« Le recul des relations internationales », une conversation avec Charles-Philippe David

Trump a « changé le monde » selon Charles-Philippe David et Elisabeth Vallet, qui établissent un lien entre les éléments structurels des relations internationales et la politique de Donald Trump. Nous avons rencontré Charles-Philippe David pour parler des liens entre l'approche de Trump et celle de Joe Biden, de droit international et du rôle de l'Europe dans un monde « post-américain ».

Charles-Philippe David et Elisabeth Vallet, Comment Trump a-t-il changé le monde ? Le recul des relations internationales, Paris, Editions du CNRS, 2020, 144 pages, ISBN 9782271130518

Ma première question porte sur le titre de l’ouvrage, volontiers provocateur. Pourquoi l’avoir formulé ainsi  ? Quelles réactions vouliez-vous faire naître chez vos lecteurs  ? 

Ce n’est pas tant un titre provocateur que la réalité. On s’est bien rendu compte, pendant quatre ans, que Trump s’inscrivait totalement en porte-à-faux par rapport aux traditions de formulation et aux acquis de la politique extérieure américaine. On s’étonnait de voir à quel point Trump, même s’il était différent des autres, a amené des changements profonds dans les relations internationales. C’est ce qui nous a amenés à choisir un sous-titre qui était probablement plus provocateur encore que le titre  : «  le recul des relations internationales  ». Ce recul, à mon avis, est très contre-intuitif, parce qu’il met en doute les progrès accomplis depuis la fin de la guerre froide. On constate qu’en effet, sous Trump, le monde a changé, et pas juste les États-Unis. Cela a commencé avant les années Trump, mais Trump a certainement accéléré ce changement et, surtout, le recul des relations internationales. Quant aux réactions à la publication du livre, nous n’en avons pas eu beaucoup. Je pense que les gens sont tellement déprimés de ces années qu’ils préfèrent ne pas en parler. 

Ce manque de réaction est en lui-même intéressant.

Oui, en effet, cela a été un peu surprenant. Je voudrais bien dire que cela n’a pas été pas le cas, mais c’est la vérité  !

Vous montrez que sous la présidence de Donald Trump, nous sommes entrés dans une phase de recul des relations internationales, que vous identifiez particulièrement dans quatre domaines  : la diplomatie, la sécurité, la démocratie et la production de normes. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce concept de recul  ? Est-il synonyme de repli  ? Par rapport à quelles références temporelles doit-on le comprendre  ? 

Je pense que la référence temporelle est l’arrivée d’Obama à la Maison-Blanche. Sa volonté de mettre fin à la guerre en Irak a été le début de la constatation par la diplomatie américaine que celle-ci devait s’ajuster à un monde qui change et qu’elle n’avait plus toute la puissance ni toute la portée dont jadis elle avait disposé. Plus largement, et en allant plus loin que la seule dimension de la politique étrangère américaine, je pense vraiment que le recul des relations internationales qui s’est observé dans les quatre domaines cités a commencé pendant les années Obama. Tous ces reculs étaient négociables, gérables, réversibles. Mais Trump ne croyait pas en l’importance des États-Unis comme leader dans le système international. Donc ce recul, à mon avis, s’est accéléré en raison du fait que Trump l’a encouragé, motivé même, en refusant le leadership américain. Dans tous les domaines, on s’aperçoit que, sous Obama, malgré la volonté de ce président de donner une belle image aux Etats-Unis, on voit déjà le monde commencer à basculer, sur le plan sécuritaire, avec la montée de la Chine ; sur le plan démocratique, avec l’augmentation des régimes autoritaires et du populisme ; sur le plan diplomatique, avec la relation entre les Etats-Unis et la Russie pour ne citer qu’elle, le pivot américain vers l’Asie commençant à froisser la Chine ; et puis sur le plan normatif, on ne peut pas dire que les années 2010 – et les années 2000 déjà – ont permis de croire que de nouvelles normes pouvaient être mises sur pied afin de gérer les nouveaux problèmes et enjeux des relations internationales. Dans tous ces domaines, Trump a surtout aggravé la situation. Il n’a pas fait reculer le recul. Il l’a accéléré. 

