Jardin kantien

Le processus d’intégration européenne qu’incarne aujourd’hui l’Union se déroule depuis plus de soixante-dix ans, étendant progressivement son champ de compétences et son territoire d’application. Limitée initialement à la gestion des politiques sidérurgiques et charbonnières entre une demi-douzaine de pays, elle embrasse la quasi-totalité du continent européen, et il est devenu plus facile d’énumérer ce dont elle ne s’occupe pas que de dresser la liste de ses domaines d’activité. Ce fut d’ailleurs avec surprise que beaucoup constatèrent à l’orée de l’actuelle pandémie que l’Union n’avait aucun titre à définir une stratégie vaccinale collective  : dans l’Italie précocement frappée par le nouveau coronavirus, les populistes ne furent pas les derniers à dénoncer l’inaction d’une Europe, accusée naguère d’avoir des ambitions démesurées et illégitimes. Sous l’empire de la crise, suivant un mécanisme maintes fois répété au fil des décennies, la lacune a été comblée. 

Le mode de progression de la construction européenne depuis ses origines est bien celui d’une combinatoire entre une crise, qu’il faut résoudre en étendant le champ des opérations de l’Union, et l’édiction subséquente de normes régissant le domaine concerné  : la «  méthode Monnet  » et «  l’empire de la norme  » sont ainsi le système d’opération du projet européen. Cette approche faite de pragmatisme et de technocratie, ne signifiait pas au demeurant l’absence d’ambitions morales. Dès le départ, et cela vaut tout autant aujourd’hui, son mythe mobilisateur a été la recherche de la paix, du «  plus jamais ça  » fondateur après deux guerres mondiales. L’Europe se voulait être un jardin kantien où règnerait la paix perpétuelle, avec la renonciation au recours à la force comme mode de règlement des disputes entre ses parties prenantes.

Cependant, cet heureux résultat ne se serait pas produit si ne s’était aussi constituée, à la même époque, l’Alliance atlantique face au bloc soviétique. Pas d’Europe paisible sans alliance transatlantique efficace.

Cela aurait pu changer avec la fin de la guerre froide  : pendant une bonne quinzaine d’années (1991-2006) la Russie était hors d’état de nuire, la Chine n’était pas une superpuissance et l’Europe ne se sentait pas encore collectivement menacée par les drames du jihadisme naissant. Si l’on se plaignait à juste titre de l’aventurisme américain au Moyen-Orient, personne ne doutait de la crédibilité stratégique des États-Unis dont les dépenses militaires représentaient plus que la somme des budgets militaires de tous les autres pays de la planète réunis. 

Même si les gouvernements français de l’après-guerre froide (1991-2013) parlaient volontiers d’Europe de la défense, les temps étaient aux «  dividendes de la paix  », pas aux ambitions stratégiques. Le fait est que les armées européennes étaient incapables de faire face seules aux entreprises génocidaires des forces serbes en Bosnie et au Kosovo. Ce constat avait certes conduit l’Union à mettre sur pied une «  politique européenne de sécurité et de défense », avec une sorte de réplique des institutions de l’OTAN mais en version miniature et des ‘battle groups’ supposés rétablir la paix. Tout cela est cependant resté à l’état de maquette  : en 17 ans, aucun battle group n’a véritablement rejoint de champ de bataille. C’est à titre national, parfois coalisées entre elles ou sous le drapeau de l’OTAN ou des États-Unis, que les armées européennes sont intervenues par la force, dans les Balkans, au Mali, en Libye, ou contre Daech.

L’Europe se voulait être un jardin kantien où règnerait la paix perpétuelle, avec la renonciation au recours à la force comme mode de règlement des disputes entre ses parties prenantes.

françois heisbourg

Même au cœur de l’embellie de l’après-guerre froide, les choses sérieuses se passaient ailleurs, et spécialement à l’OTAN. Cela arrangeait le plus grand nombre  : l’Union pouvait se focaliser sur son empire normatif, l’Allemagne post-totalitaire n’avait pas à renouer avec le recours à la force, cependant que la France pouvait parler de défense européenne sans avoir à assumer les transferts de souveraineté qu’elle pourrait entraîner. À l’est de l’Oder, les nouveaux États membres, légitimement méfiants face à la perspective d’un retour offensif de la Russie, ne faisaient rien qui puisse fâcher Washington. 

