984, l’Europe forteresse en 1989, etc.). Ces conflits se sont surtout déroulés sous des présidents républicains – même si ce n’est pas si simple. Les conflits ont ensuite été environnementaux car, à partir des années 1990, l’Europe devient un peu plus ambitieuse que les États-Unis en matière environnementale.
La relation des États-Unis avec l’Europe obéit donc à une dialectique : favorables à la construction européenne mais de plus en plus insatisfaits et concurrents sur le plan commercial, monétaire et industriel.
Et quelle est la perception des Européens face aux États-Unis ?
Du côté des Européens, c’est pareil. Nous avons les partisans de la construction européenne qui sont plutôt atlantistes et pro-américains mais ils voient les États-Unis à la fois comme un modèle et comme un concurrent. J’ai étudié le livre de Jean-Jacques Servan-Schreiber, Le Défi Américain, qui est très connu mais pas toujours analysé en détail. Quand on décortique cet ouvrage, on voit qu’il a été écrit avec Michel Albert, qui a été ensuite commissaire au plan en France, puis connu pour un projet de grand plan de relance européen en 1983. À l’époque du Défi Américain, Albert était à la Commission européenne, il travaillait dans le service de Robert Marjolin, très planificateur et qui s’intéressait beaucoup aux politiques industrielles communautaires. Si je ne sais pas quelle est la part de la contribution de chacun des deux auteurs à ce livre, il est intéressant de voir qu’à la Commission européenne, on parlait à l’époque très clairement de la nécessité de mettre en place une politique industrielle européenne notamment dans le domaine de la haute technologie et on retrouve cela dans l’ouvrage de Servan-Schreiber.
Ce qui est intéressant, c’est que cet ouvrage a une dimension européenne très forte, très supranationale mais qui est souvent passée sous silence car ce que préconise Servan-Schreiber, c’est en fait une espèce de fédéralisation de l’ensemble des politiques industrielles de haute technologie pour obtenir des compensations. Le principal problème dans ces politiques, c’est ce que l’on appelle le juste retour, c’est-à-dire un parallélisme entre l’investissement et le retour d’emploi. C’est un premier problème. Et le second, qui est lié au premier, c’est le problème du processus industriel. Un moyen d’avoir le juste retour, c’est par exemple, dans le cas où on aurait 10 partenaires, de séparer le processus de production en dix pour que chacun ait une partie du processus de production. Mais cela pose à un moment le problème de l’efficacité industrielle.
Pour associer les deux, juste retour et efficacité industrielle, l’idée de Servan-Schreiber et de Michel Albert était de déployer des programmes européens communautaires dans tous les domaines. Ainsi, certains pays auraient un retour positif dans certains programmes, c’est-à-dire recevraient plus de contreparties du programme que ce qu’ils ont versé, et inversement dans d’autres.
Par exemple, la France pourrait se spécialiser dans certains types d’avions, l’Allemagne dans d’autres, la Belgique dans tous les réacteurs, les Pays-Bas dans les hélicoptères, etc.
Ce n’est pas ce qui s’est produit car les politiques industrielles européennes ont été limitées à de la recherche et au développement, et les principales réalisations en matière industrielle sont extracommunautaires : Airbus et l’Agence spatiale européenne notamment. Cela montrait tout de même l’intérêt pour des politiques industrielles européennes unifiées pour répondre à ce défi américain.
Pour les États-Unis, je m’appuie sur des travaux assez connus de Mariana Mazzucato qui souligne la permanence dans ce pays de politiques actives de soutien à l’industrie, mais plus indirectes qu’en France car il y règne une rhétorique du libre-marché. Les outils sont moins interventionnistes 8. La politique industrielle ne passe pas par la nationalisation, même s’il y en a eu, et notamment dans la crise de 2008 mais ça a été à chaque fois très ponctuel. L’idée est plus celle d’un État facilitateur qu’un État chef d’orchestre.
En réalité, les États-Unis sont à la fois modèles et concurrents pour les Européens.
Riccardo Perissich s’interrogeait, dans nos colonnes, sur les rapports qu’une Europe puissance, pour l’instant « sans contenu », devait entretenir avec les États-Unis ? L’Europe doit-elle, selon vous, se défaire de l’atlantisme ?
