La société libyenne tirée du chaos
Olivier Vallée analyse le dernier numéro de la revue Hérodote, paru au troisième trimestre 2021, qui traite du chaos libyen et compte des contributions comme celles d'Alex van de Walle, Mary Fitzgerald ou encore Ali Bensaad.
En une époque où se retrouve le fantasme 1 d’une société civile qui serait vierge du politique, la revue Hérodote 2 révèle des aspects méconnus et refoulés du chaos libyen 3, et en particulier la vivacité des élites et de la protestation contre la guerre.
C’est une série de contributions dont certaines comme celle de Pérouse de Montclos réduisent l’influence du régime de Kadhafi à l’instrumentalisation de l’antiterrorisme. L’agression franco-britannique contre la Libye a fait plus qu’accélérer la circulation des armes en provenance de Libye, elle a défait une architecture de paix et de sécurité édifiée certes sur la base de corruption, de services rendus et d’équilibre de la terreur. Écrire une fois de plus que l’État malien est le responsable de ce qui lui arrive et que l’invasion occidentale n’est que mineure mène à l’impasse d’aujourd’hui de l’opération Barkhane. La fin de Kadhafi a signé la fin du Sahara comme espace économique et politique relativement sûr pour les acteurs autorisés du système. Or ce qui désorganise les sociétés sahariennes et sahéliennes n’est pas la faillite supposée de l’État mais la fin de la régulation des marchés, y compris ceux des armes et de la drogue.
Alex Van de Walle suggère que les compromis des entrepreneurs politiques 4 sur leurs intérêts établissent une gouvernance systémique. Ainsi le chaos libyen que recense Hérodote ne découle pas de son essence tribale ou milicienne ou de l’ingérence de puissances étrangères. C’est particulièrement Ali Bensaad dans sa contribution « Libye, anatomie d’un chaos » 5 qui démontre que sous le désordre et la violence des questions structurelles sont à l’œuvre et que déjà des réponses émergent au-delà des recettes désastreuses de la « communauté internationale », en Somalie comme en RCA. Son article rappelle que la guerre libyenne est de nature urbaine car la ville n’est pas une idée neuve et que surtout elle sera le relais de la révolution arabe. En effet, dans le sillage du printemps arabe qui a soufflé sur la Tunisie, balayant le régime de Zine El-Abidine Ben Ali, puis sur l’Égypte en faisant de même avec le pouvoir militaire d’Hosni Moubarak, des Libyens ne voulant pas s’en laisser conter se sont lancés à l’assaut de la forteresse kadhafienne, symbole à leurs yeux de tout le mal-être du pays.
Bensaad ne déconnecte pas, 10 ans après, le développement d’un conflit brutal en Libye, de la poursuite de dynamiques de remise en cause, au-delà de la Jamahiriya 6, d’un ordre social dominé par les élites et de la captation de la rente pétrolière. Il rappelle que la configuration et l’histoire des grandes cités libyennes leur confèrent un rôle clé dont elles usaient déjà derrière l’autoritarisme de Kadhafi.
