Key Points
- L’année 2022 s’annonçait importante pour la stratégie européenne de défenses et ses orientations. Le calendrier et l’actualité à laquelle ils doivent réagir constituent une opportunité majeure pour les États-membres.
- L’existence d’une doctrine de défense européenne à côté de celle de l’OTAN est un pas important à franchir pour se projeter dans le futur de la défense européenne, à l’heure où les troupes russes se massent aux frontières du Bélarus et de l’Ukraine.
1 — L’Union européenne sera forcée de repenser la guerre en Europe
Même avant les récents développements géopolitiques, l’année 2022 s’annonçait déjà très chargée en matière de sécurité et de défense européennes : une séquence des grands sommets – le sommet sur la défense européenne à Toulouse, le forum de sécurité de l’Union européenne et des États-Unis et le sommet Union-Balkans prévu pour mai – ainsi que l’adoption de la boussole stratégiques en mars étaient censées donner un nouvel élan à la défense européenne, tout en permettant aux acteurs européens de définir leurs stratégies et instruments.
La crise ukrainienne a transformé cet exercice politique en une nécessité concrète, car elle ne force pas seulement les pays européens à définir leur rôle dans le conflit, mais démontre également que l’Union doit choisir sa position dans l’échiquier géopolitique du continent. Si la Russie a toujours été perçue à la fois comme une menace et un partenaire pour l’Union, toute question liée à la sécurité et à la défense collective avait été, faute de capacités critiques de l’Union, abordée par l’OTAN – tandis que l’action militaire de l’Union était quant à elle davantage limitée à la gestion des crises en Afrique. Or l’instabilité dans l’Est du continent européen démontre que les enjeux de sécurité ne consistent pas seulement dans ces efforts de mitigation de l’impact sécuritaire d’instabilité étatique sur le continent mais montre bel et bien que la possibilité d’une guerre en Europe est réelle. Cela demande un nouveau degré d’anticipation stratégique des pays membres de l’Union. Cela suppose aussi d’être en mesure de fournir une réponse à une question clé : l’Union européenne, qui se veut à la fois puissance géopolitique et normative, a-t-elle également une vocation militaire ?
2 — La boussole stratégique permettra à l’Union européenne de mettre le cap pour sa sécurité et sa défense – à condition qu’elle soit utilisée
Selon le calendrier actuel, le Conseil européen adoptera, lors de sa réunion fin mars, une boussole stratégique. Comparée aux documents stratégiques dessinant les grandes lignes stratégiques de l’Union, c’est-à-dire la Politique européenne de sécurité (2003) et la Stratégie Globale (2016), la boussole stratégique présente une véritable opportunité pour des avancées concrètes en matière de sécurité et de défense. S’appuyant sur une analyse des dangers effectuée par les États membres en 2020/2021, l’Union se dote d’un véritable instrument pour donner un cap à l’avenir. En effet, la boussole stratégique ne déterminera pas seulement le niveau d’ambition de l’Union mais inclura aussi des mesures concrètes concernant la gestion des crises, la résilience, les partenariats et le développement des capacités.
Résultat d’un processus de travail entamé en 2020, la boussole stratégique peut ainsi devenir un fil conducteur pour l’action extérieure de l’Union – à condition que les États membres, maîtres de la politique étrangère et de la sécurité de l’Union, la considèrent un outil légitime et politiquement contraignant. Si l’Union, malgré la multitude des crises dans son voisinage et des défis hybrides auxquels elle fait face, échoue dans la tentative d’appliquer la boussole de manière systématique, cela ne mettra pas seulement en question la boussole en tant que telle, mais aussi, dans une perspective plus large, la pertinence des efforts de coordination des États membres de l’Union en matière de sécurité et de défense. Dans ce sens, la boussole représente peut-être la dernière chance pour l’Union de se (re-)positionner et de se constituer comme une actrice de la sécurité internationale. La crise ukrainienne constitue d’ores et déjà une première épreuve pour l’Union afin de manifester sa volonté de faire suivre des pas concrets à ses mots.
