Le 10 novembre 2001, le président George W. Bush s’est présenté devant l’Assemblée générale des Nations unies – à quelques pâtés de maisons des décombres de Ground Zero – pour obtenir le soutien à sa guerre contre le terrorisme (GWOT ou Global War On Terror). Et bien que les critiques aient souvent accusé le président d’embrasser la thèse de Samuel Huntington sur un «  choc des civilisations  », ce n’est pas cet imaginaire là que le Président a choisi de convoquer. Plutôt que de représenter la guerre comme un choc entre des cultures ou des blocs civilisationnels rivaux – l’Islam et l’Occident, par exemple – George W. Bush a été suffisamment attentif à ses alliés au Moyen-Orient pour choisir un angle différent : la guerre contre le terrorisme n’était rien de moins qu’une confrontation entre la lumière de la civilisation et les ténèbres de la barbarie. «  La civilisation, elle-même, celle que nous partageons, est menacée. L’histoire scrutera attentivement notre réponse, et jugera ou justifiera la présence de chaque nation dans cette salle  ».

Dans son récit, Al-Qaïda rejetait le monde moderne et tout ce qu’il représentait. Plus récemment, l’État islamique a offert de nouvelles occasions de ressortir l’affrontement binaire entre civilisation et barbarie, les commentateurs pointant du doigt la violence et la gouvernance oppressive du groupe pour montrer que les djihadistes viseraient à restaurer l’époque médiévale. La réalité, cependant, est bien plus troublante. Comme je le soutiens dans un livre publié récemment sur l’État islamique, le djihad contemporain est un phénomène hypermoderne imprégné de la même logique néolibérale célébrée par leur ennemi occidental putatif 1. Qu’il s’agisse de la fétichisation de l’individualisme, de l’adoption des médias numériques pour forger de nouveaux types de communauté mondiale, de l’adoption de la gouvernance comme mode de gestion ou de l’utilisation nihiliste de la violence spectaculaire, le jihad contemporain révèle une grande partie de ce qui est latent dans les formes politiques et sociales occidentales. Sous cet angle, le djihad et le néolibéralisme apparaissent moins comme des projets politiques opposés que comme les deux faces d’une même pièce.

Qu’il s’agisse de la fétichisation de l’individualisme, de l’adoption des médias numériques pour forger de nouveaux types de communauté mondiale, de l’adoption de la gouvernance comme mode de gestion ou de l’utilisation nihiliste de la violence spectaculaire, le jihad contemporain révèle une grande partie de ce qui est latent dans les formes politiques et sociales occidentales.

SUZANNE SCHNEIDER

L’idée que les groupes militants islamiques sont un vestige d’une époque moins éclairée a servi de grand mythe du XXIe siècle, propagé à travers tout le spectre politique. Aussi inexacte soit-elle, cette idée reste séduisante pour plusieurs raisons. Affirmer que l’Islam est hostile à la modernité sert à déshumaniser ses pratiquants qui, de par leur nature, nécessitent d’être mis sous une tutelle impériale, voire d’être purement et simplement exterminés. La situation critique des femmes afghanes sous le régime taliban, souvent évoquée, tout comme les rapports sur les chrétiens souffrant sous l’État islamique sont devenus emblématiques en ce sens, en tant que gestes d’inquiétude qui ont été mis au service de la vaste violence impériale de la GWOT.

Cette caractérisation du jihad contemporain et de ses adeptes n’est pas seulement erronée dans un sens purement théorique. Comme je l’ai détaillé ailleurs, cette mauvaise compréhension sous-tend un assortiment de choix politiques, tant dans les pays du Sud qu’au cœur même de l’Occident, qui fomentent les problèmes mêmes qu’ils sont censés résoudre 2. Ce mythe est également un élément important de la préservation du système : il offre l’assurance que les crises que le djihad expose ne proviennent pas de la nature d’une modernité capitaliste partagée, mais bien d’ailleurs – d’un monde médiéval ou islamique exotique. Dans un tel récit, le libéralisme est un système qui n’est pas encore arrivé jusque dans le monde islamique, ce dernier accusant toujours un retard historique – comme Francis Fukuyama aurait pu le dire. Cette interprétation postule que, même au milieu de tendances économiques, politiques et sociales mondialisées, certaines géographies demeureraient hors de portée de la modernité. Il existe cependant une autre explication qui jette une nouvelle lumière sur l’importance du djihad : l’expérience du libéralisme a été fondamentalement différente dans la plupart des pays du Sud, et les crises évidentes dans de nombreux pays à majorité musulmane sont le résultat de cette rencontre particulière avec les modèles politiques, économiques et sociaux libéraux, plutôt que la marque de leur absence.