Basculements

Cette construction va craquer tout au long de la dernière décennie. En 2011, le président Obama prend acte du surgissement de la Chine comme nouvelle superpuissance. D’abord sémantique, ce «  pivot vers l’Asie  » se matérialise sous ses successeurs Trump et Biden. Désormais et de façon croissante, la stratégie américaine concernant l’Europe sera subordonnée à la priorité que constitue la confrontation avec la puissance chinoise  : cela ne signifiera pas forcément une indifférence ou un rejet américain par rapport à l’Europe  ; mais l’approche américaine à son égard sera de plus en plus utilitariste.

2013 est l’année de la crise dite de «  la ligne rouge  »  : contrairement aux décisions énoncées l’année précédente, le président américain refuse de réagir militairement à l’emploi massif de gaz de combat contre les populations civiles en Syrie. La France, qui avait prévu de participer à la frappe américaine, est contrainte de rester l’arme au pied, 4 heures seulement avant le début de l’opération. Les États-Unis tentent de se dégager des conflits du grand Moyen Orient, l’évacuation désordonnée de Kaboul en 2021 s’inscrivant dans ce mouvement.

En 2014, la Russie envahit et annexe la Crimée, et ses affidés occupent une partie du Donbass. En l’espace de 7 ans, cette guerre d’Ukraine aura coûté la vie à 14 000 personnes. Aucune annexion territoriale n’avait eu lieu par la force en Europe depuis 1945, alors même que la Russie avait non seulement reconnu les frontières de l’Ukraine (Crimée comprise)  lors de son indépendance, mais elle s’en était même portée garante en 1994 dans le mémorandum dit de Budapest. La réaction occidentale a alors été d’augmenter les dépenses militaires, de déployer quelques milliers de soldats de l’OTAN dans les pays baltes et en Pologne, et d’imposer des sanctions économiques collectives et personnelles. 

Un autre type de basculement se déroule en 2019-2021. À trois reprises, sur plusieurs théâtres d’opérations distincts, la Turquie a montré ce à quoi ressemblent les nouvelles guerres. En Syrie, les blindés et les défenses aériennes syriennes sont étrillés dans la région d’Idlib, l’un des derniers refuges de l’opposition armée au régime de Bachar al-Assad. L’année suivante, en Libye, les moyens anti-aériens d’une base aérienne armée par les Emirats Arabes Unis sont détruits. Par la même occasion, les mercenaires de la société russe «  Wagner  » sont mis en déroute. Surtout, dans une guerre de revanche opposant l’Azerbaïdjan soutenu par la Turquie à l’Arménie en 2021, les forces arméniennes perdent pied après 17 jours de combat. Trois cas, une issue similaire. 

Désormais et de façon croissante, la stratégie américaine concernant l’Europe sera subordonnée à la priorité que constitue la confrontation avec la puissance chinoise.

françois heisbourg

Les commentateurs ont unanimement souligné la contribution des engins non-pilotés employés par la Turquie, notamment les drones de combat Tb2-Bayraktar ou encore les mini-drones «  Harop  » d’origine israélienne dits «  kamikazes  » qui se précipitent sur les radars adverses. Des moyens comparables ont été mis en œuvre avec succès dans la région, par Tsahal contre le Hezbollah en Syrie et au Sud-Liban, mais aussi par l’Iran. En 2019, une vingtaine de drones et de missiles de croisière iraniens réduisent de moitié la production de pétrole de l’Arabie saoudite pendant une semaine, au moment où l‘ARAMCO, la société pétrolière nationale saoudienne, faisait son entrée en bourse. Peu d’armées européennes auraient pu prétendre conduire de telles opérations.