3 — La PFUE peut constituer une fenêtre d’opportunité pour faire avancer l’autonomie stratégique européenne en matière de défense dans le contexte plus large de la « souveraineté européenne »
Durant le discours de la Sorbonne en 2017, le terme d’autonomie stratégique européenne avait suscité de vifs débats entre les pays européens et avait mis en avant des fossés entre les pays avec une culture stratégique qualifiée d’ »européiste », c’est-à-dire ceux qui préfèraient une intégration européenne en matière de sécurité et de défense au sein de l’Union, et les pays dits « atlantistes » ayant une préférence pour l’intégration de la défense européenne au sein de l’OTAN. Or depuis quelques mois, ce débat s’est apaisé, et il semble que la vision française de l’autonomie stratégique européenne ait été largement adoptée, sans que cela ne soit communiqué en tant que tel, par les institutions européennes et même par les États membres – qui refusent toutefois d’employer le terme « d’autonomie ». Le Haut Représentant Borrel rappelait ainsi que l’autonomie stratégique, comme définie par le Conseil européen en 2016, est « la capacité d’agir de manière autonome où que ce soit nécessaire, et avec des partenaires où que ce soit possible ». Et même les pays très réticents sur l’usage du terme d’autonomie, à l’instar de l’Allemagne ou de la Pologne, soulignent la nécessité que l’Union augmente sa capacité d’agir dans de nombreux domaines.
Lors de l’annonce des priorités pour la présidence française du Conseil de l’Union, qui se tient pendant le premier semestre de 2022, le président Macron a insisté sur le renforcement de la souveraineté européenne, tandis que le terme d’autonomie n’a pas été évoqué. Cela montre un changement de paradigme considérable dont la capacité d’agir de l’Union pourrait bénéficier : l’abandon du terme d’autonomie permettra de mettre un terme aux sempiternels débats sémantiques et pourrait ainsi rassembler une partie importante des États membres autour du concept d’une Union plus forte et compétente. En outre, l’emploi du terme d’une souveraineté européenne implique pour beaucoup d’États membres un élargissement de celui-ci à d’autres domaines que la défense, à l’instar de l’économie, des nouvelles technologies ou de la santé. Comme une approche intégrée à l’égard de tous ces domaines est cruciale pour définir le rôle de l’Europe dans le monde, le changement de communication pourrait être suivi par un véritable changement d’approche. Il reste juste à espérer que la France saisisse cette fenêtre d’opportunité.
4 — Des nouvelles coalitions des pays compétents et volontaires continueront à marquer la pensée stratégique de l’Union
Si le couple franco-allemand reste une relation cruciale pour faire avancer l’Union dans le domaine de la sécurité et de la défense et pour adopter des grandes décisions stratégiques, les dernières années ont montré un gain d’importance d’autres pays membres de l’Union dans ce domaine. Les Pays-Bas, en particulier, ont contribué de manière significative à faire avancer la pensée stratégique européenne : aux côtés de la France et de l’Allemagne, les Pays-Bas se sont dotés d’une stratégie sur l’Indo-Pacifique dont plusieurs éléments sont reflétés dans la stratégie européenne publiée en septembre. En outre, les Pays-Bas ont, avec l’Espagne, publié un non-papier sur la défense européenne en mars 2021 ; ce terme présente une conceptualisation de l’autonomie stratégique européenne très proche de la version portée par la France. De même, l’Italie, sous le nouveau gouvernement Draghi, est en train de systématiquement renforcer ses partenariats, comme en témoignent le traité du Quirinal avec la France signé en novembre 2021, ou encore les discussions trilatérales avec la France et l’Allemagne qui se sont tenues mi-décembre 2021. Il est alors bien probable que ces pays continueront de renforcer leurs efforts pour peser dans les décisions sur la sécurité et la défense européennes. Enfin, la tendance de l’émergence des nouvelles coalitions des pays européens se manifeste dans les contributions militaires à la task force Takuba, une unité composée des forces européennes spécialisées et complètement intégrées dans la mission française Barkhane. Si cette force est constituée en dehors des structures institutionnelles de l’Union, elle augmentera néanmoins les capacités d’interopérabilité et pourra, sur le moyen terme, promouvoir l’émergence d’une culture stratégique commune des pays participants. Qu’il s’agisse des papiers ou des opérations communes, et que la coopération ait lieu au sein ou à l’extérieur des structures de l’Union, ceci aura un impact direct sur la pensée et les priorités stratégiques au sein de l’Union. La PFUE, qui dotera la France d’un rôle de coordinatrice parmi les pays européens, constitue ainsi une fenêtre d’opportunité importante pour la France afin de renforcer les partenariats et de promouvoir des majorités flexibles autour des sujets de défense. Dans une prochaine étape, celles-ci pourraient se matérialiser soit sous forme de coalitions, selon l’article 44 du traité européen, qui permet la délégation des tâches de la politique de sécurité et de défense commune à un groupe des pays membres, soit dans le cadre des formats à l’extérieur des structures institutionnelles de l’Union.