L’expérience du libéralisme a été fondamentalement différente dans la plupart des pays du Sud, et les crises évidentes dans de nombreux pays à majorité musulmane sont le résultat de cette rencontre particulière avec les modèles politiques, économiques et sociaux libéraux, plutôt que la marque de leur absence.

SUZANNE SCHNEIDER

Un changement profond dans la théorie et la pratique de la guerre

Comme l’ont fait remarquer quelques critiques perspicaces au lendemain des attentats du 11 septembre, Al-Qaïda ne correspondait pas tout à fait à un modèle antimoderne. Tenant compte de la capacité du groupe à mobiliser des ressources à distance pour attaquer la plus grande superpuissance du monde, les auteurs du rapport de la Commission du 11 septembre ont perçu l’hypermodernité de cette nouvelle forme de violence  : «  En un sens, ils [Al-Qaïda] étaient plus mondialisés que nous  » 3. De même, le juriste Philip Bobbitt a observé que la gouvernance d’Al-Qaïda «  ressemble davantage aux organigrammes de VISA ou de Mastercard  » qu’aux «  structures centralisées et hiérarchiques des organisations gouvernementales des États-nations » 4. L’historien Faisal Devji a ajouté une pierre à l’édifice de la narration antimoderne en notant avec perspicacité que le groupe utilisait le même type de stratégies de recrutement que celles employées par de nombreuses ONG – exploitant la rhétorique de l’humanitarisme contemporain pour attirer les partisans dans leur giron 5.

Au-delà de la structure ou des tactiques, l’existence même d’Al-Qaïda reflète la transformation récente du djihad en une pratique centrée sur l’individu en tant qu’exégète, soldat et martyr. Avant le milieu du XXe siècle, le jihad était largement considéré dans la littérature juridique sunnite comme un outil des États et des dirigeants – une forme de guerre à laquelle les musulmans étaient appelés par une autorité politique reconnue, et non une forme de vigilantisme ou de «  terrorisme  » que l’on pouvait mener seul. Dans ce schéma, l’idée d’un musulman ordinaire déclarant le djihad avait peu ou prou aussi peu de sens que celle d’un paysan français déclarant la guerre à la Prusse. «  La guerre n’est pas un rapport entre un homme et un autre, mais un rapport entre un État et un autre  », écrivait Rousseau dans Le contrat social, exprimant une conception de la guerre qui était également largement répandue dans les sociétés islamiques 6. Il suffit de comparer la déclaration de djihad du juriste en chef de l’Empire ottoman, en consultation avec le sultan-calife au début de la Première Guerre mondiale, avec la «  Déclaration de djihad contre les Américains occupant la terre des deux sites les plus sacrés de l’Islam  » d’Oussama ben Laden à la fin du siècle dernier pour se rendre compte qu’un changement fondamental dans la théorie et dans la pratique de la guerre s’est produit dans l’intervalle.

En effet, ce n’est qu’au cours du XXe siècle, et dans le contexte de corruption et d’oppression généralisées dans les États postcoloniaux, qu’une nouvelle génération d’idéologues a pu émerger, considérant le djihad comme une tactique d’insurrection pouvant être déployée par des individus et par des groupes contre des gouvernements et des dirigeants en place. Rompant avec l’accord traditionnel qui mettait l’accent sur l’obéissance aux détenteurs de l’autorité, même s’ils étaient injustes, une nouvelle vague de penseurs – eux-mêmes plus susceptibles d’être des techniciens que des érudits islamiques de formation classique – a adopté le djihad comme forme prééminente d’activisme social. Ils ont pris pour cible les élites politiques musulmanes ainsi que les fonctionnaires qui légitimaient leur pouvoir en avançant l’argument religieux novateur selon lequel le jihad incombait aux individus en tant que tel. Loin de se situer en dehors de la trajectoire du libéralisme, l’utilisation révolutionnaire du jihad reposait sur l’hypothèse quasi-démocratique qu’un dirigeant, selon les mots de Sayyid Qutb, «  n’occupe sa position que par le choix complètement et absolument libre de tous les musulmans  » et que, de même, les dirigeants oppresseurs n’avaient aucun droit d’exiger l’obéissance 7. Ainsi, l’argument juridique développé au cours de ces décennies concernant le djihad comme farḍ ‘ayn (une obligation individuelle, semblable à la prière ou au jeûne) plutôt que farḍ kifāya (une obligation collective, comme l’enterrement des morts) témoigne davantage de l’ascension de l’individualisme moderne que de la supposée emprise du passé sur les sociétés islamiques.