On s’est bien rendu compte, pendant quatre ans, que Trump s’inscrivait totalement en porte-à-faux par rapport aux traditions de formulation et aux acquis de la politique extérieure américaine.

Charles-Philippe David

Peut-on dire qu’il y a un lien entre la remise en cause du leadership américain et le recul des relations internationales  ?

Oui, absolument. Il ne peut pas y avoir de système international qui fonctionne à l’avantage de l’hegemon quand l’hegemon décide de réduire ses engagements. Il laisse alors à d’autres, comme la Chine, le soin de prendre la place. C’est ce qui s’est passé ces dernières années. La Chine a accru sa présence et son influence en profitant du retrait des Etats-Unis tant sur les questions sécuritaires que diplomatiques ou commerciales. La Chine a donc profité de l’absentéisme des Etats-Unis sur la scène internationale durant les années Trump. C’est ce que notre livre met en évidence. 

Le concept de recul traduit un certain rapport au temps des relations internationales et plus généralement à l’histoire. Dans votre premier chapitre, vous citez Robert Gilpin et sa théorie des moments charnières et des cycles des relations internationales. Pour vous, le temps des relations internationales est donc plus cyclique que linéaire  ? On ne peut pas considérer que l’on va vers un progrès, pas toujours visible, mais bien présent  ? 

Je suis tout à fait d’accord avec vous. Je crois que l’évolution du système international n’est pas linéaire. Elle ne peut pas l’être, car, pour faire une comparaison, l’histoire est faite, comme les courbes boursières, de hauts et de bas. Je pense que nous sommes actuellement dans une période de recul «  boursier  », mais que ce recul peut tout à fait, au moins théoriquement, faire place à une période de progrès ou d’avancement si le leadership américain se réaffirme  ; ou alors, si le leadership de la Chine est apprécié par tous, appuyé, encouragé. Mais c’est une autre question. Je ne pense pas que le leadership de la Chine fasse autant d’émules. Je peux me tromper, mais je pense que la pax sinica suscitera encore plus de critiques et de réprobations à l’échelle mondiale que la pax americana.

Si le temps des relations internationales est cyclique, à quelle période de l’histoire correspond le premier XXIème siècle  ?

Il correspond à une période de grande instabilité. Les risques de conflit augmentent. Selon la plupart des observateurs et des experts, nous sommes clairement dans une période plus difficile et plus sensible que les décennies précédentes. Je n’ose pas rentrer dans une comparaison plus précise qui rapprocherait notre époque d’une décennie du XXème siècle, car, bien souvent, on se trompe. C’est une bonne question, cela dit. Il y en a par exemple qui font des parallèles entre le tournant des années 1920-1930 et aujourd’hui. Certains comparent notre époque à celle qui a précédé la Première Guerre mondiale. D’autres, enfin, parlent du « piège de Thucydide » pour exprimer le fait que nous sommes dans une logique inéluctable de conflit à venir entre la Chine et les États-Unis. Je pense que toutes ces prédictions peuvent s’avérer aussi vraies que fausses. L’histoire est riche en leçons mais ne se répète pas nécessairement de la même manière. De plus, avec les nouvelles technologies et l’interdépendance planétaire, je crois qu’il est exagéré de parler de conflit armé de grande ampleur entre les États-Unis et la Chine. Donc, cette période d’instabilité, aussi risquée et dangereuse soit-elle, ne mènera pas nécessairement à une guerre ou à une escalade militaire irréversible. Mais il va falloir beaucoup de temps et de diplomatie pour essayer d’arriver à une certaine stabilité dans les relations internationales. 

Pour vous, y a-t-il rupture ou continuité entre les politiques étrangères de Donald Trump et de Joe Biden  ? Le recul des relations internationales que vous observez persiste-t-il sous l’administration Biden  ? 

