« La Russie espère susciter la crainte d’une confrontation militaire en Europe », une conversation avec Isabelle Facon
Pour comprendre les vives tensions à la frontière de l'Ukraine, il faut analyser le rapport que les Russes et Poutine entretiennent avec leur armée. Isabelle Facon, autrice de La nouvelle armée russe nous éclaire sur cette relation de la Russie à son histoire, sur la culture militaire russe ou encore sur les restructurations de cette armée depuis les années 2000.
Vous revenez, en introduction et en conclusion de votre livre, sur le rapport de la Russie à son histoire : de la mémoire du désastre de 1941 pour justifier les réformes de l’armée à la célébration de la victoire finale et des exploits russes durant la Seconde Guerre mondiale, le fait militaire russe et son histoire semblent être des éléments majeurs pour le pouvoir politique. Un « culte du militarisme » se développe-t-il alors en Russie ? Le pari de Poutine sur l’histoire est-il réussi ?
En effet, il y a un « pari sur l’histoire » dans l’effort de Vladimir Poutine pour constituer un socle de repères et de thématiques fédérateurs pour consolider la société russe, socle dans lequel la valorisation de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale demeure un élément central tant elle est aisément mobilisable, dans une perspective galvanisante, auprès de la population russe. Il suffit pour s’en convaincre de constater l’ampleur prise par le « régiment des immortels », marche célébrant les combattants de la Seconde Guerre mondiale. Le Kremlin a intégré dans les commémorations officielles ce qui était initialement une initiative populaire ; le président Poutine y a participé à plusieurs reprises. D’ailleurs, le chercheur Andreï Kolesnikov 1 montre que l’instrumentalisation de la « Grande Guerre patriotique » n’est pas nouvelle dans le jeu politique soviétique/russe. Que la lecture positive en Russie de la posture de l’URSS durant la Seconde Guerre mondiale soit mise en question par des pays européens, enclins à mettre en avant le pacte Molotov-Ribbentrop, est plutôt favorable à cette approche, car cela renforce l’effet de rassemblement de la société russe – contre ceux qui de l’extérieur remettent en cause la lecture russe, de moins en moins critique, de ce pan de l’histoire.
D’une manière générale, la Russie, tout au long de son histoire, a plutôt été la « puissance pauvre » que décrivit l’historien Georges Sokoloff, c’est-à-dire cette puissance qui a investi massivement dans les outils de la puissance internationale, privilégiant les instruments militaires au détriment des besoins de l’économie et la société. La démarche de valorisation de l’histoire nationale est ainsi assez spontanément orientée sur la glorification des succès militaires du pays. On pourrait parler ici de la Grande cathédrale des forces armées 2 (récemment édifiée au cœur du centre de culture et de loisirs Patriot 3, qui relève lui aussi des forces armées), qui commémore ces succès, là en faisant le lien avec l’Église orthodoxe.
De manière encore plus nette depuis une dizaine d’années, c’est une ressource particulièrement importante à un moment où le Kremlin semble convaincu que le pays est soumis à un risque de subversion orchestrée de l’extérieur pour faire tomber le régime en place. Dans cette perspective, il faut stimuler le patriotisme. Or, le régime considère qu’il est d’ores et déjà dans une situation de confrontation avec « l’Occident collectif », selon la formule consacrée, qui représente une menace d’ordre à la fois politique et militaire face à laquelle toute la société doit être mobilisée. Selon le Centre Levada 4, une majorité de la population russe craint une grande guerre (62 % au printemps 2021, 56 % en décembre 2021), et considère qu’une guerre est déjà en cours entre la Russie et l’Occident. L’OTAN et les États-Unis, accusés de vouloir entraîner la Russie dans un conflit, sont vus par la moitié des Russes comme étant à l’origine de l’escalade actuelle (seulement 3-4 % en font porter la responsabilité sur le gouvernement russe, un chiffre très bas qui peut cependant correspondre à un réflexe d’auto-censure, comme l’explique Denis Volkov 5, directeur de Levada).