5 — L’Union devra faire preuve de sa capacité à être une interlocutrice crédible et compétente en matière de sécurité et de défense internationale
Pendant plusieurs années, l’approche américaine vis-à-vis des acteurs de la sécurité européenne était claire : les questions militaires et stratégiques étaient négociées au sein de l’OTAN, tandis qu’on cherchait à se coordonner avec l’Union sur les questions de gouvernance et de stabilité. Le forum de sécurité entre l’Union et les États-Unis, qui se tiendra au début de l’année, constitue alors un véritable changement de paradigme. En devenant interlocutrice directe des États-Unis sur les questions de sécurité, l’Union fait l’objet d’une valorisation importante par la puissance américaine. Si elle a d’ores et déjà joué un rôle important pendant les négociations de l’accord sur le nucléaire iranien ou pour la stabilisation des crises dans son voisinage, le forum de sécurité entre les États-Unis et l’Union fera de cette dernière une interlocutrice prisée sur une multitude d’enjeux de sécurité et de défense. Sans aucun doute, un objectif clé des États-Unis pour ce forum sera l’alignement de l’Union autour de sa stratégie d’une « compétition féroce » avec la Chine, un sujet qui risque de susciter des tensions transatlantiques importantes.
Ce forum illustre également que les questions de sécurité internationale, à cause de leur nature souvent hybride et complexe, ne peuvent guère être abordées sans la participation de l’Union, étant donné son poids économique, qui constitue un levier important. L’OTAN restera sûrement, au moins sur le moyen terme, l’institution où l’on abordera les questions militaires et stratégiques, mais le forum de sécurité entre les États-Unis et l’Union européenne montre que celle-ci atteint, peu à peu, la capacité d’agir et surtout de peser à l’échelle internationale. Comme pour d’autres éléments évoqués ci-dessus, l’épreuve cruciale pour l’Union consistera dans la traduction de ses concepts et de ses documents stratégiques dans l’action concrète, car son rôle d’interlocutrice pour des questions de sécurité et de défense sera principalement déterminé par son bilan.
6 — Les Européens seront forcés à (ré)inventer l’industrie de défense européenne
L’approche américaine, sous l’administration Biden, dominée par l’aspiration de mettre en place « une politique étrangère pour la classe moyenne » et par l’obsession de la compétition avec la Chine, s’est d’ores et déjà traduit par une politique « d’America first » dans le domaine des compétences militaires. En plus de la crise des sous-marins, qui a permis aux États-Unis d’acquérir un contrat de vente des systèmes militaires et de mettre en place un pacte de défense, l’acte dit « Buy American » souligne que ceci se traduit également dans une politique de « sell American » dans le domaine de la défense, y compris aux pays européens. En décembre, la Finlande a décidé d’acquérir des avions de combat du type F35, produits par l’entreprise américaine Lockheed, pour moderniser ses forces armées, et ce système est également utilisé par d’autres pays européens comme le Danemark, la Norvège ou la Suisse. L’argumentaire consistant à affirmer que cette décision est fondée sur la logique du marché, l’avion produit par Lockheed étant tout simplement de meilleure qualité que les offres d’Airbus, de Dassault ou de Saab, peut être valable, mais cette décision doit également être comprise dans son contexte politique. A un moment où l’Union européenne est en plein débat sur le renforcement de ses capacités et où les pays européens redoublent leurs efforts pour renforcer l’industrie de défense européenne, une telle décision d’un pays membre de l’Union met sérieusement en question la pertinence des tels projets politiques.
Comme il semble peu probable que l’approche américaine vis-à-vis des ventes de systèmes d’armements aux partenaires européens change en 2022, les Européens doivent s’y adapter s’ils veulent tenir leurs promesses en termes de souveraineté européenne dans le domaine de l’industrie de défense. Depuis 2017, le lancement du Fonds Européen de Défense (EDF) ou la Revue Annuelle Coordonnée de Défense (CArD) ont été des initiatives prometteuses pour identifier les déficits en termes d’interopérabilité et de promotion de nouveaux projets communs. Mais comparés aux autres domaines, les investissements prévus dans le Fonds Européen de Défense restent minimes dans le plan de relance de l’Union. Si l’harmonisation des capacités des pays membres de l’Union européenne fait partie des objectifs de politique de défense de l’Union, les décideurs européens devront, en 2022, mettre le cap et prendre des décisions stratégiques — idéalement avec un plan stratégique allant au-delà des mesures et des instruments comme l’EDF ou la PESCO, mais avec des objectifs à réaliser sur les court, moyen et long termes. Sans une telle initiative, l’industrie européenne de défense et, par conséquent, les capacités européennes, risquent de rester fragmentés — au détriment de la politique de sécurité de l’Union.