Pour moi, l’Europe puissance n’est pas incompatible avec l’atlantisme, et c’est ce qu’essaient de faire les Français depuis que la France est revenue dans l’OTAN en 2009, même si ce retour avait été également préparé par Jacques Chirac. On peut tout à fait affirmer une identité européenne, qu’elle soit économique, industrielle, environnementale ou géopolitique sans forcément s’opposer frontalement aux États-Unis. Sur le plan industriel par exemple, des linéaments d’Europe puissance apparaissent depuis le Covid avec une attitude plus souple de la Commission envers les aides d’États, avec aussi le projet de Digital Market Act, la volonté d’agir contre les GAFAM, qui s’inscrit d’ailleurs dans une réflexion ancienne sur l’histoire de la politique de la concurrence que je développe dans le livre.
La politique de la concurrence est un bon exemple de la nécessité du recours à des catégories. J’ai envisagé, à un moment, de faire une histoire par politique – industrie, concurrence, sociale – mais, en réalité, chaque politique peut être investie de différentes ambitions. La politique de concurrence est une politique de marché évidemment mais si vous la dirigez prioritairement contre certaines entreprises, notamment les entreprises étrangères, elle peut avoir une dimension néomercantiliste. Je ne dis pas que la politique européenne est néomercantiliste mais on peut se poser des questions, surtout avec le Digital Market Act, un projet qui va viser essentiellement les entreprises américaines même si quelques entreprises européennes sont concernées.
Tout le problème du néomercantilisme est donc de concilier pacifisme et affirmation d’une communauté, d’une identité, par opposition à une autre : on doit forcément dissocier un autre de nous-même sans agressivité, bellicisme ou racisme. C’est ici un problème presque philosophique. Pour la construction européenne, qui s’est fondée essentiellement sur la paix, sur un idéal libéral et en partie social d’une Europe régie par les règles, il s’agit aujourd’hui de faire des choix, de discriminer une entreprise, de s’opposer frontalement à un concurrent. C’est un comportement qui n’est pas forcément dans l’ADN des institutions communautaires mais qui peut émerger à la faveur ou à la défaveur de défis extérieurs comme la fragilité de l’alliance américaine démontrée notamment depuis Trump, les défis russes, chinois et le déclin démographique de l’Europe en général.
Dans le domaine géopolitique, ce néomercantilisme diplomatique et militaire peut s’affirmer également mais sans être opposé à l’atlantisme. On le voit notamment avec le problème de la menace d’intervention russe en Ukraine. Le problème n’est pas tant la division entre les Européens et les Américains mais plutôt celle entre les Européens eux-mêmes. Nous n’avons pas tous la même position face à la Russie, tout le monde ne veut pas forcément envoyer des armes à l’Ukraine ou des soldats aux pays d’Europe centrale et orientale.
Ce n’est pas un domaine que je traite beaucoup dans le livre, sauf par l’entrée du retour du néomercantilisme depuis 2016, justement parce les réalisations européennes en la matière ont été modestes. Aujourd’hui, peut-être que le rapport aux États-Unis est moins problématique qu’avant. Dans les années 1960, avec le défi gaullien, le rapport aux États-Unis était un élément majeur de division des Européens. Aujourd’hui ça l’est moins avec le retour de la France dans l’OTAN et surtout avec les divisions par rapport à la Russie et à la Chine.
Cette notion d’Europe néomercantiliste a également un intérêt lorsque l’on s’interroge sur la manière de la mettre en œuvre sur le plan économique. Dans mon livre, je parle longuement des projets français néomercantilistes dans les années 1980 qui consistaient à mettre en œuvre la notion de “préférence européenne”. Les Français voulaient combiner le libre-échangisme avec une préférence pour les produits européens. Tout le problème est là : on allait constituer le marché unique à partir de 1985-1986, mais est-ce que ce serait un marché unique totalement ouvert ou pourrait-on tolérer une préférence européenne ? Les Français ont tenté de mettre cela en valeur mais cela s’est brisé sur le problème politique du protectionnisme, du fait notamment du risque de représailles des Américains et d’autres, mis en avant par les Allemands mais également par certains Français sensibles a la nécessité d’exporter.