Dans cette perspective, l’institution militaire est naturellement mise à contribution comme instrument dans l’effort pour contrer la « menace » occidentale – sur le plan militaire bien sûr mais aussi au niveau idéologique. Le ministère de la Défense participe ainsi, avec d’autres ministères et agences de l’État, à la conception des programmes d’éducation patriotique des citoyens. De même, on observe, avec Tatiana Kastouéva-Jean 6, une « multiplication des cursus – selon les modèles impérial ou soviétique – qui préparent les jeunes aux carrières militaires » dans les établissements scolaires russes. On peut également mentionner la création en 2016 du mouvement Iounarmiia 7, qui, financé par le ministère de la Défense et comptant 700 000 adhérents en 2020, affiche pour mission principale « l’éducation du patriote et du citoyen », de 8 à 18 ans, dont il doit assurer le bon développement spirituel, moral, physique, sportif, intellectuel, et auprès duquel il doit enraciner la compréhension de la nécessité d’être prêt à défendre la Patrie. On pourrait aussi parler de la redynamisation de la DOSAAF 8, l’Association de volontaires pour l’assistance à l’armée, l’aviation et la flotte : créée dans les années 1920, elle visait à préparer la population soviétique à affronter la guerre, physiquement et moralement, et elle dispose de nombreuses antennes régionales dans toute la Fédération de Russie. L’institution militaire n’y voit que des avantages, car tout cela, avec la mise en avant régulière par Vladimir Poutine du rôle des forces armées, a contribué à l’amélioration considérable de son image auprès de la société depuis une dizaine d’années.
En quoi cela se reflète-t-il dans la « doctrine militaire russe » et quels sont les effets au sein de la population du pays ?
La doctrine militaire 9 appelle explicitement à l’« union des efforts de l’État, de la société et des individus pour défendre la Fédération de Russie », à l’élévation du niveau de l’éducation militaro-patriotique des citoyens et de leur préparation au service des armes. Ainsi, pour consolider le peuple russe contre « l’ennemi extérieur », le pouvoir politique essaie de s’appuyer, entre autres, sur les valeurs militaires prises au sens large – par tradition historique, et par conviction que cet axe de socialisation peut raffermir la société russe face aux risques extérieurs, dont il a une vision particulièrement étendue et pessimiste. On le voit, cette action vise notamment la jeunesse, jugée particulièrement vulnérable à l’attrait de la « révolution de couleur » tant crainte par le Kremlin depuis le tournant de 2011-2012.
On peut toutefois s’interroger sur la portée et les effets de cet effort. S’il banalise certainement la place de la chose militaire dans l’espace public, et contribue, avec le discours récurrent des autorités russes sur la vigueur de la menace extérieure, à l’acceptation par la population russe d’un poids important de la dépense militaire dans le budget de l’État, il ne semble pas se traduire par une envie d’en « découdre ». Si la population russe 10 pense qu’il ne faut pas se soumettre aux « diktats » des États-Unis, elle exprime aussi une lassitude à l’égard des sujets de politique étrangère – de l’Ukraine à la confrontation avec l’OTAN. Et comme le montrent les enquêtes du Centre Levada, la montée de la tension internationale ne se traduit pas par un accroissement de la popularité des dirigeants russes. Le fait que, depuis le milieu des années 2010, la part de la conscription dans l’effectif total des forces se soit réduite au profit des personnels recrutés sur contrat, les kontraktniki (en mars 2020, 225 000 conscrits et 405 100 kontraktniki) et que la durée du service militaire obligatoire ait été ramenée à un an joue certainement un rôle – même si, d’après les sondages d’opinion, le service militaire aujourd’hui est moins impopulaire que dans un passé pas si lointain. Comme si la guerre était désormais plutôt l’affaire des professionnels (et/ou des groupes militaires privés). À terme, cela pourrait atténuer le lien armée-nation.
D’ailleurs, le pouvoir russe mise sur d’autres éléments de consolidation, non seulement sur la scène intérieure (on voit ainsi se déployer le discours selon lequel la Russie serait un rempart des « vraies » valeurs européennes, le pays promoteur et défenseur d’un certain conservatisme sociétal) mais aussi dans sa politique de puissance internationale, même s’il part du principe que cette politique ne peut être effective que si elle s’appuie sur un outil militaire, nucléaire et conventionnel, solide et crédible, qu’il soit mis en œuvre ou non. Il faut aussi tenir compte enfin, dans notre grille de lecture sur la « remilitarisation » de la Russie, du point de départ – Poutine arrive au pouvoir sur fond de crise matérielle et morale du pays en général, de l’armée en particulier, ce qui n’a fait que nourrir le sentiment d’insécurité récurrent dans la vision stratégique russe et alimenter le désir impérieux des autorités russes de reconstruire l’armée.