7 — L’absence de points de convergences entre la boussole stratégique de l’Union européenne et le concept stratégique de l’OTAN est une opportunité ratée pour la défense européenne
Vingt-quatre États membres de l’Union sont également membres de l’OTAN, qui compte actuellement trente États membres. Le sommet de Bruxelles de l’OTAN en juin 2020 a d’ores et déjà dévoilé les priorités de l’OTAN d’ici 2030, qui s’inscrivent dans le mandat classique de l’OTAN, comme la dissuasion ou le renforcement des capacités militaires, tout en mettant également l’accent sur de nouveaux défis comme les nouvelles technologies, le renforcement de la résilience des pays européens, ou encore le changement climatique. Le sommet de Madrid, prévu fin juin 2022, sera l’opportunité de présenter les concepts stratégiques de l’OTAN, dont beaucoup d’éléments seront très probablement inspirés des priorités définies pour 2030. Au vu de ce calendrier, les affirmations des officiels otaniens concernant la distinction entre les travaux sur la boussole stratégique de l’Union et le concept stratégique de l’OTAN et l’absence de convergences possibles semblent paradoxales. L’OTAN occupe une place importante dans la partie portant sur les partenariats de l’Union, et quelques éléments de la boussole comme le cyber, les défis hybrides ou le climat pourront sans aucun doute faire l’objet d’une coopération étroite. Mais le fait que si peu d’éléments de convergence aient été activement recherchés entre les deux processus constitue une opportunité ratée pour la défense européenne dans un contexte plus large.
Le débat entre concurrence et complémentarité en ce qui concerne les relations de l’Union européenne avec l’OTAN n’est pas nouveau. Les États-Unis, le Royaume-Uni et quelques pays avec une culture stratégique dite atlanticiste, à l’instar de la Pologne, ont longtemps insisté sur une séparation nette entre l’OTAN, envisagée comme une organisation de sécurité militaire et de défense mutuelles et l’Union définie comme une puissance civile, chargée en premier lieu de promouvoir la stabilité et la sécurité à travers des moyens non-militaires. Mais la pratique politique montre que les deux institutions travaillent conjointement dans de nombreux domaines, par exemple dans le cadre de ses missions maritimes dans la Méditerranée, et qu’une séparation nette n’est pas dans l’intérêt des acteurs. Ainsi, la simultanéité des processus d’élaboration de la boussole stratégique et du concept stratégique auraient pu constituer une fenêtre d’opportunité importante pour aligner les stratégies et renforcer les convergences. La boussole stratégique est sans aucun doute un processus intra-européen important dans la mesure où il permet aux pays membres de l’Union de définir une direction et les tâches que l’Union peut effectuer sans devoir s’appuyer sur les capacités de l’OTAN. Cependant, l’absence de volonté politique d’aligner ces deux processus stratégiques et de chercher des convergences témoigne en premier lieu de l’incapacité des acteurs de la sécurité et de la défense européennes à conceptualiser celle-ci de manière globale. Il reste alors à espérer que la déclaration conjointe de l’UE et de l’OTAN, attendue d’ici quelques semaines, permettra de remplir ce vide, et d’éventuellement être intégrée dans la version finale de la boussole.
8 — Alors que les États-Unis se focalisent sur l’Indo-Pacifique, l’Union européenne devra démontrer sa capacité d’agir dans son voisinage et de mener des opérations de gestion de crise
Avec le retrait des États-Unis d’Afghanistan, l’administration Biden a mis un terme à une longue période de leadership américain dans le cadre des opérations extérieures et des interventions militaires. Alors que les États-Unis avaient pris la direction des dimensions militaires et stratégiques de ces opérations, les Européens étaient chargés des tâches de stabilisation avec des moyens non-militaires ou du soutien logistique aux États-Unis. C’est surtout l’arrivée au pouvoir de l’administration Biden qui a fait réaliser aux Européens que le « pivot vers l’Asie », déjà annoncé sous l’administration Obama, et le caractère de priorité absolue donné à la compétition avec la Chine étaient devenus les éléments dominants de la nouvelle doctrine de politique étrangère des États-Unis.
