Vingt ans après les événements fatidiques du 11 septembre 2001, ce mois de septembre nous amène à un moment décisif pour l’Occident. Les circonstances dramatiques du retrait d’Afghanistan marquent symboliquement la fin d’une ère où l’Europe pouvait compter sur les États-Unis comme « gendarme du monde ». Parallèlement, les élections législatives outre-Rhin semblent ouvrir un nouveau chapitre de la politique allemande et européenne alors qu’Angela Merkel achève son mandat de chancelière, qui aura duré seize ans. La question de savoir si, et le cas échéant de quelle manière Berlin peut aider l’Union européenne (UE) à trouver sa voie dans le labyrinthe toujours plus dangereux de la politique mondiale, n’a jamais été aussi pertinente.
Une enquête menée dans douze États membres de l’UE par l’ECFR montre que les Européens ont tendance à considérer l’Allemagne comme une force d’intégration et une puissance pro-européenne digne de confiance. Le « merkelisme », un style politique basé sur un savant équilibre entre divers intérêts, dans le but de trouver des compromis satisfaisant toutes les parties concernées, semble avoir été un succès. Lorsqu’on leur pose la question hypothétique de leur choix de « président de l’UE », dans l’éventualité où seuls Merkel et Macron seraient candidats, une partie certaine des sondés désignent la chancelière. Ainsi, 19 % voteraient pour Macron et 32 % pour Merkel en France, mais 25 % s’abstiendraient : 66 % d’électeurs LREM voteraient pour Macron. Bien que ces données ne puissent laisser présager de l’issue de l’élection présidentielle qui se tiendra en France en avril 2022, elles sont un signal fort de l’image du président de la République au sein de l’électorat français : à l’exception des électeurs LREM, les électeurs de tous les autres partis politiques français lui préfèrent la Chancelière allemande. Après quatre ans de mandat présidentiel d’Emmanuel Macron, 47 % des électeurs du PS et 43 % des électeurs d’EELV affirment qu’ils voteraient pour Angela Merkel, malgré l’apparent éloignement idéologique de celle qui a été cheffe de la CDU par rapport aux lignes de leurs partis politiques respectifs.
Alors que le Président français avait mis l’Europe au centre de sa campagne présidentielle et qu’il a été à l’origine de nombreuses initiatives européennes au cours de son mandat, il semble qu’Angela Merkel soit celle qui représente la cohésion européenne au sein de l’électorat d’une majorité d’États membres. Peut-être le souvenir persistant de la prise de position de la Chancelière allemande quant à l’accueil des réfugiés en 2015.
La stabilité induite par le règne de Merkel a réduit la peur par ses voisins de la domination allemande. Aujourd’hui, seuls 10 % des personnes interrogées pensent qu’une présidente allemande de la Commission européenne est une mauvaise nouvelle, tandis que 27 % considèrent qu’il s’agit d’un élément positif. Un grand nombre d’Européens font confiance à Berlin pour diriger l’UE en particulier sur les questions financières et économiques – conclusion surprenante au vu de la critique de longue date du modèle économique allemand basé sur les exportations – ainsi que la défense de la démocratie et de l’État de droit. Plus frappant encore, l’Allemagne jouit d’une confiance particulièrement élevée parmi ceux qui se sentent le plus fortement attachés au projet et aux valeurs de l’Europe.
Cependant, une simple continuation du « merkelisme » ne suffirait pas à répondre aux attentes des Européens. C’est le paradoxe de l’héritage de Merkel : pour remplir le rôle de leader bienveillant de l’Union européenne, Berlin devra en réviser les principes qui ont poussé les Européens à placer leurs espoirs sur l’Allemagne. Outre le maintien de l’unité de l’Union – la grande priorité et la réussite de Merkel – l’Allemagne devra mener la lutte contre les deux menaces les plus dangereuses auxquelles l’Union sera confrontée dans les années à venir.
La première menace est celle d’un effondrement de l’État de droit dans l’UE. Ici, la stratégie de désescalade ou d’évitement des conflits de Merkel s’est retournée contre elle : la crise prenant un tournant démesuré. L’UE ne peut survivre sans des normes communes d’indépendance judiciaire, de respect des valeurs et des principes et la reconnaissance de la CJUE en tant qu’arbitre ultime. Ce sont précisément ces règles fondamentales qui sont aujourd’hui attaquées. Dans l’ère post-Merkel, l’Allemagne devra devenir un défenseur beaucoup plus franc des valeurs et principes européens contre les autocrates. Il n’est plus possible de satisfaire les deux parties. Et tenter de le faire serait préjudiciable au projet européen.
La Présidence tournante du Conseil de l’Union européenne, qu’occupera la France pour six mois à partir de janvier 2022, sera dans cette perspective capitale : alors que le programme de cette présidence risque d’être bouleversé par des aléas stratégiques, au premier rang desquels la situation en Afghanistan et les questions migratoires qui en découlent, la France devra chercher à maintenir la cohésion européenne déjà mise à rude épreuve et à faciliter l’obtention d’un consensus au Conseil européen.
La deuxième menace qui surpasserait le « merkelisme » est celle de la marginalisation géopolitique de l’UE. À bien des égards, le « merkelisme » (souvent synonyme de mercantilisme) n’a été possible que parce que les États-Unis ont endossé un rôle de leader du bloc occidental et que l’ordre multilatéral fondé sur des règles semblait survivre, tant bien que mal. Et le départ de Merkel est un symbole de ce changement historique dans l’alliance occidentale. L’agenda de l’UE sera de plus en plus façonné par des facteurs externes tels que le changement climatique, la concurrence technologique, la sécurité et la migration. Cependant, comme le montre l’enquête ECFR, en matière de géopolitique, la confiance des Européens envers l’Allemagne est très limitée : 19 % des Français sondés font confiance à l’Allemagne pour faire face aux Etats-Unis ; 16 % pour faire face à la Russie ; 14 % pour faire face à la Chine.
L’élection de Joe Biden en novembre 2020 interroge sur l’avenir de la relation transatlantique et une fois que le gouvernement allemand sera formé, la France portera une responsabilité particulière dans l’impulsion dont l’Allemagne a besoin pour penser plus géopolitiquement ses relations avec les Etats-Unis, la Chine ou la Russie.
Ainsi, si l’Allemagne post-Merkel veut devenir une véritable puissance européenne, elle devra faire preuve de plus d’audace, en fournissant à ses partenaires européens des idées claires sur le rôle et les positions de l’UE dans un environnement de plus en plus concurrentiel. Le nouveau gouvernement allemand aura la responsabilité de démontrer qu’il considère les relations avec la Chine et la Russie à la lumière des intérêts européens et non principalement allemands. Et il devra poser les bases d’une nouvelle relation transatlantique. Ce serait le meilleur moyen de garantir que l’héritage de Merkel survive au « merkelisme ».