Milàn Czerny défendait dans nos colonnes l’idée d’une continuité entre le militaire et le politique dans la diplomatie russe. Qu’en pensez-vous ? La formule de Clausewitz ne s’applique-t-elle pas en Russie, la guerre – ou du moins la menace de la guerre – est-elle véritablement une partie de la diplomatie russe ?
Effectivement, la tension militaire actuelle à la frontière russo-ukrainienne (mais aussi la « promesse » de Moscou de recourir à des mesures d’ordre militaro-technique si elle ne devait pas obtenir satisfaction sur ses propositions de traités adressées aux États-Unis et à l’OTAN) va dans le sens d’un pouvoir russe qui n’hésite pas à jouer de la pression militaire pour atteindre des objectifs politiques. Dernièrement, un journaliste russe spécialiste des questions militaires cité dans un article du Monde 11, commentait la situation actuelle en disant, pour qualifier le rôle des moyens russes déployés au cours des derniers mois sur la frontière avec l’Ukraine (et, aujourd’hui, en Biélorussie) : « ce ne sont pas encore les forces d’invasion, mais le soutien de nos militaires à nos diplomates ». Ces derniers temps, la presse russe reprend souvent la plaisanterie selon laquelle si on ne donne pas satisfaction à Sergueï Lavrov, on risque d’avoir affaire à l’autre Sergueï – Choïgou, ministre de la Défense. C’est assez explicite.
Ces provocations sont-elles inédites ?
Si elle est aujourd’hui portée à son paroxysme, la tendance n’est pas nouvelle. Il y a cinq ans, le chercheur britannique Mark Galeotti décrivait comment la Russie pratique, surtout à l’encontre de l’Europe, la « heavy metal diplomacy » 12 – manœuvres, exercices, démonstrations de force créant un climat d’inquiétude accentuée par la disparition progressive des cadres traditionnels de confiance et de transparence dans le domaine militaire ainsi que l’effondrement de l’architecture d’accords de maîtrise des armements en Europe. L’objectif en est dissuasif, mais il s’agit aussi de démoraliser l’adversaire, d’entamer sa motivation, de l’inciter à modifier sa posture à l’égard de Moscou. Avec la pression militaire actuelle, la Russie espère susciter la crainte d’une confrontation militaire en Europe, amenant ainsi les pays occidentaux à discuter avec la Russie au-delà de ce qu’ils étaient disposés à faire précédemment. Il s’agit aussi, bien sûr, de fixer plus clairement ses lignes rouges à Kiev puisque les choses ne progressent ni sur les accords de Minsk, ni sur le plan bilatéral (avec en particulier l’affaire Medvedtchouk 13 et l’organisation à l’été 2021 du premier sommet de la Plateforme Crimée 14).
Le chercheur russe Alexander Baunov 15, pour expliquer le timing de l’actuelle « offensive » de la Russie, évoque un regain de confiance en soi dont une source est « son armée modernisée et ses nouveaux armements ». En effet, on dirait que Moscou veut montrer que le rapport de forces militaires a changé par comparaison avec l’époque où, dans sa perspective, les pays occidentaux lui ont imposé, parce que la Russie ne pouvait pas réellement s’opposer, un ordre de sécurité européen où elle dit ne trouver ni sa place ni sa sécurité (les décennies 1990-2000, quand ses moyens militaires conventionnels étaient rouillés, désorganisés, ses forces – mal entraînées, mal payées, mal considérées). Aujourd’hui, elle cherche à son tour à imposer sa vision des choses – sur la mise en œuvre des accords de Minsk, sur l’architecture de sécurité européenne – sous l’ombre portée de son appareil militaire rénové.
Cette stratégie russe est-elle couronnée de succès ?