Si les États-Unis ont, depuis des années, joué un rôle crucial pour la stabilisation militaire du voisinage européen, notamment dans le cadre des crises en Libye ou en Syrie, le retrait des soldats américains de ces territoires met en évidence le fait que ceux-ci considèrent la Méditerranée et l’Afrique du Nord comme un pré carré de l’Europe — et par conséquent comme une zone où les Européens devraient davantage s’engager, y compris sur le plan militaire. La logique de la coopération transatlantique en matière de sécurité et de défense s’est ainsi transformée du burden-sharing au responsibility-sharing, c’est-à-dire un partage des responsabilités entre les partenaires transatlantiques. La gestion de la crise au Mali en constitue un premier exemple : les Européens, sans aucun doute grâce à l’engagement français, ont pris la direction des domaines stratégiques et militaires, tandis que les Américains mettent à disposition le soutien logistique nécessaire pour la mise en œuvre des objectifs militaires. Certes, la mission ne serait pas possible sans ce soutien, mais étant donné qu’il s’agit de la première de la France comme nation-cadre d’une opération extérieure, à laquelle participent exclusivement d’autres pays européens, montrent que les dynamiques commencent à évoluer.
Même si le président français Emmanuel Macron a pu obtenir, à la suite de la crise des sous-marins, une concession américaine dans la mesure où Joe Biden a confirmé le renforcement de l’engagement américain au Sahel, cela ne changera pas la dynamique principale en termes des responsabilités européenne et américaine au Sahel. Concrètement, l’engagement américain concernera davantage le soutien logistique ou technologique, un déploiement important des soldats américains au Mali étant très difficile à justifier dans le cadre d’une « politique étrangère pour la classe moyenne américaine ». Il est ainsi fortement probable que les efforts de stabilisation soient davantage confiés aux Européens dans les années à venir ; la task force Takuba étant un premier exemple d’augmentation de la présence des troupes européennes sur le territoire afin d’organiser un possible retrait des soldats français. Avec un risque latent d’irruption d’autres crises sécuritaires dans le voisinage Sud européen, que ce soit en Libye ou en Bosnie, les Européens doivent s’apprêter à renforcer leur engagement et leur présence militaire pour la stabilisation des crises dans leur voisinage. Les dispositions de la boussole stratégique portant sur la gestion de crise et les efforts de stabilisation pourraient, selon l’évolution de la situation dans le voisinage européen, être les premières dispositions qui devront prouver la capacité de l’Union d’agir et de suivre ses nouvelles aspirations formulées dans le document. Dans ce contexte, le plus grand défi pour l’Union consistera en la définition de son rôle et son niveau d’implication dans la gestion des crises au-delà la stabilisation des États fragiles – c’est-à-dire son approche politique et militaire aux crises avec des implications géopolitiques, à l’instar de l’Ukraine. Néanmoins, il semble probable que toute question liée aux enjeux de dissuasion et défense collective sera abordée avec les États-Unis et le Royaume-Uni, au sein de l’OTAN ; d’où la nécessité d’une coopération étroite entre les deux institutions.
9 — Global Britain constituera un défi pour la PSDC, mais le dialogue à tous les niveaux reste crucial pour assurer la cohérence de l’action internationale européenne
La phase la plus compliquée du Brexit est peut-être passée, mais faute d’accords politiques dans des domaines clé, y compris la sécurité et la défense, l’année 2022 s’annonce difficile pour les politiques étrangère et sécuritaire des deux côtés de la Manche, notamment pour assurer que des mesures prises par un des deux côtés ne contreviennent pas aux objectifs partagés. La participation du Royaume-Uni au pacte AUKUS aux côtés de l’Australie et des États-Unis en est un exemple : tandis que le Royaume-Uni, qui se voit d’ailleurs comme une « nation pacifique », considère ce pacte comme un outil pour atteindre ses objectifs en Indo-Pacifique, il était perçu à Paris comme un « coup dans le dos », car il a effectivement quasiment neutralisé un pilier clé de la stratégie française en Indo-Pacifique, à savoir le partenariat avec l’Australie. Certes, AUKUS est, en premier lieu, une crise franco-américaine puisqu’il s’agit d’une initiative américaine, et ce sont les Américains qui en remportent un contrat d’armement important. Mais la participation du Royaume-Uni au pacte AUKUS montre que Global Britain est aussi une nouvelle approche du Royaume-Uni concernant ses alliances et que la considération des intérêts de sécurité des partenaires européens n’est pas la priorité dans cette approche.