Oussama Ben Laden n’était pas seulement l’alumni le plus célèbre du djihad afghan, mais aussi un sous-produit de ce changement idéologique massif. Un homme qui n’avait pas d’État à diriger ni de références en tant qu’érudit religieux n’aurait pas pu déclarer le djihad contre un pays.

SUZANNE SCHNEIDER

La cible initiale de ces attaques au début des années 1980 était les dirigeants musulmans et les institutions d’État, comme le président égyptien Anouar el-Sadate ou le parti Baas syrien sous la direction de Hafez el-Assad. En outre, les États-Unis ont encouragé l’utilisation du djihad par les insurgés en aidant les «  combattants de la liberté  » en Afghanistan dans leur combat contre le communisme, considérant le revivalisme islamique comme un outil de lutte efficace. Comme l’a déclaré Burhanuddin Rabbani, qui a dirigé le djihad antisoviétique, en 2002  : «  Sans le djihad, le monde entier serait encore sous l’emprise du communisme. Le mur de Berlin est tombé à cause des blessures que nous avons infligées à l’Union soviétique, et de l’inspiration que nous avons donnée à tous les peuples opprimés… Le djihad a conduit à un monde libre  » 8.

Oussama Ben Laden n’était pas seulement l’alumni le plus célèbre du djihad afghan, mais aussi un sous-produit de ce changement idéologique massif. Un homme qui n’avait pas d’État à diriger ni de références en tant qu’érudit religieux (il a fait des études en administration des affaires et en génie civil) n’aurait pas pu déclarer le djihad contre un pays – sans parler des plus grandes superpuissances du monde – même un demi-siècle plus tôt. Il n’aurait pas non plus eu beaucoup de chance d’atteindre les masses musulmanes avant l’ère de l’information de masse et des salons de discussion en ligne. En bref, pour comprendre le djihad contemporain, il faut faire face aux hypothèses très modernes, voire libérales, portant sur la nature de l’autorité politique et de la responsabilité individuelle qui sous-tendent sa pratique, ainsi qu’aux avancées technologiques qui facilitent ses opérations.

D’Al-Qaïda à l’État islamique

Ces dernières années, c’est la progéniture dissidente d’Al-Qaïda, l’État islamique, qui a le plus captivé les observateurs occidentaux avec ses méthodes prétendument «  médiévales  ». Selon ce point de vue, la cruauté notoire du groupe – trop connue pour qu’il soit nécessaire de la rappeler ici – reflèterait des pratiques islamiques authentiques qui seraient tombées en désuétude avec l’avènement de la modernisation et de la sécularisation, et qui seraient maintenant ressuscitées par le califat. Pourtant, si l’on gratte un tant soit peu sous la surface, on constate non pas la renaissance de la tradition, mais le rejet des anciens modèles de communauté, de gouvernance et, comme détaillé ci-dessus, de violence.

Prenons par exemple la notion de communauté de l’État islamique qui, malgré toutes ses invocations du passé, ne correspond pas à l’umma traditionnelle. Avec des combattants venus du monde entier qui s’allient à des éléments de la société irakienne et syrienne, la communauté rassemblée sous le parapluie du califat était une communauté constituée de volontaires – le produit de la contestation plutôt que de l’inertie. Il ne s’agit pas, en général, de la communauté natale, mais d’une communauté choisie activement en rompant les liens sociaux préexistants, voire traditionnels. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’État islamique célèbre le rejet de principe par l’individu d’influences supposées polluantes, aussi proches soient-elles. Ainsi, selon les termes d’une fatwa de l’État islamique :

«  Aujourd’hui, nous commençons à voir de nos yeux et à entendre de nos oreilles la merveille des merveilles parmi les enfants de Mésopotamie… ce père tue son fils, l’espion, de sa propre main – cette tribu désavoue son fils, le policier Maliki (travaillant pour le gouvernement irakien) – et la femme quitte son mari et fuit sa tutelle car il soutient le gouvernement Maliki et son parti  » 9.

