Europe champ de bataille. De la guerre impossible à une paix improbable

Dans Europe champ de bataille, Thibault Muzergues nous oblige à faire face à une préoccupante réalité : si l’Europe (occidentale) a pu vivre en paix depuis 75 ans, cette période constitue une exception dans l’histoire d’un continent marqué par la guerre, et d’une certaine façon fait pour elle. Envisager la guerre est peut-être le meilleur moyen de la conjurer.

Thibault Muzergues, Europe champ de bataille. De la guerre impossible à une paix improbable., Paris, Le Bord de l'Eau, «Documents», 2021, 312 pages, ISBN 9782356877888, URL https://www.editionsbdl.com/produit/europe-champ-de-bataille/

Nouvelles armes, nouvelle guerre (p. 179-284)

Cette glissade de la non-paix vers la guerre s’opère d’autant plus facilement que les nouvelles armes conventionnelles employées par les belligérants, des plus sophistiquées aux plus basiques, continuent de flouter les frontières entre guerre et paix. Il faut ici définir de quelles armes il s’agit. Par conventionnelles, nous entendons tous les instruments létaux généralement employés par les armées lors d’un combat avec un ennemi physique : fusils, canons, avions et navires de combat, etc. La définition ne porte pas à débat, et elle nous permettra d’étudier les armes non conventionnelles employées par les États et les groupes armées dans les pages suivantes. En revanche, le concept de « nouveauté » est plus problématique : en effet, peu d’entre elles sont véritablement nouvelles : nous pouvons certes parler de l’utilisation de nouveaux arsenaux chimiques contre les populations civiles en Syrie, et il est certes vrai que les agents utilisés sont le fruit de recherches plus ou moins récentes. Néanmoins, comme le rappelle Blainey, « La guerre chimique n’a rien de nouveau : du soufre était brûlé devant les villes grecques pour les faire capituler durant les Guerres du Péloponnèse cinq siècles avant Jésus Christ, tandis que durant la guerre de Crimée les Britanniques proposaient de brûler ce même produit à grande échelle et profiter de vents favorables pour que celui-ci asphyxie les soldats russes retranchés dans Sébastopol »1. Moins d’un siècle plus tard, l’utilisation du gaz moutarde par les Allemands pour déloger Français et Anglais de leurs tranchées relevait exactement de la même stratégie. L’utilisation d’armes chimiques en Syrie par les forces de Bachar al-Assad n’a donc rien de nouveau, dans la mesure où elle combine la stratégie de la guerre chimique en la combinant à celle de la terreur, une technique très ancienne : avant les bombardements « en tapis » inaugurés dans les années 1930 par les Allemands à Guernica et les Japonais à Chongqing, les Mongols n’hésitaient pas à détruire par le feu des villes entières pour qu’elles servent d’exemple et convaincre les cités alentour de se soumettre sans combattre.

Les nouvelles armes conventionnelles utilisées aujourd’hui pour faire la guerre relèvent de la même philosophie : loin d’être révolutionnaires, comme a pu l’être la double invention de l’arme nucléaire et du missile, elles relèvent d’une évolution de l’armement pour s’adapter aux nouveaux types de conflits. Ainsi, le développement des drones et leur déploiement sur les théâtres d’opérations relèvent d’une adaptation de l’utilisation de l’aviation sur les champs de bataille. Tels les V1, ceux-ci sont sans pilote, à la différence près qu’un drone est pilotable à partir d’un endroit sûr là où le premier missile avait une trajectoire préétablie. Le développement du drone relève d’un besoin particulier né des guerres civiles dans lesquelles les puissances militaires ont dû s’impliquer durant les trente dernières années : dans un contexte où la suprématie aérienne ne fait pas de doute, l’utilisation d’un appareil plus petit, plus maniable, mais aussi beaucoup moins onéreux en cas de perte (rappelons que le prix d’un avion de combat F-35 atteint 89.2 millions de dollars2 – celui du Predator, drone américain le plus courant actuellement, est de « seulement » 4 millions de dollars3) semble beaucoup plus judicieuse, et ce d’autant plus qu’elle ne met pas en danger la vie du pilote. Celui-ci peut en effet diriger un raid confortablement installé dans sa base, qui peut être située à quelques kilomètres de là, mais aussi – magie d’Internet oblige – à plusieurs centaines, voire milliers de kilomètres. Cet avantage économique du drone a poussé l’administration américaine à souvent utiliser cette arme sans parcimonie : le nombre d’attaques de drones a augmenté de manière exponentielle sous l’administration Obama4 (la tendance se confirmant sous la présidence Trump5), et c’est bien une attaque de drone qui a mis fin à la carrière du général iranien Qassem Soleimani en janvier 20206. D’autres puissances, dont la Turquie, ont également parié sur les drones, proposant des équipements encore moins coûteux pour leurs armées et leurs clientèles : nous avons pu voir durant la guerre du Haut-Karabakh de l’automne 2020 à quel point ceux-ci pouvaient être efficaces7.