Mary Fitzgerald, journaliste et chercheuse, qui continue à les fréquenter, décrit bien comment les enceintes locales de pouvoir se fondent dans une perspective urbaine 7. Bensaad enfonce le clou, et c’est bien nécessaire, pour rappeler que ce ne sont plus les provinces 8 du début du XXème siècle, obtenues par l’Italie sur les dépouilles de l’Empire ottoman qui déterminent les luttes de ces dix dernières années. Il pointe les luttes et la mobilisation de la population urbaine et des élites pour l’appropriation de la rente, la reconnaissance d’une plus grande autonomie municipale et la contestation de l’organisation sociale patriarcale. Ce qui est peu mentionné mais souligné dans son article : « deux femmes, une députée et une activiste, se sont levées, chacune, contre les entreprises de guerre et la corruption du maréchal Haftar. Elles ont illustré à la fois la vitalité et la modernité d’une société civile s’incarnant dans des figures féminines. Mais aussi sa fragilité. Toutes deux ont été assassinées 9. » La faiblesse de la société civile provient non pas de la défaillance de l’État, mais, ce serait pire, « des blocages à l’émergence d’une classe entrepreneuriale. 10 »
Parmi ces obstacles il y a bien sûr les milices mais leur cartellisation à Tripoli indique bien qu’elles restent dépendantes des élites de la capitale enracinées dans une tradition intellectuelle et l’accumulation financière sous la protection du Guide pendant 42 ans. Sarraj et le GEN rentrent à Tripoli sans coup férir malgré les armes des milices hostiles à ce semblant d’ordre. Mais, écrit Bensaad : « cela illustre que ce ne sont pas les rapports de forces miliciens qui font les rapports de forces politiques mais bien l’inverse 11 ». Sarraj présenté rapidement comme falot et autoproclamé offre aux anciennes élites urbaines de la capitale une possibilité de recueillir le bénéfice de la rente pétrolière. En matière financière, les protagonistes libyens se portent des coups feutrés, sinon comment expliquer la coexistence de deux banques centrales sans un effondrement complet du système monétaire ? Le chef du GEN sera surtout le parrain de l’establishment tripolitain 12 qui s’ancre localement et encore plus nous apprend Bensaad à « la chambre de commerce et d’industrie de Tripoli ». Ce lieu de sédimentation d’un patronat « old school » et d’un régime populiste et autoritaire survit donc à l’apparent chaos. Il en est de même à Bamako au Mali sans jamais qu’aucun partenaire politique et financier du Mali ne s’y soit intéressé comme site politique.
De cette instructive revue de la situation en Libye, on ressort piteux de voir que le président Macron a jeté son dévolu sur un maréchal corrompu, chef des attaques contre le Tchad protégé alors par la France et surtout dépourvu de légitimité. L’implantation d’Haftar à Benghazi ne correspond en rien à une sécession régionaliste ou à un irrédentisme politique dont il serait le vecteur. La société sous Kadhafi était militaire et les premiers bombardements de l’OTAN sur les installations militaires de Tripoli ont déplacé les officiers et leurs équipements vers Benghazi. Peu aimés de la population, ils sont les cibles des djihadistes et de leurs alliés. Haftar est leur seule assurance mais il est tellement dépourvu de capacités qu’elles soient belliqueuses ou médiatrices, qu’il lui faut céder la place aux Égyptiens, aux Émiratis et aux Russes. Autre information précieuse de ce numéro d’Hérodote, la débandade d’Haftar lors de son assaut sur Tripoli est antérieure à l’intervention des Turcs. Dans un paysage complexe, mais aussi au-delà d’une scène politique caricaturale, la géopolitique d’un chaos réintroduit de la lisibilité et quelques notions clés occultées : rentes, entrepreneurs politiques et surtout l’énergie sociale de la société civile et des femmes.
Sources
- Voir le sommet France-Afrique de Montpellier
- Hérodote, 3e trimestre 2021, N° 182
- Ibid : Libye Géopolitique d’un Chaos.
- https://blogs.lse.ac.uk/africaatlse/2018/02/01/publicauthority-the-political-marketplace-analyzing-political-entrepreneurs-and-political-bargaining-with-a-business-lens/
- In Hérodote, op.cit., pp.7-32
- Le pays qui vivait certes sous la chape de plomb d’un demi-siècle de dictature pouvait alors s’enorgueillir de ses nombreux acquis sociaux, comme l’accès à la scolarité, à la santé et au logement. On objectera que durant les 42 ans de la Jamahiriya, il n’y avait pas de droits de l’homme, de démocratie et encore moins de liberté. Mais au moins, la situation n’aurait pas pu être pire que celle à laquelle le monde entier et les Libyens assistent aujourd’hui. https://www.courrierinternational.com/notule-source/l-observateur-paalga
- https://www.cidob.org/en/publications/publication_series/notes_internacionals/n1_190/socio_political_situation_in_libya_from_the_urban_perspective
- 18 décembre 1912 – Traité de Lausanne mettant fin à la guerre entre l’Italie et l’Empire ottoman. L’Italie obtient la Tripolitaine, la Cyrénaïque, ainsi que le Dodécanèse. En Cyrénaïque, résistance de la confrérie des Sénoussis.
- Ali Bensaad, In Hérodote, op.cit., p.31
- Ibid.
- Ibid. p. 25
- Ibid. pp. 26-27