Il existe sans doute un modèle pour une telle conduite depuis les premiers jours de l’Islam, lorsque les croyants se sont détournés des tribus païennes pour suivre le Prophète. Mais dans le contexte djihadiste contemporain, le désaveu est présenté comme une pratique nécessaire au sein de la communauté islamique, bouleversant le devoir traditionnel des pères de prendre soin de leurs enfants, des tribus de prendre soin de leurs membres et des épouses d’obéir à leur mari. Comme Olivier Roy l’a habilement observé dans La Sainte Ignorance, le rejet des liens familiaux se produit également à un niveau social plus large 10. Une caractéristique intéressante des groupes militants aux aspirations mondiales, comme Al-Qaïda ou l’État islamique, est qu’ils semblent n’appartenir à aucun espace géographique délimité. L’Islam qu’ils épousent n’est ni enraciné dans une géographie particulière, ni dans un ensemble de coutumes régionales, mais plutôt dans un «  vrai  » Islam reconstruit artificiellement qui se démarque des pratiques des communautés musulmanes existantes et qui, dans de nombreux cas, s’y oppose.

Une caractéristique intéressante des groupes militants aux aspirations mondiales, comme Al-Qaïda ou l’État islamique, est qu’ils semblent n’appartenir à aucun espace géographique délimité. 

SUZANNE SCHNEIDER

C’est l’une des raisons pour lesquelles l’État islamique accorde la plus grande attention à la pratique de l’excommunication, ou takfir, qui sert à réglementer cet ordre social hautement excluant. De même, le concept de loyauté et de désaveu, al-wala’ wa-l-bara’, a été remanié par les moudjahidines au cours des dernières décennies pour exiger une confrontation active avec tout ce qui est considéré comme polythéiste. Étant donné que les autorités islamiques médiévales considéraient le takfir comme un grave danger pour l’umma et qu’al-wala’ wa-l-bara’ était à peine considéré comme un précepte politique avant le XVIIIe siècle, l’idée que l’État islamique revienne à leurs pieux ancêtres manque de crédibilité. 

Enfin, en élargissant le regard, il faut noter que l’État islamique cherche à rompre le lien entre géographie et identité en proposant une communauté parallèle à laquelle on peut appartenir de n’importe où. Les partisans qui ont lancé des attaques de «  loup solitaire  » en Occident – comme Omar Mateen (le tireur de masse de la boîte de nuit Pulse à Orlando, en Floride) et Mohamed Lahouaiej-Bouhlel – sont le reflet de cette nouvelle logique communautaire facilitée par les médias numériques et par les réseaux sociaux, et qui nourrit les individus qui sont le plus à l’aise non pas dans leur environnement immédiat mais sur les chaînes Telegram et sur des forums en ligne. La violence déplorable que ces auteurs promulguent ou encouragent ressemble davantage à des spectacles nihilistes, comme la fusillade de masse, qu’aux annales historiques de l’Islam ancien. En effet, les actes de terrorisme, ou d’«  horrorisme  » (pour emprunter un terme d’Adriana Cavarero), contre des cibles occidentales n’ont guère d’autre but stratégique que la création d’un spectacle médiatique. Ils ne font pas avancer les objectifs matériels de l’établissement d’un califat mondial (et ont en fait été autodestructeurs, aiguisant l’appétit américain pour une intervention militaire) mais ils attirent les regards – aimés ou déplorés sur les médias sociaux, une autre tranche de réalité rencontrée sous forme de vidéo virale.

Des parallèles de ce genre soulignent la nécessité de penser au djihad contemporain en termes interculturels, non pas comme le sous-produit naturel d’une culture islamique exotique, mais comme le symptôme d’une crise sociale plus large. Il n’est peut-être plus possible d’imaginer et d’œuvrer pour un autre type de vie sur terre, mais il est certain qu’on peut toujours causer beaucoup de dégâts en la quittant. Il convient ici de rappeler qu’aussi récemment que dans les années 1980, les moudjahidines afghans qui ont combattu l’Union soviétique ont évité les attaques suicides pour des raisons théologiques, et que cette tactique reste controversée dans les rangs salafistes jusqu’à aujourd’hui 11. La récurrence même des attaques suicides témoigne du fait que quelque chose de fondamental a changé dans le rapport à la mort et à la violence, qui ne peut être expliqué par la seule théologie. Que vous soyez accueilli de l’autre côté par l’abîme ou par de nombreux compagnes aux yeux de biche importe moins que le fait que rechercher sa propre mort, ainsi que celle des autres, est devenu l’aspiration centrale de la vie 12.