L’autre problème était technique, comment définir un produit européen, surtout avec l’éclatement des chaînes de production et de l’actionnariat ? Comment définir ce qu’est un produit vraiment européen et comment le taxer ? On se retrouve aujourd’hui avec le même problème avec la taxe carbone : comment évaluer le contenu carbone d’un produit à l’heure de la dispersion des chaînes de production, sachant qu’il y a un risque de contre-offensive protectionniste ? La Commission a trouvé le moyen avec l’exonération de ces taxes si un marché de compensation carbone existe [dans le pays exportant des biens dans l’Union]. Mais a-t-on un moyen de vérifier que ce marché fonctionne vraiment bien ? Le problème de l’Europe puissance est un problème de volonté, un problème politique, mais aussi de mise en œuvre dans un monde où on craint les représailles. Il ne faudrait donc pas que cette Europe puissance se traduise par du protectionnisme envers les plus faibles et la porte ouverte aux produits chinois et américains car nous n’avons pas les moyens de leur imposer des contrôles stricts.
Quels acteurs, quels rôles et quels jeux de pouvoir ?
Les hommes et femmes politiques ont un rôle important dans votre histoire, qui n’est pas qu’institutionnelle. Ces volontés individuelles ont-elles une grande importance dans l’histoire de l’Europe ?
Tous les historiens doivent se positionner sur ce problème. J’ai essayé d’éviter de faire une histoire des grands hommes et des grandes femmes, et il y a une histoire des grandes femmes européennes également comme Margaret Thatcher, Simone Veil et surtout Éliane Vogel-Polsky, une grande avocate féministe, qui a fait progresser la cause des femmes par la législation européenne.
Je me place donc de façon intermédiaire entre l’acteur et la structure. Je mets en valeur le rôle des acteurs individuels qui ont une agentivité mais je ne néglige pas les acteurs collectifs et les forces structurelles. Mon étude est également une évaluation de la flexibilité des institutions européennes. Je conclus de façon balancée sur l’inertie des institutions européennes. Dans les traités européens, on a gravé dans le marbre un grand nombre de préconisations, y compris économiques et sociales. Mais des changements importants peuvent se manifester. On l’a vu notamment avec la crise de l’euro : beaucoup de décisions qui n’étaient pas prévues dans le traité de Maastricht ont alors été prises. Une capacité d’adaptation encore plus forte s’est manifestée avec la récente crise Covid – suspension du pacte de stabilité, mise en place des aides d’État, plan de relance.
Pour moi, ces institutions de l’Union européenne sont un espace des possibles qui est différent de l’espace national, notamment parce que les coalitions ne sont pas les mêmes. C’est ce que j’ai remarqué en étudiant les acteurs non étatiques – les entreprises, les syndicats, même si beaucoup d’autres thématiques peuvent être approfondies. J’ai étudié le dossier emblématique du projet de démocratisation des multinationales en 1982, pour lequel un important lobbying des entreprises s’est déployé. Je ne suis pas le premier à étudier ce débat, mais j’ai découvert des documents dans les archives de l’organisation patronale britannique qui montrent à quel point le lobbyisme était structuré : des sessions de formation de certains députés européens étaient organisés pour leur expliquer pourquoi la loi était mauvaise du point de vue des entreprises, notamment en lien avec un débat parallèle sur la cogestion allemande.
Les acteurs civils réussissent-ils également à avoir une influence à l’échelle européenne ?
Inversement, des acteurs de la société civile se mobilisent en effet du côté de l’Europe sociale avec des associations de consommateurs, des associations environnementales qui trouvent peut-être à l’échelle européenne une voix qu’elles n’auraient pas eue à l’échelle nationale. Je pense ici surtout au cas français. Certaines directives comme la directive Oiseaux de 1979 sur la protection des espèces n’auraient peut-être pas été adoptées en France, et la France est d’ailleurs régulièrement condamnée pour non-respect de la législation européenne dans le domaine de la protection de certaines espèces.