Dans une perspective plus large, un tel manque de coordination a le potentiel de demeurer, voire de devenir, un défi très important pour la politique de sécurité et de défense de l’Union, mais également, dans une perspective plus large, pour le rôle géopolitique de l’Europe. Les tensions résultant de l’affaire des sous-marins sont d’autant plus problématiques que les pays membres de l’Union et le Royaume-Uni partagent beaucoup d’intérêts dans l’Indo-Pacifique qui nécessiteraient une coordination étroite, qu’il s’agisse du renforcement des relations avec les partenaires stratégiques dans la région ou la garantie de la liberté du transport maritime. Or, l’absence de coordination stratégique complique l’achèvement de ses objectifs partagés, et c’est en effet du fait de la posture du Royaume-Uni post-Brexit que les échanges entre le Royaume-Uni et l’Union sont très limités. Même si la coopération opérationnelle peut être assurée par une coordination au sein de l’OTAN ou des formats flexibles à l’extérieur des institutions, les décisions stratégiques nécessiteraient une coordination avec les partenaires membres et les institutions de l’Union, afin d’assurer que les objectifs partagés et la cohérence de l’action des pays européens ne soit pas mise en péril. La nomination d’une nouvelle ministre du Brexit et le fait que le ministère des Affaires étrangères britanniques soit désormais en charge de la gestion de relations extérieures du pays après le Brexit pourraient changer la donne, mais les relations avec le Royaume-Uni dans les domaines de la sécurité et de la défense demeureront sans doute un enjeu crucial pour l’Union, en 2022 et au-delà.
10 — La capacité d’action de l’Europe sera renforcée par des formats flexibles
2022 sera très probablement l’année d’un renforcement que l’on peut déjà observer depuis quelques années, c’est-à-dire une coopération en matière de défense européenne à l’extérieur des structures institutionnelles de l’UE et l’OTAN. Pour l’instant, de tels formats, souvent décrits comme « coalitions des volontaires », ont été mis en place dans le détroit d’Ormuz, où la coalition EMASOH composée de neuf pays européens cherche à garantir la liberté de la navigation, ou au Sahel, où la France a intégré la task force Takuba, composée de forces spéciales européennes, dans la mission Barkhane, pour donner un appui à la lutte contre le terrorisme. Si plusieurs pays critiquent ces formats, craignant que cette forme d’intégration européenne différenciée ne puisse mener qu’à une fragmentation de la sécurité et de la défense européenne et mette terme aux efforts communs pour une politique de défense et de sécurité commune de l’Union, c’est une option à laquelle les pays européens vont davantage recourir dans les années à venir.
Cette forme de coopération s’est d’ores et déjà avérée efficace dans la mesure où elle permet aux États européens compétents et volontaires de trouver des réponses opérationnelles aux défis sécuritaires de l’Union sans faire face aux obstacles institutionnels, tout en créant des nouveaux groupements d’États. A l’instar de la task force Takuba, cela permet aux États uniquement membres de l’Union, comme la Suède, et ceux uniquement membres de l’OTAN, comme le Norvège ou le Royaume-Uni, de renforcer leur capacité en opérations extérieures. Sur le long terme, ceci ne peut que bénéficier à l’émergence d’une culture stratégique et opérationnelle commune aux Européens, sous condition que nous soyons prêts à penser la sécurité européenne au-delà de l’appartenance d’un pays à l’Union ou à l’OTAN. Néanmoins, il est crucial que les pays européens soient conscients que des tels formats ne peuvent constituer qu’un add-on, c’est-à-dire un appui additionnel à la défense européenne, car les capacités de tels formats restent limitées. Ils peuvent servir d’outils de gestion de crise ponctuels, mais faute de vision de long terme, ils ne remplaceront guère une défense européenne dotée d’une pensée stratégique et d’objectifs clairs. Or, jusqu’à ce que les Européens manifestent leur volonté politique que l’Union traduise une telle pensée stratégique en action, ces formats flexibles peuvent constituer une contribution importante à la défense européenne et même donner un élan pour plus de coopération de défense entre Européens au sein des institutions. En effet, l’article 44 du traité de l’Union européenne prévoit déjà la possibilité de déléguer une tâche en matière de la politique de sécurité et défense commune à un groupe des États membres volontaires et capables ; les coalitions ad hoc à l’extérieur de l’Union européenne pourraient ainsi servir à sonder l’usage de cet article dans l’avenir.