Un rapport moderne aux textes

Peut-être plus que toute autre chose, c’est la réglementation très punitive de la vie quotidienne, de l’habillement des femmes à la longueur de la barbe et à la fréquentation des mosquées, qui a valu à l’État islamique sa notoriété. Les histoires d’horreur d’exécutions publiques, d’amputations et de châtiments corporels pour comportement prétendument «  non islamique  » sont nombreuses, et elles sont presque sans exception attribuées à certaines exigences fondamentales de la «  loi islamique  ». Pourtant, ceux qui invoquent cette dernière en guise de justification témoignent généralement d’une grande ignorance de la shari’a, de ses attributs composites et de son histoire sociale. La réalité, comme l’a montré Wael Hallaq dans de nombreux ouvrages, est que le désir relativement récent de transformer la shari’a, d’un style d’interprétation juridique cacophonique et très variable en un corps de loi codifié – un corpus de lois normalisé de manière à pouvoir être utilisé par l’État moderne – a fondamentalement modifié à la fois sa structure et son objectif. L’application de la shari’a par les États modernes s’écarte des pratiques traditionnelles, au lieu de les poursuivre, en la dépouillant de tout contenu éthique et en la refaçonnant comme un appareil principalement punitif. De plus, le type de régulation sociale qui était évident dans l’Irak et dans la Syrie contrôlés par l’État islamique était largement impossible avant le développement de grands États administratifs et de technologies de surveillance étendues – ce qui suggère que c’est peut-être l’État policier moderne, et non le califat médiéval, qui est le véritable parent idéologique de ce régime réactionnaire.

Le désir relativement récent de transformer la shari’a, d’un style d’interprétation juridique cacophonique et très variable en un corps de loi codifié – un corpus de lois normalisé de manière à pouvoir être utilisé par l’État moderne – a fondamentalement modifié à la fois sa structure et son objectif.

SUZANNE SCHNEIDER

Avant de se plonger dans les complexités théoriques impliquées ici, il est utile de considérer deux antidotes concrets qui suggèrent que la shari’a dans les sociétés islamiques pré-modernes n’était pas simplement punitive ou cruelle. Dans son travail sur l’Afrique du Nord des XVIIIe et XIXe siècles, l’historienne Jessica Marglin a documenté de nombreux cas de communautés indigènes chrétiennes et juives qui ont fait appel aux tribunaux de la shari’a pour régler leurs différends – un fait qui est tout simplement incompréhensible si l’on croit que la shari’a est ce qu’appliquent actuellement les Taliban. Le deuxième exemple provient de la période seldjoukide (les Seldjoukides ont régné sur un territoire s’étendant de la Turquie actuelle à l’Iran, englobant une grande partie des foyers islamiques arabophones, du XIe au XIIIe siècle), où les érudits n’ont trouvé que des preuves d’un seul cas de lapidation pour adultère. De plus, il s’agissait clairement d’un coup monté, comme le détaille Christian Lange : l’accusé était un émir de haut rang qui a été victime d’un stratagème mis en place par le vizir pour l’éliminer 13. Ce ne sont là que des exemples d’une histoire longue et géographiquement variée, mais qui devraient suffire à suggérer que le zèle contemporain pour une shari’a hautement punitive ne découle pas naturellement de la tradition islamique, et ne résume pas l’ensemble de ce système juridique.