Pourtant, le plus important était ailleurs  : les pays concernés avaient surtout su intégrer les moyens de renseignement, de reconnaissance, de ciblage, de frappe et d’évaluation à tous les niveaux, du champ de bataille au théâtre d’opérations, pour conduire leurs actions. On pourra parler ici d’ «  intelligence des systèmes  » rendue possible par la révolution des technologies de l’information. On notera au passage que si le savoir-faire est pointu, il n’est pas principalement affaire de moyens financiers mais de doctrine et d’organisation. 

Tout cela se passe aujourd’hui. Dans le courant de l’actuelle décennie, nous verrons l’intelligence artificielle s’ajouter à l’intelligence des systèmes. Chacun peut admirer les ballets d’essaims de drones dessinant des figures dans l’espace lors des fêtes du jour de l’an, par exemple à Shanghai. Ils sont l’équivalent moderne des feux d’artifice qui font de beaux spectacles depuis l’invention de la poudre en Chine jadis. L’intelligence artificielle sera à la guerre du troisième millénaire ce que fut la diffusion de la poudre noire dans le courant du deuxième.

Non seulement les moyens de faire la guerre se modernisent très rapidement, mais ils se démocratisent  : le parallèle ici est celui de la diffusion dans la vie économique et sociale du Web, des réseaux sociaux et terminaux intelligents. La cyberguerre, les systèmes non-pilotés, les robots du champ de bataille, l’acquisition, le stockage et le traitement des big data alimentant l’intelligence artificielle des armes sont la face guerrière de ce mouvement général au sein de nos sociétés. 

À ces facteurs qui ne sont pas principalement d’origine européenne s’ajoutent les conséquences des évolutions dont le point de départ est endogène, à savoir l’élargissement de l’Union européenne à l’Est et au Sud, et son rétrécissement à l’Ouest, avec le Brexit. Au fil des décennies, de 1973 à 2013, ce qui était encore la Communauté européenne est passé de 6 à 28 membres. Le plus souvent, ce processus s’est déroulé sans heurts, avec un voisinage généralement permissif au plan stratégique pendant les années d’après-guerre froide. Tel n’est plus le cas  : les pays membres issus de l’ex-Pacte de Varsovie sont désormais aux prises avec une Russie révisionniste, et ce pendant que les pays méditerranéens font face à des défis migratoires, des menaces terroristes et des politiques de puissance – notamment de la part de la Turquie – d’une ampleur nouvelle. Dès 2014, la première guerre russe en Ukraine intervient pour partie sur la toile de fond de la lutte d’influence entre l’Union européenne, au nom de laquelle s’étaient déroulées les manifestations du Maïdan à Kiev, et la Russie. Le conflit syrien et 1,2 millions de réfugiés s’invitent au cœur de l’Union en 2015 et 2016.

L’empire de la norme ne peut plus s’affranchir de la géopolitique. En 2020, la nouvelle présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, en prenait acte en affirmant la nature géopolitique de la nouvelle Commission.

L’empire de la norme ne peut plus s’affranchir de la géopolitique.

françois heisbourg

Le départ britannique pose un problème différent  : le Royaume-Uni constituait un sixième des dépenses militaires et un huitième du PIB de l’Union Européenne. Cela est parfaitement gérable tant que l’on reste sur un schéma dans lequel les «  choses sérieuses  » en matière de défense collective se passent à l’OTAN. Or, c’est ce système d’opération qui est dorénavant mis en cause par les ruptures en cours  : organiser l’Europe géopolitiquement en l’absence d’un Royaume-Uni militairement et diplomatiquement puissant sera rendu plus compliqué.    