Une partie de la législation européenne provient de la mobilisation d’acteurs qui ne procèdent pas du lobbying de l’entreprise mais qui sont des acteurs environnementaux. Par exemple, la directive Oiseaux était une directive du nord de l’Europe qui n’aurait peut-être pas eu autant d’influence au niveau français où le jeu est bloqué par la prépondérance d’autres groupes. Pour moi, l’Union européenne est un espace des possibles qui ne suit pas les mêmes règles que la Ve République française. La réunion de coalitions, par exemple, suit des logiques différentes.
Mais l’Europe sociale n’a finalement pas connu d’avancée significative. À quoi cela est dû ?
Dans mon ouvrage, l’une des limites à la promotion de l’Europe sociale est le fait qu’il n’y ait pas véritablement d’axe franco-italien ou franco-espagnol vraiment solide. La France s’appuie toujours sur l’axe franco-allemand qui permet d’avoir des compromis salutaires mais les pays qui soutiennent l’Europe sociale sont plutôt les pays d’Europe du Sud. Toutefois, ils n’envisagent pas exactement le même type d’Europe sociale, car ils mettent l’accent sur la redistribution par la politique régionale. S’il y a une relation de travail, elle n’est pas aussi nourrie que la relation franco-allemande.
Par rapport à l’Italie, je n’ai pas étudié la situation sur toute la période mais on voit que les dirigeants français sont souvent méprisants envers un système politique qu’ils jugent instable. Au niveau européen, pour promouvoir une alternative, encore faut-il travailler à ces coalitions, qui ne sont pas autant centralisées et pyramidales que celles de la Ve République. Il importe de travailler au Conseil mais pas uniquement avec l’Allemagne, avec d’autres pays aussi. Il est nécessaire de s’appuyer sur une coalition au Parlement, et il faut que juridiquement, ce soit suffisamment solide pour passer devant la Cour de justice. Ce n’est donc pas exactement le même travail que dans un espace national français. Ce sont deux espaces des possibles qui répondent à des logiques différentes.
Le rayonnement de l’Europe
Ce pouvoir d’influence, l’Europe pourrait-elle le retrouver en devenant une Europe environnementale ? Vous montrez que l’environnement devient entre 1986 et 1992 un domaine incontournable de l’action politique : est-ce le nouveau domaine où peut s’imposer une puissance européenne ?
L’Europe a investi ce domaine après les Américains, après les Européens du Nord et elle a ensuite rattrapé son retard, elle a dépassé les Américains dans les années 1990. Peut-être faute d’adversaire, l’Europe est devenue un leader environnemental.
L’environnement est un exemple intéressant pour l’étude des formes d’organisation du continent européen car c’est un nouveau dossier, qui émerge au premier plan à partir des années 1970. Comme dans tous les nouveaux domaines, les coalitions d’acteurs ne sont pas encore bien constituées ; il y a donc une marge de manœuvre plus importante. C’est peut-être pour ça que l’Union européenne a émergé comme une structure de régulation alors que ce n’était pas forcément écrit d’avance. Dans mon livre, j’essaie d’appliquer cette intuition de Kiran Patel sur la nécessité de « provincialiser l’Europe », c’est-à-dire de considérer les institutions européennes comme une forme d’organisation du continent parmi d’autres, qui aurait pu échouer ou être ravalée à un rang secondaire 9. C’est au niveau mondial que ces questions se traitaient initialement, avec des accords internationaux, la convention de Bâle sur les déchets notamment. Mais du fait d’une mobilisation d’acteurs, une régulation européenne de plus en plus importante se déploie.
Elle est imparfaite et met longtemps à émerger. J’utilise beaucoup de littérature secondaire sur ce domaine. Le seul cas d’étude que j’ai approfondi est le cas de la régulation sur l’essence sans plomb au milieu des années 1980 où on voit bien le lobbying de Jacques Calvet (le président de Peugeot-SA) en France pour retarder la législation, notamment par la fabrique du doute. Il est intéressant, dans une perspective heuristique, que sur ces sujets environnementaux il y ait une mobilisation de l’expertise scientifique dans les deux camps. Pour l’essence sans plomb, la ministre de l’époque, Huguette Bouchardeau, a essayé elle-même de constituer son expertise scientifique en convoquant des spécialistes afin de critiquer les chiffres de Jacques Calvet notamment sur les coûts pour l’industrie automobile de l’adaptation de l’essence sans plomb.