La lecture des propos de certains politologues russes suggère que dans la perspective russe, la manœuvre du Kremlin (offensive diplomatique appuyée sur la mobilisation des leviers militaires) a d’ores et déjà porté des fruits : en amenant les pays occidentaux à reconnaître en substance qu’ils n’ont pas vraiment l’intention d’ouvrir les portes de l’OTAN à l’Ukraine dans l’avenir prévisible, en révélant des divergences entre ses États membres, en conduisant les États-Unis et l’OTAN à accepter de parler de choses dont ils ne voulaient pas parler auparavant (la question des déploiements de systèmes FNI, la retenue dans la conduite d’exercices dans les zones de contact, etc.), en lançant une dynamique diplomatique qui, pour être dure et complexe, revient à admettre le besoin de répondre aux revendications de la Russie, qui peut se féliciter a minima d’avoir obtenu de « l’Occident collectif » qu’il prête attention à un message qu’elle martèle de longue date.
Ainsi, pour Baunov, « dans ses négociations avec l’Occident, la Russie ne se comporte pas comme un pays qui se prépare à faire la guerre mais comme un pays qui, si nécessaire, peut se permettre de la faire. L’objectif de l’Occident, en revanche, est d’éviter la guerre. Par conséquent la Russie peut exploiter les peurs occidentales de la guerre – sans réellement utiliser la force ». Est-ce la façon dont le voit le pouvoir russe, qui estimerait avoir déjà « gagné » ? Ou est-ce un habillage pour préserver sa crédibilité alors que les Occidentaux résistent à certaines de ses exigences ? Une façon de présenter les choses pour pouvoir justifier une désescalade (ou une interruption de l’escalade) ? Peut-on cependant exclure que les constats du pouvoir russe se situent davantage du côté d’analyses occidentales selon lesquelles la Russie ne peut que constater l’échec de son offensive militaro-diplomatique 16, ce qui ferait remonter le recours à la force au sommet de la liste de ses options, le rendant plus inévitable ? L’histoire récente l’a montré, sur l’Ukraine, et aussi sur la question de sa place en Europe, la Russie, dans ses calculs, peut intégrer des éléments émotionnels, voire irrationnels, en tout cas susceptibles d’échapper à la logique de calcul coût-bénéfice des Occidentaux.
Ces deux dernières décennies ont été marquées par l’intervention russe sur divers champs d’opérations : en Géorgie, en Ukraine, en Syrie puis une nouvelle fois aujourd’hui en Ukraine. Qu’est-ce que ces interventions nous apprennent de l’évolution des stratégies militaires russes ?
Elles nous apprennent surtout que l’appareil militaire a connu une profonde restructuration, les performances peu reluisantes de l’armée russe sur le terrain en Géorgie en 2008 ayant à cet égard servi de déclencheur. Cette restructuration a produit une rationalisation des structures, une plus grande souplesse dans l’utilisation des forces, une meilleure coordination entre les armées, une progression très nette de la préparation opérationnelle, et même une plus grande acceptation d’un certain degré d’autonomie pour les forces sur un terrain d’opérations. La modernisation de l’équipement, en réalité un énorme effort de rééquipement après les années de vaches maigres, a également fortement modifié la donne. En ont attesté le bon déroulement des opérations russes en Syrie ou encore les « prouesses » de l’industrie d’armement russe (nouveaux systèmes stratégiques, hypersonique, etc.).
Rien n’indique que le pouvoir russe veuille se fixer sur un « modèle de guerre » en particulier. L’armée russe doit être prête à toutes les hypothèses, toutes les contingences que lui promet son environnement géopolitique – du réchauffement d’un conflit localisé ou de l’éclatement d’une « révolution de couleur » dans un pays voisin à une confrontation de haute intensité avec l’OTAN en plus d’une capacité à défendre plus loin des frontières du pays des intérêts stratégiques russes (comme cela a été le cas en Syrie). Dans tous les cas, l’action militaire sera combinée à des actions dans le domaine informationnel et à des actions indirectes.
Le rapport de Poutine à son armée est finalement très personnel : c’est notamment son expérience en Tchétchénie en 1999 et tous les défauts structurels de l’armée et de la défense russes à cette époque qui le poussent à accorder autant d’importance à l’armée russe. Cet axe personnel est-il une clef de lecture intéressante ?