A priori, le drone apparaît comme l’arme absolue pour agir de manière « propre » dans un conflit : l’appareil est peu coûteux, il est sans risque pour le pilote, et le transfert d’image en temps réel permet de frapper de manière précise en tenant compte de changements immédiats d’environnement. La frappe « chirurgicale » contre Soleimani plaide d’ailleurs en faveur de cette utilisation. Seulement voilà : les drones ne sont pas infaillibles et peuvent également frapper des populations civiles, soit par volonté de l’adversaire de les utiliser comme boucliers humains, soit par la faute de l’assaillant (les raisons peuvent être nombreuses : mauvaises informations disponibles, mauvaise décision du pilote, etc.). Même si le décompte des pertes civiles est extrêmement compliqué du fait de l’absence de sources fiables sur place8, le fait est qu’une attaque de drones n’est pas sans danger, et son utilisation massive depuis 2008 ne rend pas la guerre plus « propre ». Au contraire, elle tend à banaliser la violence dans les deux camps : nous savons depuis la seconde guerre mondiale que les frappes atteignant les populations civiles, loin de saper leur moral, ont tendance à les galvaniser contre l’adversaire, tandis que l’effet de distance qui ne manque pas de jouer sur le pilote de drone ne peut que contribuer à déshumaniser son action, qui devient une routine alors qu’elle cause la mort aussi directement ou presque qu’un coup de fusil. Ainsi, comme le rappelle Mark P. Worrell dans son étude sociologique de la guerre moderne, « du fait des derniers progrès dans les armements, les combattants n’ont plus besoin de posséder des qualités physiques ou intellectuelles extraordinaires pour faire la guerre : appuyer sur des boutons et opérer un avion sans pilote sont des tâches qui peuvent être opérées par Monsieur tout-le-Monde, ce qui veut dire que, comme dans le monde de l’emploi civil, un pool toujours plus grand d’individus peuvent être candidats au service. De même qu’on n’a pas besoin de posséder une formation culinaire poussée pour travailler dans un fast-food, la plupart des combattants d’aujourd’hui n’ont plus besoin de posséder des qualités particulières ou exotiques pour se distinguer au combat […]. En en sens, la technologie rend la guerre plus simple à mener » 9 .