Ainsi, un certain nombre de correctifs clés s’imposent pour permettre d’expliquer le déploiement réactionnaire de la shari’a aujourd’hui. La première est de noter que la shari’a n’est pas un système de droit singulier et codifié à l’instar d’un code pénal moderne, mais plutôt une méthode plurielle de raisonnement juridique. Il existe quatre écoles juridiques différentes avec leurs propres règles et priorités d’interprétation au sein du seul islam sunnite  : un fait qui a historiquement conduit à un grand degré de variabilité d’un endroit à l’autre. Il n’y a pas de «  loi islamique  » uniforme, mais une multitude de musulmans qui raisonnent et rendent des décisions en fonction de leurs propres priorités d’interprétation et de leurs coutumes locales. Deuxièmement, pendant la majeure partie de l’histoire de l’Islam, le Coran n’a pas été considéré comme un texte autonome, et les décisions juridiques n’ont pas été émises simplement en citant des versets hors de leur contexte. Comme d’autres écritures, le Coran contient de nombreux passages qui sont ambigus, allégoriques ou simplement contradictoires. Certains commandements sont considérés comme limités dans le temps tandis que d’autres sont éternels ; certains versets en annulent d’autres, et il n’existe pas de consensus sur ce qui correspond à telle ou telle catégorie. Historiquement, c’est le rôle d’une classe spécialisée d’érudits et de juristes de faire le tri, et peu ont prétendu avant l’ère moderne que la tâche était aisée.

Par exemple, en ce qui concerne les crimes tels que le vol ou l’adultère pour lesquels l’État islamique s’est empressé d’infliger des châtiments corporels (ḥudud), il est important – bien que contre-intuitif – de noter que la shari’a impose des exigences strictes et très techniques en matière de preuve qui ont souvent empêché l’application du ḥudud au cours des siècles passés. En effet, certaines normes de preuve semblent faites sur mesure pour ne jamais être respectées. Dans le cas d’une accusation d’adultère, par exemple, pour établir la culpabilité, il fallait «  quatre témoins masculins dignes de confiance qui devaient tous comparaître lors de la même séance du tribunal pour témoigner, de manière extrêmement détaillée et dans un langage sans ambiguïté, qu’ils avaient vu le couple se livrer à une activité sexuelle et que l’homme avait pénétré la femme au point que son pénis avait entièrement disparu de la vue  ». En bref, les coutumes qui se sont développées autour de la jurisprudence islamique ont historiquement servi de tampon entre les dictats littéraux du texte sacré et la pratique réelle, une situation qui trouve des parallèles dans d’autres traditions, ce qui explique pourquoi les Juifs orthodoxes n’ont pas pris l’habitude de lapider leurs fils rebelles. Ce n’est pas parce qu’ils rejettent la paternité divine de la Torah ou remettent en question ses préceptes, mais parce que toute la tradition est enveloppée dans une culture juridique qui comprend la Mishnah, la Gemara ainsi qu’une myriade de commentaires ultérieurs, et que ce sont ces textes, plutôt que la Torah seule, qui guident la pratique communautaire.

Pourtant, depuis le penseur égyptien Sayyid Qutb (qui a fréquenté l’école normale égyptienne en pleine modernisation, Dar al-‘Ulum), les nouveaux moudjahidines du XXe siècle se sont caractérisés par une rupture avec cette tradition juridique, avec ses praticiens, avec leurs supposés lamentations et leur obscurcissement de la vérité essentielle de l’Islam. Comme l’ont noté les universitaires Muhammad Qasim Zaman et Roxanne Euben, les islamistes comme Qutb «  écrivent en dehors, et souvent en opposition consciente avec  » les cadres traditionnels  : «  la conversation ne se fait pas avec les exégètes antérieurs, mais directement avec Dieu  » 14. Rejetant les autorités religieuses traditionnelles et les cadres communautaires, ces individus préfèrent une expérience religieuse moderne, qui est en fait d’orientation assez protestante : un accès direct à l’Écriture, non mitigé par une grande partie de l’échafaudage juridique fourni par les commentaires du passé, et avec une forte dose de dédain pour les érudits traditionnels. Cela nous amène à un paradoxe apparent : les nouveaux partisans du djihad – qui le considèrent comme un outil pour faire revivre un ordre politique et social religieux «  authentique  » – sont presque sans exception des produits de l’éducation laïque moderne dans des domaines comme l’ingénierie et la programmation informatique plutôt que les sciences islamiques traditionnelles. Oussama Ben Laden était exemplaire à cet égard, tout comme son successeur, Ayman al-Zawahiri, un médecin. Diego Gambetta et Steffan Hertog ont constaté que les ingénieurs sont représentés de manière disproportionnée dans les rangs des moudjahidines. Cette tendance se poursuit également chez de nombreux combattants de l’État islamique, comme Ahmed Abousamra, un informaticien né à Boston qui a édité le magazine Dabiq.