Je pense que ce recul persiste, pour deux raisons. La première, c’est que Joe Biden ne s’inscrit pas en discontinuité avec la politique étrangère de Donald Trump. Contrairement aux attentes quant au retour de l’Amérique et du statu quo ante Trump, on réalise que les dommages faits par ce président sont tels que certains sont irréversibles et qu’il est très laborieux de renverser certaines tendances. Je ne pense pas qu’on assiste à moins de recul démocratique, à moins de recul sécuritaire, à moins de recul normatif sous Joe Biden. Toutefois Joe Biden est quand même désireux d’agir sur le plan diplomatique. On l’a vu avec le sommet qu’il a mené avec Xi Jinping : il essaye de trouver une manière diplomatique de stabiliser les rapports entre la Chine et les États-Unis. Mais cet effort nécessite sans doute plus que la seule diplomatie. Il y a un certain espoir, mais il est faible. J’aurais été extrêmement heureux d’annoncer que la thèse de notre ouvrage s’est avérée fausse, mais ce n’est malheureusement pas le cas. Je ne le constate pas dans au moins trois des quatre dimensions que nous avons analysées, Élisabeth Vallet et moi. La seconde raison témoigne de l’influence immense qu’exerce désormais la politique intérieure américaine sur sa politique étrangère. Au point que l’on se demande si « l’intérêt national » n’a d’autre signification que « l’intérêt électoral » et la gestion de l’hyperpolarisation qui contamine en tout temps le débat politique, y compris celui qui a trait à la politique étrangère. Biden a toujours en tête les deux intérêts quand il prend des décisions sur un quelconque enjeu.

Cette période d’instabilité, aussi risquée et dangereuse soit-elle, ne mènera pas nécessairement à une guerre ou à une escalade militaire irréversible.

Charles-Philippe David

Nous en saurons sans doute plus à la fin du mandat de Joe Biden. 

Oui, on verra qu’il y a eu plus de dommages, ou moins. Nous sommes dans un exercice de prophétie qui est impossible. Allez donc savoir comment la Chine va se comporter, comment la relation entre Washington et Pékin va évoluer, comment la relation avec la Russie va évoluer aussi. Je le répète, il y a beaucoup de risques d’instabilité, tant sur le plan sécuritaire que sur le plan commercial ou sanitaire. Il y a peu d’institutions internationales et peu de diplomaties qui semblent vouloir surmonter ces crises et ces défis. Il n’y a même plus d’appétit pour que la communauté internationale s’implique dans la résolution des conflits. Je pense que la pandémie a accéléré une sorte de «  chacun pour soi  ». Quand on observe la militarisation de la planète, on croit voir revenir les années de la guerre froide. Il y a de quoi être sceptique sur les chances de progrès vers une paix mondiale. Il m’aurait paru vraisemblable que tout le monde apprenne des erreurs et des dérapages de la longue histoire de la guerre froide pour ne pas la répéter. Je ne suis pas du tout rassuré. Je pense que les risques sont là. Je ne pense pas que, dans trois ans, la situation aura évolué vers une «  hausse boursière  » de la valeur des relations internationales.  

Dans votre étude du domaine normatif, vous notez un recul du droit international. A l’opposé, l’extraterritorialité du droit américain est, quant à elle, en pleine croissance. Comment expliquez-vous ce paradoxe  ?

Ce paradoxe est tout simplement explicable par une vieille habitude culturelle américaine qui consiste à croire que le droit américain est supérieur à toute autre forme de droit international. Cela ne date pas de Trump. Le droit international, surtout lorsqu’il ne suit pas les orientations voulues par les États-Unis, n’a guère d’influence sur les dispositions normatives prises par Washington. Les exemples pullulent  : le fait que les États-Unis n’appartiennent pas à certaines institutions internationales, ne signent pas certains traités, ne soient pas partie à certaines ententes, que cela concerne par exemple le droit maritime ou la Cour pénale internationale. Ce sont d’excellents exemples du refus américain de devoir se soumettre à une autre forme d’autorité juridique que celle des États-Unis. La meilleure illustration de l’extraterritorialité dont vous parlez, c’est Guantanamo. C’est la preuve que les États-Unis ont pu organiser ces détentions, parfois en secret, au détriment des conventions de Genève. L’aspect normatif est donc peu considéré quand il ne fait pas l’affaire des décideurs américains. 

