1 — Quel est le rôle du Président de la République italienne ?
L’Italie est une démocratie parlementaire. Le pouvoir exécutif appartient donc au Président du Conseil et à son gouvernement, et non au Président de la République, qui est le chef de l’État. Toutefois, le rôle du Président n’est pas entièrement symbolique et les titulaires de cette charge ont, dans la pratique, étendu la portée de leurs pouvoirs au cours des dernières décennies.
Tout d’abord, le Président a le pouvoir exclusif de dissoudre le Parlement, de convoquer des élections et de nommer un nouveau chef de gouvernement chargé d’obtenir la confiance du Parlement pour former un nouveau gouvernement.
Ensuite, il peut être une partie prenante puissante lors des crises gouvernementales qui caractérisent régulièrement la politique italienne. Le rôle clé du Président de la République dans les situations de crise a été mis en évidence à plusieurs reprises au cours des dernières années :
- en 1995, lorsque le Président Oscar Luigi Scalfaro a refusé au Président du Conseil sortant, Silvio Berlusconi, de procéder à des élections anticipées pour nommer un technocrate, Lamberto Dini ;
- en 2011, lorsque le Président Giorgio Napolitano a nommé Mario Monti pour faciliter la formation d’un gouvernement capable de rassurer les marchés alors que la crise de la zone euro atteignait son paroxysme et que le gouvernement de Silvio Berlusconi se désintégrait ;
- en 2016, lorsque Giorgio Napolitano a refusé à Matteo Renzi des élections anticipées ;
- en 2019, lorsque le Président Sergio Mattarella a aidé à accoucher d’une majorité gouvernementale PD-M5S après que Salvini eut détruit la coalition Lega-M5S.
Par ailleurs, la pratique constitutionnelle accorde aux Présidents le rôle de « garant de la Constitution », qu’ils exercent de plus en plus par le biais de vétos sur les projets de loi et les nominations ministérielles. Un exemple du premier cas est le rejet par le Président Napolitano d’un projet de loi qui avait été adopté à la hâte par le Parlement via une législation d’urgence par le gouvernement de Berlusconi pour imposer la poursuite du traitement d’une femme en phase terminale contre la volonté de sa famille. Un exemple du second cas de figure est le veto opposé par le Président Napolitano en 2014 à la nomination par Renzi au poste de ministre de la Justice d’un juge en exercice, pour des raisons de séparation des pouvoirs.
Ce point est essentiel car le rôle de « garant de la Constitution » a récemment été interprété également comme « garant des traités internationaux dont est partie l’Italie », c’est-à-dire notamment de ses obligations envers l’Union européenne. C’est dans ce contexte que le Président Mattarella a opposé son veto à la nomination du ministre anti-euro proposé par le gouvernement M5S-Lega en 2018.
Enfin, le Président nomme un tiers des membres de la Cour constitutionnelle ainsi que jusqu’à cinq sénateurs à vie.
La manière dont le prochain Président interprètera les limites de son mandat sera déterminante pour les stratégies des partis de droite, et pour la réaction des marchés à leur élection.
Avec un mandat de sept ans – pratiquement irrévocable – il est impossible de dire à l’avance si le Président sera un personnage docile, prenant le rôle de « grand-père de la nation », comme l’avait fait Carlo Ciampi (1999-2006) ou un acteur actif, comme Sergio Napolitano (2006-13 et 2013-15). C’est pourquoi le choix d’un Président peut s’avérer très conflictuel.
2 — Pourquoi cette élection-là est particulièrement importante ?
Aux considérations à long terme s’ajoutent des préoccupations politiques immédiates. Dans la perspective des élections législatives de l’année prochaine, les partis se repositionnent par rapport au gouvernement d’ « unité nationale » ; de Mario Draghi, qui comprend cinq des six principales forces au Parlement (M5S, Lega, PD, Forza Italia, Italia Viva).
Un processus électoral conflictuel pourrait mettre la coalition à rude épreuve, la réduire ou même la faire s’effondrer. De nouvelles alliances pourraient être forgées, les anciennes se briser. Mario Draghi pourrait devenir Président, privant le gouvernement de la cause de son unité. Sa candidature pourrait même être rejetée de manière humiliante lors d’un vote secret. Lorenzo Castellani a analysé dans les colonnes du Grand Continent les scénarios possibles.
Ainsi, les partis sont en campagne, et tous veulent revendiquer une victoire. Leur choix dépend aussi de leur position vis-à-vis du gouvernement Draghi : le maintenir en place ou non, et selon quelles modalités. De plus, en raison de la réduction des effectifs du Parlement, il est inévitable que de nombreux députés perdent leur poste en 2023, ce qui les rend particulièrement prudents.
3 — Comment l’élection se déroule-t-elle ?
L’élection du Président est un processus fascinant et désordonné. 1 009 électeurs se réunissent lors d’une session conjointe du Parlement : 630 députés, 321 sénateurs et 58 délégués choisis par les conseils régionaux (trois pour chaque région, sauf la plus petite : deux pour la majorité du conseil, un pour l’opposition).