Rejetant les autorités religieuses traditionnelles et les cadres communautaires, ces individus préfèrent une expérience religieuse moderne, qui est en fait d’orientation assez protestante : un accès direct à l’Écriture, non mitigé par une grande partie de l’échafaudage juridique fourni par les commentaires du passé, et avec une forte dose de dédain pour les érudits traditionnels.

SUZANNE SCHNEIDER

Ce n’est que dans ce contexte très moderne, voire libéral, que nous pouvons donner un sens aux vidéos de recrutement de l’État islamique célébrant la propre interprétation de l’individu (non formé) ainsi que son rejet de principe des érudits établis. Prenez le cas d’un combattant appelé Abu Sohayb al-Faransi, qui est né dans une famille catholique en France avant de rejeter l’Église, d’abandonner ses études et de parcourir le monde. «  Je cherchais quelque chose, bien que je ne sache pas quoi, je cherchais la vérité dans le monde entier. J’ai trouvé la vérité dans le livre d’Allah  ». Ce dernier a visité l’Algérie peu après s’être converti à l’Islam, mais a rapidement déchanté après avoir rencontré différents cheiks  : «  Pourquoi ? Parce qu’ils corrompent la religion que je connaissais par le Coran et la Sunna. Ils déforment la vérité. Comment ? Ils ne parlent pas du djihad, ils n’en parlent pas clairement  ». De même qu’Abu Bara’ al-Hindi dans une vidéo de 20214 : «  Tous les savants qui vous disent : ‘Oh ceci est farḍ [une obligation légale], ceci n’est pas farḍ, ce n’est pas le moment de faire le djihad’….Oubliez tout le monde, lisez le Coran, lisez le livre d’Allah… et vous découvrirez ce qu’est le djihad, et si vous êtes destinés à le faire ou non  ».

Ces jeunes combattants ne sont pas le produit d’une soif de sang médiévale ou d’une incapacité à faire face à la modernité. Il s’agit plutôt d’une subjectivité tout à fait moderne, voire libérale, marquée par bon nombre de ses caractéristiques : l’individualisme fondé sur des principes, l’accès direct aux écritures – lui-même un produit de l’alphabétisation généralisée – et l’interprétation personnelle des préceptes religieux, la différenciation de la famille immédiate et de l’environnement social ainsi que le rejet de l’autorité des élites traditionnelles – qu’il s’agisse de fonctionnaires politiques ou religieux. Il serait possible d’élaborer une histoire sur leurs paroles et sur leurs actes qui placerait ces deux hommes en conversation avec des théologiens médiévaux ou des collections de hadiths millénaires, mais pourquoi poursuivre cet exercice alambiqué alors que des points de comparaison plus évidents sont facilement disponibles à l’heure actuelle, certains d’entre eux au cœur même de l’Occident ?

Vieilles questions toujours sans réponse

Le président Bush a à nouveau eu l’occasion de s’exprimer sur ce sujet cet automne, notamment lors d’un service commémoratif du vol 93 tenu le 11 septembre. Son discours a particulièrement attiré l’attention en raison de sa comparaison explicite entre le terrorisme islamique à l’étranger et le terrorisme d’extrême-droite aux États-Unis 15. Comme il l’a déclaré :

«  Nous avons vu des preuves croissantes que les dangers pour notre pays peuvent provenir non seulement de nos frontières, mais aussi de la violence qui se rassemble à l’intérieur. Il y a peu de chevauchement culturel entre les extrémistes violents à l’étranger et les extrémistes violents sur notre sol. Mais dans leur dédain du pluralisme, dans leur mépris de la vie humaine, dans leur détermination à souiller les symboles nationaux, ils sont les enfants du même esprit immonde. Et il est de notre devoir permanent de les affronter  ».

Alors que de nombreux anciens détracteurs de Bush l’ont loué comme un leader courageux prêt à affronter la dérive trumpienne du Parti républicain, ses remarques réitèrent encore la doctrine de la différence culturelle  : qu’un vaste fossé «  nous  » sépare d’«  eux  ». Les remarques de l’ancien président ont laissé de nombreuses vieilles questions sans réponse : D’où vient ce «  mauvais esprit  » ? Pourquoi les dernières décennies se sont-elles avérées si fécondes pour les mouvements violents, réactionnaires et d’extrême-droite dans le monde entier ?