Dans le cadre conceptuel que vous proposez, quelle place faites-vous aux réseaux sociaux ? 

Nous n’analysons pas dans notre livre la place des réseaux sociaux, car nous n’étudions que le recul inter-étatique et inter-organisationnel des relations internationales. Je m’intéresse davantage aux réseaux sociaux dans le cadre de la vie politique américaine, car ils y jouent un rôle très important. Cela dit, on peut dire que l’utilisation des réseaux sociaux par Donald Trump représente un recul diplomatique. Il a constamment propagé des nouvelles fausses ou incomplètes. Cela ne peut pas favoriser la diplomatie  ! En fait, on peut affirmer que l’un des plus grands ennemis de la diplomatie est justement la portée des réseaux sociaux… Ceux-ci ont stimulé une forme de diplomatie publique que j’appellerais «  préemptive  », dans la mesure où, avant même que les chefs d’État ne prennent position, les réseaux sociaux rendent disponibles et diffusent ouvertement les opinions des uns et des autres. Le président des États-Unis faisait mieux savoir ses positions personnelles sur certains dossiers via Facebook qu’en dialoguant avec un chef d’État. C’est un recul diplomatique, en effet, de croire que les réseaux sociaux ont préséance sur certaines formes de diplomatie traditionnelle dans la résolution des conflits, des problèmes et des enjeux internationaux.

Pour finir, quelle est votre opinion, depuis le Canada, sur la place qu’a ou devrait avoir l’Europe dans un monde que certains décrivent comme post-américain ?

Le Canada et l’Union européenne auraient dû jouer les contre-pouvoirs face à l’influence de Donald Trump. Si ces pays avaient cru que le recul des relations internationales était réel, ils auraient dû tout faire pour le freiner, au détriment et en dépit des positions de Donald Trump. Factuellement, ce n’est pas ce qui s’est passé. Il y a eu une faiblesse de coordination, une faiblesse de leadership de la part des pays qui auraient pu l’exercer. Je pense à Macron, à Trudeau et à Merkel, entre autres. Il est malheureux qu’une forme d’alliance des pays démocratiques ne se soit pas exprimée, par peur de Trump probablement. Cette alliance aurait pu sauver la mise, parce que rien n’empêchait les chefs d’État de se concerter pour trouver des solutions communes à des problèmes communs. Nous n’avons pas l’impression que cela ait été fait. De plus, l’Union européenne est plus faible aujourd’hui qu’elle ne l’a jamais été. Les chiffres le démontrent. Il y a des reculs en termes de croissance, d’importance économique – et le Brexit n’a rien arrangé – , en termes sécuritaires et militaires également. Emmanuel Macron a lui-même parlé de la « mort cérébrale de l’OTAN », ce qui n’arrange rien pour l’Union européenne, car elle n’est absolument pas en mesure de remplacer l’OTAN. C’est pour moi une surprise et surtout une déception de voir l’Union européenne déchirée. Déchirée en son sein entre les partisans de certaines valeurs de préservation et de statu quo, et ceux qui portent les enjeux majeurs que sont les migrations, les frontières et les valeurs sociales. Nous sommes dans une période de fragmentation, et non pas une période de consolidation. La montée du populisme et du nationalisme n’améliore pas la situation. Quand des pays comme la Hongrie ou la Pologne mettent en doute certaines des valeurs acquises de l’Union européenne, il y a de quoi s’inquiéter. Tout ce qui se passe actuellement n’est pas très rassurant. Les mouvements nationalistes demeurent très forts, par ailleurs. Je reste donc perplexe.

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