C’est un développement qui n’est pas sans ironie : alors que l’Occident a progressivement abandonné le principe de la défense de masse en professionnalisant son armée, la guerre s’est au contraire démocratisée – au point où l’Ukraine, en l’absence d’une armée digne de ce nom au lendemain de la Révolution de 2014, a su constituer en un temps record une armée de volontaires qui a su mettre en échec les objectifs les plus ambitieux du Kremlin de conquérir la rive est du Dniepr et le Sud du pays pour constituer la « Nouvelle Russie » catherinienne que la propagande avait vendu au public russe. La guerre telle qu’elle se déroule au Donbass est devenue un modèle de conflit « low cost » où l’engagement militaire, même dans un terrain d’opération en plaine et très ouvert, se déroule sans emploi généralisé d’armes lourdes, et avec un nombre limité de soldats, ce qui permet de compenser le relatif manque de chair à canon dû aux crises démographiques en Europe. Justement, c’est parce que la guerre interétatique entre armées ultra-entraînées et avec des équipements ultra-sophistiqués est devenue extrêmement onéreuse que les États (et avec eux les acteurs extra-étatiques) ont cherché d’autres moyens pour régler leurs différends. La guerre devient ainsi plus économique, et donc plus probable, dans la mesure où toute décision de la faire est basée sur un calcul a priori rationnel des gains et coûts possibles de faire la guerre : si le prix à payer est un Armageddon nucléaire (puisqu’on peut s’attendre à une symétrie dans les représailles), alors les acteurs seront plus enclins à chercher le compromis pour éviter la guerre. Si au contraire on estime que la guerre restera localisée, courte et sans trop de dommages collatéraux (y compris pour sa propre population civile) alors qu’on dispose pour quelque temps d’un avantage stratégique, on sera plus enclin à choisir cette solution de règlement des conflits.

Aujourd’hui, tous les développements technologiques ou de stratégie militaire semblent faire baisser les coûts à prévoir d’une intervention militaire. C’est un fait que rappelle le polémologue Lawrence Freedman, « la guerre est devenue “moins létale”. Entre 1946 et 2008, nous avons un connu un déclin de 50 % dans les morts au combat », ainsi qu’ « une baisse de 20 % de victimes militaires »10.

La guerre moderne est donc devenue un paradoxe : alors que les Occidentaux dépensent des sommes énormes pour des équipements de plus en plus sophistiqués qui leur permettent de surmonter d’autres désavantages en milieu hostile (terrain, démographie, etc.), si un conflit venait à éclater en Europe ces « jouets » pourraient s’avérer d’une utilité toute relative : la perspective d’une guerre « low cost », telle qu’on a pu la voir en ex-Yougoslavie dans les années 1990 ou dans le Donbass de nos jours rend parfois aussi efficace l’utilisation d’armements basiques, tels que le célèbre fusil d’assaut AK-47 de Mikhaïl Kalachnikov, que celle d’avions de type Rafale ou F-35. On assiste donc à une démocratisation, voire à une privatisation des moyens de faire la guerre : tandis qu’au XXe siècle celle-ci était (tout du moins en Europe) considérée comme relevant du monopole de la violence par les États, faire la guerre ne relève plus uniquement de leur apanage. Suite à la révolution de 2014, face à ce qu’il convient d’appeler une invasion russe, le gouvernement ukrainien s’est retrouvé désemparé face à la désorganisation et à la corruption qui régnaient au sein de son armée – qui contrastait avec le professionnalisme de l’armée russe. Il n’était alors pas interdit d’imaginer un effondrement total de la force militaire ukrainienne et donc de l’État, mais c’est d’en bas que l’armée s’est restructurée, avec l’intégration de groupes de volontaires dans l’armée régulière, comme les bataillons Donbass et Aïdar (qui ont leur origine dans les services d’ordre des manifestations de Maïdan) ou le bataillon Azov, plus connu en raison de ses liens avec l’extrême-droite, tandis que leur financement était le plus souvent assuré par du crowdfunding organisé dans les communautés ukrainiennes à Kyiv et à l’étranger11, ou encore par de riches acteurs privés ukrainiens. La combativité de ces bataillons a surpris les militaires russes et leurs alliés, tant et si bien que Vladimir Poutine a vite dû abandonner sa rhétorique sur la constitution d’une Novorossiia qui lui aurait permis de contrôler l’ensemble de la rive nord de la mer Noire et de relier directement la Russie à la Transnistrie, territoire séparatiste moldave sous protectorat de Moscou12.