Vladimir Poutine a saisi que capitaliser sur l’image de l’homme fort pouvait porter son autorité auprès d’une population russe choquée et démoralisée par dix années de chaos politique et économique, mais aussi par le sentiment d’insécurité lié à la situation en Tchétchénie et à l’apparente incapacité du pays à peser sur les grandes questions internationales. Dans ce contexte, il a voulu, pour se légitimer, s’appuyer sur la reprise des opérations militaires en Tchétchénie, dès 1999 alors qu’il est Premier ministre. Mais il a aussi clairement vu les limites de ce que pouvait lui apporter l’armée dans ce cadre, car l’assemblage de la force envoyée alors dans le Caucase du Nord ne fut pas une mince affaire. Quelques mois après sa première élection, à l’été 2000, il fait face au naufrage du sous-marin Koursk, qui fut présenté dans la presse internationale comme un symbole supplémentaire de l’affaiblissement des moyens militaires russes.
Or pour Poutine, et il l’a dit en substance à plusieurs reprises, sur la scène internationale, « les faibles se font battre ». Donc, oui, pour lui, restaurer la crédibilité de l’outil militaire est un enjeu de premier ordre. On le voit à travers les nombreux discours qu’il a consacrés au sujet, à ses visites régulières aux entreprises du secteur de l’armement. Cela dit, et là, son « profil KGB » est à prendre en considération, il mise aussi sur d’autres instruments pour porter l’image de puissance du pays et défendre ce qu’il estime être ses intérêts, instruments qui relèvent davantage du « sharp power » – l’influence, la pression psychologique, la manipulation, le brouillard sur les intentions – que du « hard power » (même si l’outil militaire et la menace d’y avoir recours, la crise actuelle le montre suffisamment, apparaissent comme une carte très importante dans la boîte à outils mobilisée par le Kremlin).
À ce titre, quel est aujourd’hui le pouvoir du président sur l’armée ? Vladimir Poutine est-il tout puissant ? Le ministre de la Défense est-il seulement choisi pour sa loyauté envers le président ? Vous montrez l’importance de Serdioukov qui chasse de l’armée les anti-réformistes, le ministre de la Défense a-t-il une autonomie propre ou la politique de défense est-elle véritablement la « chasse gardée » de Vladimir Poutine ?
Vous noterez que le président Poutine n’a pas désigné de ministre de la Défense issu des forces armées – entre Sergueï Ivanov (ancien du KGB et proche de Poutine), Anatoliï Serdioukov, qui a fait sa carrière dans l’industrie du meuble et ancien chef de l’Administration fiscale, Sergueï Choïgou, considéré comme un ami du président, avec lequel il prend parfois des vacances, et qui n’a pas davantage fait sa carrière dans les forces. Je suis persuadée que Vladimir Poutine, en arrivant au pouvoir, avait en tête, entre autres problèmes qu’il convenait de régler urgemment, la crise des relations civilo-militaires 17.
À tort ou à raison, on a pensé, dans les années 1990, que l’armée, mécontente de son sort, pourrait devenir une menace pour le pouvoir politique et la stabilité du pays. On se souvient de l’engagement, à l’époque, dans la vie politique de certains généraux, dont certains n’hésitaient pas à contester le pouvoir politique. Pour Poutine, la loyauté du ministre de la Défense était donc essentielle, d’où la nomination à cette fonction d’un de ses plus proches alliés politiques dès son premier mandat, Sergueï Ivanov. Par la suite, les choses se sont stabilisées progressivement, on n’a plus entendu parler de figures militaires cherchant à se positionner dans le jeu politique. Anatoliï Serdioukov a été nommé pour imposer des réformes auxquelles une partie de l’establishment militaire continuait à résister – mais avec l’idée d’un « marché » en quelque sorte, l’institution militaire étant par ailleurs « soignée » budgétairement et l’État prenant toutes sortes de mesures pour rehausser le prestige de l’armée et de la carrière militaires.
Quels rapports l’armée entretient-elle avec Poutine, notamment par rapport à son prédécesseur, Boris Eltsine ?
L’armée a vu dans Poutine son « sauveur » initialement : enfin le chef de l’État commandant en chef des armées prenait au sérieux la condition de l’armée et avait une vision « correcte » de la situation de sécurité du pays. Dans la seconde guerre de Tchétchénie, il a assumé la responsabilité des opérations – une grande différence avec l’attitude de son prédécesseur dans la première. Cela a rendu plus acceptable par la suite sa volonté d’imposer à l’armée des restructurations devenues inévitables de toute façon, vu l’attrition de l’outil militaire national.