Les électeurs votent par bulletin secret, en écrivant un nom sur un papier, un par un. Pour élire un Président lors des trois premiers votes, une majorité des deux tiers (673 voix) est requise. À partir du quatrième vote, une majorité simple (505 électeurs) est suffisante. Par le passé, des élections présidentielles ont pu nécessiter jusqu’à 23 votes.
Ces dispositions sont en place pour favoriser l’élection d’une figure « d’unité », mais elles se prêtent aussi aux arrangements, aux stratégies sophistiquées et aux coups de théâtre.
L’analogie avec un conclave papal est couramment utilisée par les commentateurs italiens, avec le dicton « celui qui entre comme Pape, sort comme Cardinal », pour signifier que les meilleures candidatures sont souvent rejetées lors de la procédure de vote, et que c’est souvent au milieu des outsiders qu’émerge le Président.
En 2013, par exemple, la candidature de Romano Prodi, figure historique du PD, a été rejetée par 101 voix (non identifiées à ce jour) de son propre parti. Les électeurs ont paniqué et ont réélu le Président en place, Giorgio Napolitano, 88 ans, pour un deuxième mandat, ce qui était sans précédent et allait même contre la volonté de Napolitano.
4 — Quelles sont les forces en présence ?
L’équilibre actuel du pouvoir au sein du collège électoral est le suivant :
Le bloc de centre-gauche (vaguement défini), très fragmenté, compte 472 électeurs :
- M5S (Giuseppe Conte) : 235
- PD (Enrico Letta) : 154
- Italia Viva (Matteo Renzi) : 54
- Libres et égaux (gauche) : 18
- Alliés centristes : 11
La droite quant à elle en compte 451 :
- Lega (Salvini) : 212
- Forza Italia (Berlusconi) : 134
- Frères d’Italie (Meloni) : 63
- Alliés centristes : 42
Le reste comprend 89 indépendants (groupe peu cohérent, avec beaucoup d’anciens députés du M5S) et six sénateurs à vie (cinq proches du centre-gauche, et Mario Monti).
Aucun des deux blocs ne peut élire le Président seul. Même si l’un d’entre eux avait suffisamment d’électeurs pour le faire, il serait toujours difficile pour les coalitions larges et fragiles de se mettre d’accord sur un nom (en particulier le centre-gauche) : Matteo Renzi se repositionne comme un leader de centre à centre-droit, le PD et le M5S sont déchirés par le factionnalisme.
Deux solutions sont envisageables : soit un bloc peut mener une opération en interne et agiter des carottes juteuses devant les non-alignés pour les persuader de se joindre à lui ; soit (ce qui est plus probable) il y aura une coopération inter-blocs sur un choix de compromis, au risque de fractures intra-blocs.
5 — Quels sont les objectifs des différents blocs ?
Le M5S est difficile à cerner. Il est certain que ses représentants ne veulent pas risquer des élections anticipées : les sondages montrent qu’ils sont affaiblis, leurs résultats anticipés étant à peine supérieurs à la moitié de leur score de 2018.. Ils n’ont pas de personnalité visible à mettre en avant, et seront divisés sur tout nom viable issu de la « vieille garde » qu’ils détestaient tant il y a encore quelques années.
Le PD est le parti de l’inertie. En tant que seul parti à même de revendiquer une lignée datant de la « Première République » (avant 1993), et dont la majorité des Présidents de la « Deuxième République » (Napolitano, Mattarella) sont issus, le parti dispose néanmoins d’un grand nombre de personnalités présidentiables. Cependant, ils n’ont pas assez d’électeurs, et n’ont même pas la majorité au sein de leur propre bloc. Par ailleurs, ils ne veulent surtout pas que Mario Draghi quitte le gouvernement pour devenir Président, car ils sont en phase avec lui et avec son programme, de sorte qu’ils devront peut-être se résoudre à soutenir un second mandat de Mattarella.
La Lega est en mauvaise passe. Sa réputation a été endommagée par sa participation au gouvernement Draghi, à tel point qu’elle a perdu le leadership de la droite dans les sondages au profit des Fratelli d’Italia de Meloni. Cependant, elle peut s’attendre à faire partie d’un gouvernement à majorité de droite en 2023. Ses représentants pourraient avoir un intérêt à ce que Draghi devienne Président : d’une part, il servirait de garantie, permettant qu’un futur gouvernement de droite ne soit pas confronté à des marchés et à une Union européenne trop défavorables ; d’autre part, la vacance de Draghi permettrait à Salvini d’avoir une marge de manœuvre pour « saper de l’intérieur » un gouvernement avec un Président du Conseil plus faible – comme Daniele Franco par exemple.
Les Fratelli d’Italia veulent des élections anticipées : ils sont le principal parti du plus grand bloc. Ils ont intérêt à essayer de faire passer en force un nom relativement partisan à droite, ce qui pourrait fracturer davantage le gouvernement. Dans un second temps, ils pourraient accepter Mario Draghi. L’objectif le plus important pour Meloni est peut-être de pouvoir revendiquer une « victoire », tout en se présentant comme une personnalité politique « responsable » capable d’équilibrer la cohérence – ce dont elle est largement créditée – et un certain pragmatisme – qu’elle doit montrer.