Le cas de l’Ukraine est riche d’enseignements, dans la mesure où c’est en définitive la société civile et des acteurs privés qui ont de facto sauvé l’État ukrainien. Mais il reste une exception : généralement, dans un contexte européen, une démocratisation des moyens de faire la guerre, notamment par la circulation illégale d’armes légères, la rend « contre-productive », y compris dans sa préparation en contribuant à affaiblir l’État et à rendre la violence plus courante13 : c’est également le crowdfunding et le soutien d’acteurs (entre autres) privés qui a permis à l’État islamique d’acquérir la masse critique qui lui a permis de conquérir des territoires ; c’est également le trafic illicite d’armes légères dans les Balkans qui a permis aux terroristes de s’armer pendant la vague d’attentats qui a secoué la France et l’Europe en 2015-201614. Au fur et à mesure que ces armes sont devenues plus difficiles à se procurer, les « soldats de Daech » ont de plus en plus eu recours à un armement moins élaboré : avec des « loups solitaires » frappant de manière aléatoire en utilisant un camion (comme à Nice en juillet 2016), ou un couteau (comme ce fut le cas à Londres à plusieurs reprises depuis 2017, ou encore à Nice en octobre 2020), la violence ou tout du moins sa menace s’installe de manière diffuse dans notre société. Alors que chacun, y compris par l’achat de certains drones pouvant être transformée en mini-engins d’assaut, peut se retrouver en position d’attaquer autrui, l’affaiblissement de l’État peut devenir grandement problématique : à quel moment une violence individuelle particulièrement brutale (tuerie, attentat terroriste, etc.) devient-elle un acte de guerre ? Doit-elle conduire à une réponse ultra-ciblée de la part des autorités, et en ont-elles les moyens ? Si ce n’est pas le cas, une communauté infranationale peut-elle prendre sur elle de « se faire justice », puisqu’elle peut trouver les moyens de se procurer les armes nécessaires à peu de frais ? On le voit, la démocratisation de la guerre et la transformation de sa forme la plus courante en conflit low-cost ne fait qu’augmenter le potentiel qu’une violence diffuse ne se transforme en guerre ouverte si la situation socio-économique continue de se dégrader en Europe. Et comme la frontière entre guerre et paix n’est plus aussi évidente qu’elle ne l’était au temps des grandes armées nationales, le potentiel d’un glissement lent mais certain d’un état de paix à un état de non-paix puis à la guerre n’en est que plus grand.

Sources
  1. Geoffrey Blainey, The Causes of War, troisième édition, New York : The Free Press, 1988, p.278
  2. https://www.f35.com/about/cost
  3. https://en.wikipedia.org/wiki/General_Atomics_MQ-1_Predator
  4. https://www.thebureauinvestigates.com/stories/2017-01-17/obamas-covert-drone-war-in-numbers-ten-times-more-strikes-than-bush
  5. https://www.journaldemontreal.com/2019/09/14/le-champion-des-frappes-de-drones-obama-ou-trump
  6. https://www.theguardian.com/world/2020/jan/03/baghdad-airport-iraq-attack-deaths-iran-us-tensions
  7. https://www.rferl.org/a/drone-wars-in-nagorno-karabakh-the-future-of-warfare-is-now/30885007.html
  8. https://www.law.columbia.edu/sites/default/files/microsites/human-rights-institute/files/COLUMBIACountingDronesFinal.pdf
  9. Mark P. Worrell, Why Nations Go To War : A Sociology of Military Conflict, New York : Routledge, 2010, p.18
  10. Lawrence Freedman, The Future of War : a History, New York : Public Affairs, 2017, p.128
  11. Voir David Patrikarakos, War in 140 Characters : How Social Media is Reshaping Conflict in the Twenty-First Century, New York : Basic Books, 2017, pp.91-111
  12. https://carnegieendowment.org/2015/05/29/why-kremlin-is-shutting-down-novorossiya-project/i96u
  13. Sur la dichotomie entre « guerre productive » et « guerre contre-productive », voir Ian Morris, War : What is is Good For ? The Role of Conflict in Civilization, from Primates to Robots, Londres : Profile Books, 2014
  14. https://www.capital.fr/economie-politique/les-balkans-au-coeur-du-trafic-d-armes-servant-aux-attentats-1088678
Crédits
Nous reproduisons ces extraits d’Europe champ de bataille avec l’aimable autorisation de l’auteur et des éditions du Bord de l’eau.
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