Boris Eltsine était considéré comme incompétent, une partie des officiers lui tenaient rigueur d’avoir engagé l’armée dans des opérations à l’intérieur du pays pour servir ses besoins politiques (assaut contre le Parlement en 1993, première guerre de Tchétchénie). Le premier président de la Russie post-soviétique avait également tendance à penser que l’armée, « enfant chéri » du régime soviétique, avait pris de mauvaises habitudes et devait apprendre à se contenter de moins (de beaucoup moins). Il jouait, en plus, de la compétition entre les différentes structures de force, les siloviki, souvent au détriment de l’armée, dont il se méfiait.
Vladimir Poutine, lui, a immédiatement affiché sa conviction de l’importance d’une armée en bonne santé et très vite, il a montré qu’il était déterminé à mettre la main au porte-monnaie pour la « réparer ». De plus, progressivement, celle-ci a vu son image s’améliorer considérablement auprès de l’opinion publique russe à mesure que le chef de l’État la mettait en avant, soulignant son rôle essentiel dans le maintien de la stabilité et la sécurité du pays. L’armée est désormais l’une des institutions dans lesquelles les Russes ont le plus confiance, pour laquelle il leur semble naturel d’accepter des dépenses importantes, comme clef d’un statut de grande puissance auquel ils demeurent attachés. Ainsi, si les réformes que Poutine a voulu engager, non sans rigueur après 2008, ont été difficiles pour l’armée russe, celle-ci considère que le chef de l’État assume ses responsabilités de commandant en chef des armées, incarne mieux la fonction de chef d’État que son prédécesseur, tient son rang sur la scène internationale, s’intéresse plus et mieux aux enjeux de sécurité internationale.
Le tournant pour l’armée russe est 2008, après l’intervention en Géorgie, pourtant victorieuse, qui a démontré la désorganisation de l’armée. Quelles réformes ont donc été entreprises ? Celles-ci semblent fonctionner par cycles, d’abord entre 2008 et 2012 avec Serdioukov puis, par la suite, avec Sergueï Choïgou.
Vladimir Poutine, marqué par les déficits constatés au sein des forces dès son arrivée au pouvoir, voulait engager ces réformes depuis longtemps. Il dira même très vite après son arrivée au Kremlin qu’il faudrait miser sur une professionnalisation des forces, une idée alors jugée anathème au sein du Haut commandement. Avec l’intraitable Serdioukov, qui a amené avec lui au ministère de la Défense une équipe de collaborateurs issus du monde civil, il a voulu en quelque sorte renverser la table : engager une réforme des structures, renoncer aux divisions-cadres, dégraisser le corps des officiers généraux, libérer l’armée de missions qui pesaient sur son efficacité et son budget, engager la professionnalisation partielle des personnels, mieux les rémunérer, renforcer les forces spéciales et les forces aéroportées, etc.
Serdioukov, ancien responsable de l’administration fiscale, a tranché dans le vif, sans grand esprit de dialogue avec l’institution militaire. Mais visiblement il a conservé la confiance de Vladimir Poutine jusqu’à son départ. On peut donc supposer que le président voulait du résultat 18 et entendait rompre la résistance aux réformes au sein des forces. La guerre en Géorgie, qui a montré une armée russe mal équipée, passablement désorganisée et avec des lacunes criantes dans son équipement et son matériel, servira de prétexte pour briser les résistances résiduelles (ce qu’a sans doute aidé, aussi, le changement générationnel). Cette étape passée et le temps de la consolidation venu, le choix de Poutine s’est porté sur une personnalité, Sergueï Choïgou, qui se montrera beaucoup plus à l’écoute des militaires, qui redeviendront plus nombreux aux grandes fonctions au sein du ministère de la Défense, et qui ne se privera d’ailleurs pas de critiquer son prédécesseur. Il reviendra aussi sur certaines de ses décisions – dans certains cas plutôt en raison de l’évolution du contexte géopolitique cependant (par exemple, la reconstitution de divisions).
Quels sont les rapports de grandeur entre les dépenses militaires russes et celles de ses voisins, notamment l’Ukraine ?
D’abord, il faut bien admettre qu’il est difficile de situer la dépense militaire russe et de la comparer. La comparaison en taux de change n’est guère probante, la Russie ne se fournissant que peu sur les marchés étrangers. En outre, la dépense est répartie entre plusieurs postes budgétaires. Enfin, la transparence n’a jamais été, et est moins que jamais, la principale qualité des autorités militaires russes. On risque d’en savoir encore moins avec les nouvelles restrictions imposées par le FSB 19 (septembre 2021) sur la diffusion d’informations sur différents domaines relatifs à la défense et à la sécurité vers des États ou organisations étrangers au possible détriment de la sécurité nationale.