Forza Italia voulait que Berlusconi soit Président, c’est désormais impossible. Cependant, en tant que seul parti de droite disposant d’une « vieille garde » – ou du moins de liens avec des personnalités visibles – il pourrait être le principal promoteur d’un nom alternatif capable d’unir la droite et les votes de Renzi.
6 — Qui sont les candidats potentiels ?
On ne se présente pas simplement pour devenir Président. Des noms « circulent ». Mais si certains noms « circulent » trop, leurs adversaires commencent à mobiliser une contre-candidature, si bien que les candidats les plus visibles passent rarement le cap des votes secrets.
La première catégorie est celle des candidats évidents : les grands noms. Le favori est, de très loin, Mario Draghi, qui pourrait, s’il le souhaitait, obtenir une majorité des 2/3 au premier tour. Cependant, il aime être à la tête du gouvernement, et ni le PD ni le M5S n’aimeraient le voir quitter son poste, à moins d’y être contraint par crainte d’une alternative bien pire.
Le deuxième grand nom est Sergio Mattarella, le président sortant âgé de 80 ans. Il a clairement fait savoir que c’était son seul mandat et qu’il ne voulait pas rester, mais – dans une démonstration typique d’ineptie et de cruauté – les partis pourraient lui forcer la main et l’obliger à rester jusqu’aux élections de 2023.
Le troisième n’a pas besoin d’introduction. Silvio Berlusconi est le seul candidat (probablement de l’histoire de la République italienne) qui a fait activement campagne pour devenir Président.
Le deuxième groupe de « présidentiables » est celui des « substituts possibles à Berlusconi ». Puisque la droite est le bloc le plus solide, une grande démonstration de cohésion à l’égard de Berlusconi ou d’autres personnalités de droite lors des premiers tours pourrait obliger les autres partis à accepter une figure de Forza Italia.
On trouve parmi eux : l’ancien ministre des Finances Giulio Tremonti ; l’ancien lieutenant en chef de Berlusconi Gianni Letta (oncle de l’actuel leader du PD) ; l’ancienne maire de Milan Letizia Moratti ; la présidente du Sénat Elisabetta Casellati ; l’ancien président du Parlement européen Antonio Tajani ; l’ancien président du Sénat Marcello Pera.
La troisième catégorie est celle des « éternels candidats du centre-gauche ». Jetant un pont entre les circonscriptions catholiques et les circonscriptions de la gauche douce, ils auraient la préférence du PD (et de Renzi ?). Certains pourraient être acceptables pour le M5S (et Fratelli, en supposant qu’ils ne repoussent pas les limites de leurs mandats).
Cette catégorie comprend : l’ancien allié de Berlusconi et actuel député PD Pierferdinando Casini (qui est, selon moi, le favori de ce groupe) ; l’ancien Premier ministre Paolo Gentiloni ; la présidente de la Commission Antimafia Rosy Bindi ; l’ancienne ministre Anna Finocchiaro ; le ministre de la Culture Dario Franceschini ; l’ancien leader du PD Walter Veltroni ; l’ancienne ministre de la Défense Roberta Pinotti. Ce sont toutes des personnes associées au PD. Parmi les outsiders possibles issus d’autres partis, citons Emma Bonino (+Europa), qui n’a pas la moindre chance d’être élue.
La quatrième catégorie est celle des « Réserves de la République » : des figures d’unité non partisanes qui peuvent recueillir des voix de tous les partis si l’impasse persiste longtemps après le quatrième vote. Évidemment, ils ne sont pas vraiment « neutres » : pour certains, les penchants idéologiques sont plus nets que pour d’autres.
La figure qui fait le plus autorité, par elles, est Marta Cartabia, ancienne présidente de la Cour constitutionnelle et actuelle ministre de la Justice. Elle est proche des organisations catholiques et considérée comme en désaccord avec les factions les plus activistes du pouvoir judiciaire (associées à la gauche et au M5S).
Parmi les autres options non partisanes figurent : le ministre des Finances Daniele Franco (qui est surtout susceptible de remplacer Draghi comme Président du Conseil s’il devient Président de la République) ; l’ancienne présidente de la RAI Annamaria Tarantola ; l’ancienne ministre Paola Severino ; le gouverneur de la Banque d’Italie Ignazio Visco ; l’ancien ministre Filippo Patroni Griffi.
Jusqu’à présent, tous les Présidents (et tous les chefs de gouvernements) ont été des hommes. Il est peu probable que les considérations relatives à l’équilibre entre les sexes l’emportent sur les intérêts partisans, mais la question a au moins été formulée dans le débat public, ce qui pourrait inciter les partis à élire finalement une femme Présidente.
Pour l’instant, Mario Draghi est largement favori. Cartabia, Casellati et Casini sont également de bons candidats potentiels. Cependant, souvenons-nous : « celui qui entre en Pape, sort en Cardinal ».