Il peut être rassurant d’imaginer que le djihad appartient à un monde fondamentalement différent de celui que «  nous  » habitons, mais ses manifestations contemporaines sont en réalité des manifestations de la rationalité néolibérale

SUZANNE SCHNEIDER

Si l’on met de côté les mythes d’une bataille entre la tradition et la modernité ou entre l’Islam et l’Occident, l’histoire du djihad contemporain nous permet de discerner quelque chose d’entièrement différent : ce qui peut arriver lorsque l’affaissement de la confiance dans l’establishment politique atteint un point de rupture, déchirant les États et les sociétés alors que des factions rivales se disputent la suprématie. L’évolution et la prolifération rapides des groupes militants islamiques au cours des quatre dernières décennies, sur fond de mauvaise gouvernance, d’invasions, de guerres et de fragmentation de l’État, révèlent des vérités fondamentales et sensées, qui ont pourtant échappé à la plupart de l’élite politique occidentale : le danger guette lorsque l’État est effectivement monopolisé et redéployé pour servir les intérêts d’un très petit nombre de personnes ; l’augmentation des capacités coercitives des gouvernements faibles ne les rendra ni plus légitimes aux yeux de leur peuple, ni plus stables dans le temps ; et les alternatives réactionnaires au statu quo peuvent s’avérer séduisantes pour les personnes désenchantées, mais les solutions autoritaires qu’elles proposent sont incapables de produire plus que de la souffrance humaine.

Il peut être rassurant d’imaginer que le djihad appartient à un monde fondamentalement différent de celui que «  nous  » habitons, mais ses manifestations contemporaines sont en réalité des manifestations de la rationalité néolibérale – de l’individualisme à une vision étroite de la communauté en passant par le rejet du domaine politique en tant que champ de contestation démocratique, et d’une approche de la violence basée sur une logique de marché 16. S’il y a quelque chose de barbare dont témoigne l’État islamique, c’est une barbarie qui est également latente dans les conditions sociales, économiques et politiques mêmes qui ordonnent «  notre  » monde civilisé.

Sources
  1. Suzanne Schneider, The Apocalypse and the End of History, Verso, 2021.
  2. Suzanne Schneider, «  Failed Governance Has Created Extremists in the United States Too », Foreign Policy, 3 septembre 2021.
  3. « The 9/11 Commission Report : Final Report of the National Commission on Terrorist Attacks Upon the United States », 22 juillet 2004, p. 340.
  4. Philip Bobbitt, Terror and Consent : The Wars of the Twenty-First Century, New York, Anchor Books, 2008, p. 51
  5. Faisal Devji, «  The terrorist as Humanitarian  », Social Analysis, 2009, Vol. 53, n°1, p. 173-192.
  6. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Livre 1, Chapitre 4.
  7. Sayyid Qutb, Social Justice in Islam, Islamic Publications International, 2000.
  8. Comme cité dans Rodric Braithwaite, Afghansty  : The Russians in Afghanistan 1979-1989, Oxford University Press, 2011.
  9. Comité délégué de l’État islamique, Fatwa 8-31, 17 mai 2017. Cette déclaration figurait à l’origine dans une allocution enregistrée sur bande audio par l’ancien chef de l’État islamique d’Irak et de Syrie, Abu Umar al-Husayni al-Qurayshi al-Baghdadi, qui a été publiée par al-Furqan Media le 17 avril 2007.
  10. Olivier Roy, La Sainte Ignorance, Paris, Éditions du Seuil, 2012.
  11. Brian Glyn Williams, «  Suicide bombing in Afghanistan  », Islamist Affairs Analyst, septembre 2007, p.3-5.
  12. Voir Olivier Roy, Le Djihad et la Mort, Paris, Éditions du Seuil, 2019.
  13. Christian Lange, Justice, Punishment, and the Medieval Muslim Imagination, Cambridge University Press, 2008, p. 171
  14. Roxanne Euben et Muhammad Qasim Zaman, « Introduction » dans Princeton Readings in Islamist Thought : Texts and Contexts from Al-Banna to Bin Laden, Princeton University Press, 2009, p. 16.
  15. «  Remarks by President George W. Bush at the Flight 93 National Memorial in Shanksville, Pennsylvania  », George W. Bush Presidential Center, 11 septembre 2021.
  16. Suzanne Schneider, «  Value for Our Shareholders : Reading the Islamic State Media », the revealer, 3 juin 2020.