En tout état de cause, la Russie dépasse de loin l’ensemble de ses voisins en termes de dépenses de défense, d’effectifs, de taille du parc de matériels, de compétence technologique militaire. Elle est le poids lourd au sein de l’Organisation du Traité de sécurité collective 20, dont elle représente 80 % des personnels militaires et 50 % du budget (contre 10 % pour chacun des autres membres). Le différentiel se mesure également en termes d’expérience opérationnelle. Pour ce qui concerne l’armée ukrainienne, il faut certainement aller au-delà du seul aspect budgétaire et avoir en tête qu’après avoir été profondément déstabilisée en 2014-2015, y compris dans son commandement, elle s’est modernisée, notamment au travers des matériels et de la formation reçus de ses partenaires occidentaux. Ce facteur joue certainement un rôle dans le positionnement actuel de Moscou.
Peut-on tout de même estimer la part des différents budgets – air, terre, maritime – au sein des dépenses russes liées à la défense ?
Dans l’effort de rééquipement lancé en 2010, toutes les composantes des forces étaient en théorie concernées mais il a connu des succès divers en fonction de l’état des secteurs industriels concernés. Par exemple, la Marine a plus de mal à suivre sur la construction des grands bâtiments pour la haute mer, et il a fallu que les chantiers s’adaptent aux conséquences de la rupture des coopérations avec les industriels ukrainiens. Dans le même temps, les autorités militaires russes estiment compenser cette faiblesse en installant sur les frégates, les corvettes, les sous-marins de la Marine de guerre 21 des missiles Kalibr, qui se sont illustrés lors de la campagne syrienne de Moscou (tirs sur des cibles en Syrie à partir de la mer Caspienne et de la mer Méditerranée).
Quelle est la place du nucléaire dans ces investissements ?
Quoi qu’il en soit, les forces nucléaires ont toujours été prioritaires, et le statut nucléaire de la Russie a régulièrement été mis en avant dans les crises récentes, y compris l’actuelle. Lors de sa récente conférence de presse avec le président Macron 22, son homologue russe lui a ainsi dit en termes peu équivoques : « vous comprenez ou non que si l’Ukraine entre dans l’OTAN et reprend la Crimée par la voie militaire, les pays européens seront automatiquement entraînés dans un conflit militaire avec la Russie. Bien sûr, les potentiels de … l’OTAN et de la Russie ne sont pas comparables. Nous le comprenons, mais nous comprenons aussi que la Russie est l’une des principales puissances nucléaires … Il n’y aura pas de vainqueurs, et vous serez entraînés dans ce conflit contre votre gré » du fait de l’article 5.
Est-ce alors le seul réel élément de dissuasion pour la Russie ?
Les autorités russes ont beaucoup dit dernièrement qu’elles entendent miser sur la « dissuasion conventionnelle », la « dissuasion non nucléaire », que doivent servir notamment leurs nouveaux missiles de précision, leurs moyens hypersoniques… Cependant, les choses sont assez ambiguës car la plupart de ces systèmes sont à double capacité (conventionnel/nucléaire).
On a vu le déploiement de forces de l’OTSC durant la crise kazakhstanaise : cette organisation n’est-elle qu’un outil d’influence russe ou permet-elle réellement la concertation ?
Comme dit précédemment, la Russie en est le poids lourd. Les trois directions stratégiques qui structurent l’activité de l’OTSC reposent en large part sur sa coopération militaire avec les États concernés – Biélorussie (Europe orientale), Arménie (Caucase), bases au Tadjikistan et au Kirghizstan (Asie centrale). Les bases de la Russie à l’étranger, notamment celles déployées sur le territoire des États membres de l’OTSC (Arménie, Asie centrale), sont rattachées aux districts militaires de la Fédération de Russie. On a vu, lors de la crise dont vous parlez, que la Russie s’est appliquée à obtenir des contributions de tous les États membres, pour renvoyer, précisément, l’image d’une concertation.