On voit donc bien la difficulté de légiférer dans ce domaine car outre la mobilisation d’acteurs, un consensus scientifique est également nécessaire. Or il émerge souvent finalement assez tardivement, soit parce que les problèmes sont complexes, soit parce qu’il y a une fabrique du doute consciemment encouragée par certains producteurs qui ne veulent pas de législation.
Dans le domaine environnemental, émergent, pour reprendre les trois pôles du triangle, des combinaisons renouvelées entre l’approche néomercantiliste et l’approche sociale, notamment avec cette taxe carbone. Si elle est mise en œuvre de manière satisfaisante, elle pourrait favoriser les produits européens, diminuer les trafics et également inciter au respect de l’environnement, si les produits européens sont produits avec des normes élevées. Inversement, parfois, sur le plan environnemental, il est plus intéressant d’importer des produits lointains mais avec un impact moins fort sur l’environnement que des produits locaux produits avec force intrants chimiques.
Il est donc possible qu’il y ait une convergence entre Europe sociale et Europe néomercantiliste dans une dimension non agressive.
Un tournant ultralibéral ?
Vous montrez que le tournant vers des politiques plus libérales est lié, entre autres, à une conversion culturelle profonde aux logiques de marché : une conversion qui est aussi celle de la population, qui amène notamment à l’affaiblissement du pouvoir syndical. Comment s’opère cette conversion ?
Dans mon chapitre sur l’ultralibéralisme, j’ai essayé de comprendre pourquoi on avait adopté des politiques plus austères et de remise en cause de l’État providence. J’ai montré que cela s’était fait également par la politique de la concurrence et pas seulement par la politique macroéconomique.
Par ailleurs, les explications dominantes, celles des réseaux anglo-saxons-transatlantiques, reagano-thatchérienne, et celle, idéologique, gramscienne, d’hégémonie culturelle, me paraissent incomplètes.
En explorant la littérature, je me suis rendu compte qu’il y avait non seulement une conversion des élites mais aussi d’une partie de la population dans les années 1970 à une rhétorique plus hostile à l’État, à l’impôt, moins confiante envers les syndicats, notamment en Grande-Bretagne où le « winter of discontent », des grandes grèves en 1978-79, ont contribué à la victoire de Thatcher. Non pas que les grèves étaient injustifiées mais cela a été interprété de cette manière par une partie de l’électorat. Je cite donc des exemples de contestation de l’impôt, des syndicats et aussi un autre élément, peu connu en France mais plus à l’étranger, des entreprises publiques. Ceux qui étudient les entreprises publiques de manière comparée montrent que dans certains pays existe une assez forte critique de ces entreprises publiques comme étant des formes de patronage, d’embauche d’une espèce de clientèle sur les fonds publics. Ce n’est pas le cas en France où la vision des entreprises publiques est globalement plus positive mais dans d’autres pays, notamment dans une partie de l’Italie, c’est une critique qui est faite par certains observateurs et pas seulement les ultralibéraux. Il me semblait donc intéressant de montrer que ce consensus fordiste, que j’appelle néomercantiliste et social, qui repose sur certaines institutions comme les syndicats, les entreprises publiques et l’impôt, a été aussi critiqué, et pas uniquement par les élites thatchériennes et reaganiennes dans les années 1970.
Cela s’inscrit dans d’autres dynamiques qui, là, ne sont pas forcément ultralibérales mais qui sont des éléments de contexte qu’il faut prendre en compte. Il y a déjà l’inflation, liée au renchérissement du coût de pétrole. Je ne nie pas l’approche hétérodoxe qui affirme que ce n’est pas seulement une crise pétrolière mais il y a tout de même l’élément pétrolier indéniable avec un décuplement du prix du baril dans les années 1970. Les déficits publics croissent également dans un environnement où la disponibilité des capitaux est assez faible, ce qui fait augmenter les taux d’intérêt. L’environnement idéologique évolue aussi avec l’alternative communiste qui s’étiole alors qu’elle était vigoureuse dans les années 1960 avec le lancement du satellite Spoutnik en 1957, et la thématique de la convergence entre capitalistes et communistes dans les années 1960 qui n’était pas consensuelle mais qui était jugée pertinente par de nombreux observateurs.