Vers la fin des moulins à prière 

Les facteurs de rupture se sont accumulés et la crise s’est invitée au banquet, sous la forme de l’actuelle offensive russe. Si nous ne savons pas, au moment où ces lignes sont écrites, si cette crise se traduira par un nouveau partage de l’Ukraine, il est désormais clair que la Russie s‘est fixée pour objectif de rétablir la situation stratégique qui régnait avant la chute de l’URSS. C’est ce que prévoient les projets de traité que la Russie a proposé aux États-Unis en décembre dernier  : le nouveau Yalta que la Russie voudrait conclure par-dessus la tête des Européens, empêcherait les pays membres de l’OTAN (et de l’Union européenne) situés entre l’Allemagne et la Russie de bénéficier de l’assistance militaire prévus par le traité de l’Atlantique Nord. Les pays membres de l’Union, mais hors OTAN, que sont la Suède, l’Autriche, la Finlande, Chypre, Malte et l’Irlande n’auraient plus le droit de rejoindre l’Alliance atlantique. Cette interdiction vaudrait a fortiori pour tous les autres États européens, qu’ils aient ou non appartenu naguère à l’URSS, tels l’Ukraine ou encore les pays balkaniques. Cette doctrine russe de la souveraineté limitée, inspirée de celle énoncée par l’URSS de Brejnev lors de l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968, a naturellement été rejetée par tous les pays membres de l’Union et de l’OTAN.

Quelle que soit la suite des événements, le fait dominant en Europe est dorénavant celui d’une poussée révisionniste russe, soutenue en l’occurrence par la Chine qui a tout à gagner à l’affaiblissement du monde occidental. Pékin a tout lieu de se satisfaire d’une entreprise qui ne lui demande aucun effort propre et qui usera les énergies d’une Russie dont le PIB est celui de l’Italie. Le partenaire russe de la superpuissance chinoise sera moins à même de lutter contre l’influence de Pékin en Asie centrale ex-soviétique et ne pourra plus guère prétendre conduire une politique autonome avec l’Inde ou le Vietnam. 

Il est désormais clair que la Russie s‘est fixée pour objectif de rétablir la situation stratégique qui régnait avant la chute de l’URSS.

françois heisbourg

La logique de situation pour une Europe menacée mais qui pourra moins compter sur une Amérique mobilisée par sa confrontation géopolitique avec la Chine peut paraître simple. 

Après avoir fait tourner pendant des décennies le moulin à prières d’une défense européenne incantatoire dont nos partenaires ne voulaient guère et à laquelle ils croyaient encore moins, la France verrait enfin s’ouvrir dans le domaine militaire l’équivalent de ce qu’a été la décision de créer la monnaie unique au sortir de la guerre froide  ? Tout comme l’Allemagne avait jadis abandonné le totem national qu’avait été pour elle le Deutsche Mark, Berlin convergerait avec Paris en termes de culture stratégique et de posture militaire. Peut-être. On aura garde d’oublier que la défense nationale est pour la France l’équivalent politique et symbolique de ce qu’avait été le Mark pour l’Allemagne fédérale. La souveraineté européenne chère au président Macron impliquera dans le domaine stratégique des sacrifices asymétriques, plus lourds à porter par une France souverainiste encore très gaullienne que pour nos partenaires. Il n’est pas certain que la France y soit prête  : l’Allemagne acceptait l’abandon douloureux du Mark comme le prix d’une réunification ardemment désirée. La France ne se trouve pas dans une situation de ce type.    

En attendant, l’Union devra continuer à compter sur l’appui américain, en sachant que celui-ci s’inscrira toujours davantage dans le grand jeu sino-américain, qui est aussi une confrontation entre puissances totalitaires et autoritaires d’une part, sociétés démocratiques et libérales d’autre part. L’Amérique attendra de l’Europe aide et soutien.

En somme, pour faire face à ces problèmes de voisinage russes mais aussi méditerranéens, l’Union, collectivement comme au niveau de ses États membres, devra mettre la question chinoise au centre de ses préoccupations. Au moins ce processus-là a-t-il été enclenché à Bruxelles comme dans les capitales.

Crédits
François Heisbourg participe aux "Grands Dialogues" dans le cadre de la Nuit des Idées, organisés en partenariat avec le Grand Continent.