Dans une certaine mesure, celle-ci existe, notamment avec les pays centrasiatiques, dont les gouvernants se sentent menacés par l’instabilité dans l’Afghanistan voisin et par les risques de « révolutions de couleur », face auxquels ils pensent ne pouvoir faire face que grâce à l’aide de Moscou. C’est d’ailleurs pour cela que l’OTSC a pu mettre sur pied, ces dernières années, des capacités de réaction aux crises en Asie centrale. Ainsi, la crise au Kazakhstan a pu montrer que l’OTSC n’était pas qu’une fiction sur le plan opérationnel, ce qui va dans le sens des intérêts géopolitiques de la Russie, qui, incapable d’empêcher ses voisins de développer des liens économiques et stratégiques avec d’autres puissances (pays occidentaux, Chine, Turquie…), entend affirmer sa prééminence dans son voisinage par sa présence militaire 23, que celle-ci soit souhaitée par les États hôtes ou non (Ukraine, Géorgie, Moldavie).
Si la Russie nie toujours ses liens avec le groupe Wagner, il est maintenant avéré que le pouvoir russe compte sur des groupes privés de mercenaires, ces derniers ayant notamment fait leur apparition au Mali. Quelle place occupe alors le groupe Wagner dans la stratégie militaire russe ?
Ce sujet est assez vaste. Le groupe Wagner, dont on sait la proximité avec le Kremlin via différentes personnalités, occupe une place importante dans la boîte à outils de l’État russe pour exister et peser davantage sur la scène internationale. Les instruments militaires en tant que tels sont réservés aux causes les plus stratégiques, et l’on voit que le ministère de la Défense cherche à préserver le plus possible sa ressource humaine, en partie pour répondre au souci du Kremlin de ne pas heurter l’opinion publique par des pertes dans les rangs de l’armée régulière (comme ce fut le cas en Afghanistan puis dans la première guerre de Tchétchénie). Ainsi, quand il s’agit de causes « secondaires », ou de la recherche d’amplification de l’image de puissance de la Russie 24, les Wagner (qui agissent également au service d’intérêts économiques eux aussi plus ou moins privés) peuvent être des compléments utiles pour servir la visibilité de la Russie et son effort pour peser sur les intérêts d’autres puissances – les Occidentaux souvent, la Turquie parfois, etc. Dans ce cadre, les armées vont appuyer l’action des Wagner – en les acheminant, en les équipant, etc. Sans marcher toujours main dans la main, l’État russe, son institution militaire et les Wagner ont des intérêts communs bien compris.
Sources
- Andreï Kolesnikov, Do Russians Want War ?, Carnegie Moscow Center, 14 juin 2016
- Céline Bayou, Russia : the Main Cathedral of the Armed Forces, a successful syncretism, Regard sur l’Est, 3 janvier 2022
- https://patriotp.ru/
- Denis Volkov, « Нас втягивают в войну », Center Levada, 18 janvier 2022
- Denis Volkov, « Похоже, что хотя общество боится войны, внутренне оно к ней уже готово ». Интервью с Денисом Волковым, Centre Levada, 27 janvier 2022
- Tatiana Kastouéva-Jean, L’éducation patriotique et militaire, un avatar de l’époque soviétique ?, Revue Défense Nationale 2017/7, n° 802, pp. 72-77
- https://yunarmy.ru/
- http://www.dosaaf.ru/
- https://rg.ru/2014/12/30/doktrina-dok.html
- Denis Volkov, « Нас втягивают в войну », Centre Levada, 18 janvier 2022
- Benoît Vitkine, Les options de Poutine en Ukraine : intervention militaire, escalade diplomatique ou cyberattaque, Le Monde, 25 janvier 2022
- Mark Galeotti, Heavy Metal Diplomacy : Russia’s Political Use of its Military in Europe since 2014, 19 décembre 2016, ECFR
- RFE/RL’s Ukrainian Service, Kremlin-Allied Ukrainian Lawmaker Medvedchuk’s House Arrest Extended, Radio Free Europe Radio Liberty, 10 janvier 2022
- https://crimea-platform.org/en
- Alexander Baunov, The West Has Responded to Russia’s Ultimatum. Is It Enough ?, Carnegie Moscow Center, 1 janvier 2022
- Nigel Gould-Davis, Russia’s choices and the prospect of war in Ukraine, IISS, 8 février 2022
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