Cela rencontre des dynamiques que l’on retrouve dans l’ouvrage de Thomas Piketty qui remarque à partir des années 1970 une baisse des taux marginaux d’imposition, qui préparent ensuite une augmentation des inégalités 10.
Il y a à la fois une évolution culturelle et politique et des contraintes objectives nouvelles : l’inflation, le chômage, les déficits contraints contre lesquels il faut se repositionner et contre lesquels les outils anciens fonctionnaient moins bien. C’est pour cela qu’il y a eu un tournant vers les politiques de marché. J’essaie de circonscrire les acteurs ultralibéraux, qui ne sont en fait pas très nombreux mais il y en a quelques-uns, afin d’insérer ce tournant dans une conversion culturelle.
Deux projets d’Europe s’affrontent aujourd’hui : l’Europe blanche et chrétienne d’Orban et le projet de construction d’Europe puissance et d’autonomie stratégique macronien. Existe-t-il une alternative à ces idées de l’Europe ?
Sur le plan économique et social, oui. Cela pourrait être une Europe sociale, environnementale et néomercantiliste. Ou inversement, l’Europe ultralibérale de la zone de libre-échange pourrait renaître de ses cendres. On peut également imaginer une Europe de la régulation des multinationales, qu’elles soient européennes ou pas. J’ai été frappé de voir qu’en 2018, Elizabeth Warren pendant les primaires américaines, et au Royaume-Uni Jeremy Corbyn avaient revitalisé cette idée de démocratisation des entreprises. Aujourd’hui, elle figure dans le programme de Yannick Jadot. Je ne dis pas que cela va être appliqué mais il me semble qu’il y a un retour de ces thématiques, également visible avec l’accord de l’OCDE autour de la taxation minimale des multinationales.
Finalement, j’ai essayé de montrer dans mon livre la vigueur de l’Europe des possibles, tel un palimpseste, un livre toujours réécrit. Si le cadre perdure, subsiste une certaine agentivité, une marge de manœuvre qui permet de réécrire l’histoire si une mobilisation collective adaptée au cadre institutionnel émerge.
Donc, une Europe puissance, mais ouverte et cosmopolite, et une Europe plus renfermée sont deux alternatives néomercantilistes fondamentales dans le débat contemporain mais ce ne sont pas les seules.
Sources
- Hagen Schulz-Forberg, “Crisis and continuity : Robert Marjolin, transnational policy-making and neoliberalism, 1930s–70s”, in European Review of History, 26, 4, 2019, pp. 679-702 ; François Denord, Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique, Paris, Démopolis, 2007.
- Paul Pierson, Dismantling the welfare state ? : Reagan, Thatcher and the politics of retrenchment, Cambridge University Press, 1994.
- Baptiste Roger-Lacan, Clément Fontanarava, « ‘Être antimoderne n’a pas grand sens’, une conversation avec Johann Chapoutot », Le Grand Continent, 24 novembre 2021.
- Ann-Christina Knudsen, Farmers on welfare : the making of Europe’s common agricultural policy, Cornell, Cornell University Press, 2011 ; Alan Milward, The European Rescue of the Nation-State, Londres, Routledge, 1992 ; Laurent Warlouzet, “Dépasser la crise de l’histoire de l’intégration européenne”, in Politique européenne, 44, 2014, pp. 98-122.
- Sandrine Kott, Organiser le monde : une autre histoire de la guerre froide, Paris, Seuil, 2011.
- Jean-Christophe Graz, Aux sources de l’OMC : la Charte de La Havane, 1941-1950, Genève, Droz, 1999.
- Laurent Warlouzet, “De Gaulle, un libéral méconnu ?”, The Conversation, 8 novembre 2020
- Mariana Mazzucato, The entrepreneurial state, Londres, Demos, 2011.
- Kiran Klaus Patel, “Provincialising European Union : co-operation and integration in Europe in a historical perspective”, in Contemporary European History, 22(4), 2013, pp. 649-673. L’article adapte le titre du célèbre ouvrage de Dipesh Chakrabarty : Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe, Princeton, Princeton University Press, 2009.
- Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013.