Il n’est pas surprenant qu’un homme politique aussi expérimenté que Joe Biden ait cherché à ramener les États-Unis au statu quo ante — pas seulement d’avant Trump, mais à l’époque où le néolibéralisme avait vaincu ce qui restait de l’esprit d’État-providence du New Deal et de la Grande société de Johnson (Great Society). C’est ce qu’il entend par build back better, « reconstruire en mieux ». Jusqu’ici, tout va bien, mais pas assez bien pour relever les défis de l’ère numérique à venir en « construisant vers l’avant ».

Avant tout, construire vers l’avant implique des innovations dans la gouvernance démocratique qui répareraient le corps politique éclaté, constitué en tribus culturelles à cause du pouvoir participatif des réseaux sociaux. Ces dernières années ont démontré qu’il n’est plus alarmiste de s’inquiéter que la grande expérience moderne de pluralisme contenue dans la devise fondatrice des États-Unis, « e pluribus unum » (de plusieurs, un) est en train d’échouer, se brisant en un pluribus apparemment incapable de forger un unum. Dans un paradoxe qu’il était impossible pour les Pères fondateurs de prévoir, l’avancée technologique apportée par la connectivité globale est en train de déchirer l’unum, bouleversant l’équilibre institutionnel qu’ils jugeaient si nécessaire pour éviter le suicide des républiques.

Aucune élection ne peut commencer à réparer la rupture de confiance qui est désormais apparue entre le public et les institutions du gouvernement. Les années Trump ont été un symptôme, et non la cause de ce délabrement démocratique, ne faisant qu’aggraver la situation en transmuant la révolte contre une classe politique moribonde, qui n’a pas su faire face aux dislocations de la mondialisation et aux perturbations du capitalisme numérique, en une révolte contre la gouvernance elle-même.

Pour aller de l’avant, il faudrait également s’attaquer à la dynamique de l’inégalité croissante qui fait partie intégrante du capitalisme numérique, dans lequel les machines intelligentes sont en passe de supplanter les emplois humains, tout en concentrant davantage la richesse au sommet. C’est un défi totalement différent de celui de l’âge d’or de l’Amérique industrielle où les salaires suivaient la productivité du travail.

En ce sens, Biden est davantage une figure de restauration et de transition qu’une figure de transformation. Il n’y a pas non plus de garantie que la trajectoire de « retour en arrière » sur laquelle il a placé la nation puisse être maintenue. La résistance étonnamment étendue aux vaccins et aux masques dans des États clés électoralement comme le Texas, la Floride et dans tout le Midwest, suggère que les États-Unis ne sont plus à l’abri du retour au pouvoir du « variant populiste ».

Biden est davantage une figure de restauration et de transition qu’une figure de transformation.

Nathan Gardels

Jusqu’ici, tout va bien

La mission historique de Biden est de faire sur le front économique ce que les populistes inauthentiques prétendaient vouloir faire : renouveler la prospérité de la classe moyenne en inversant la dynamique qui dure depuis des décennies, à savoir qu’une part toujours plus grande du revenu national revient à ceux qui possèdent le capital. Il veut redonner une plus grande part de ce revenu à ceux qui travaillent pour gagner leur vie.

C’est ce qui sous-tend l’investissement de Biden de mille milliards de dollars dans des infrastructures créatrices d’emplois, financé en grande partie par des emprunts gouvernementaux, et ses plans de dépenses sociales de 2500 milliards de dollars pour étendre le filet de sécurité, qui seront payées en annulant les réductions d’impôts de Trump et en créant de nouvelles taxes sur les richesses. C’est ce qui sous-tend ses politiques antitrust agressives visant à contrôler les géants du numérique, son soutien vigoureux à la syndicalisation et au salaire minimum, ainsi que ses plans visant à ramener les emplois dans les industries critiques de l’étranger vers des chaînes d’approvisionnement plus résilientes au niveau national.

Si Biden parvient à naviguer sur les écueils partisans du Congrès — tant la droite alignée sur Trump que les progressistes alignés sur Bernie Sanders — il aura fait un bout de chemin pour restaurer ce qui a fait fonctionner les États-Unis des années 1950-1970, et peut-être ce qui les fera fonctionner pour le milieu du XXIe siècle.

L’action climatique et la fin du nation building

À deux égards notables, l’administration Biden s’est écartée du statu quo ante. L’action climatique est plus que jamais à l’ordre du jour, alors que des phénomènes météorologiques extrêmes, allant des feux de forêt si intenses qu’ils créent leur propre climat aux tempêtes violentes, frappent régulièrement différentes parties du pays. Il s’est engagé à réduire les émissions de CO2 de 50 % d’ici 2030 par le biais d’un large éventail de mesures, allant de l’incitation d’achat de voitures électriques aux infrastructures d’énergie renouvelable. L’administration Biden a également cherché à reprendre le leadership mondial en ralliant d’autres nations à la cause, comme lorsque Biden a convoqué un sommet sur le climat au début de l’année auquel ont participé, entre autres, le président russe Vladimir Poutine et le dirigeant chinois Xi Jinping.

Échaudée par des désastres tels que l’invasion de l’Irak, sur le front de la politique étrangère, l’équipe Biden a une fois pour toutes mis au placard les illusions de nation building des administrations précédentes remontant à l’ère post-Seconde Guerre mondiale, abandonnant enfin, et malgré l’immense pression exercée par ses généraux pour ne pas le faire, la « guerre éternelle » des États-Unis en Afghanistan.

Certes, l’absence étonnante de plans d’urgence pour sauver ceux qui, sur le terrain, avaient placé leurs espoirs dans la promesse américaine d’un retour très probable au pouvoir des talibans est une tache sanglante sur la conscience d’une superpuissance déclinante qui a dépassé ses limites. À court terme, le coût politique pour Biden sera élevé, mais pas durable. Malgré la débâcle de la fin de l’été, une nouvelle scène de repli chaotique et paniqué sur des hélicoptères en vol stationnaire et des transports militaires en fuite ne fera que confirmer dans l’esprit de la plupart des Américains que l’hubris consistant à essayer de construire les nations des autres se termine toujours mal.

Comme le reconnaît Biden, la tâche historique à venir n’est pas de transformer les talibans en un mouvement de tolérance, mais de protéger et de préserver l’ordre libéral fondé sur des règles de l’Occident là où il existe encore, en présentant les batailles à venir comme une lutte entre les autocraties montantes — principalement la Chine — et les démocraties occidentales. Si l’objectif est de contraindre la Chine, mais pas de l’endiguer, cette voie n’est pas mauvaise tant que le premier ordre du jour est de réparer les maux de notre système démocratique dysfonctionnel à l’intérieur du pays, et d’assimiler la leçon selon laquelle vous ne pouvez pas changer les règles internes de vos adversaires de l’extérieur.

À son crédit, l’administration Biden reconnaît qu’aussi inexorable que soit le conflit avec la Chine, la coopération n’est pas moins impérative. Le conflit menace nécessairement parce que l’impulsion centrale du rajeunissement de l’empire du Milieu par le président Xi est de ne plus jamais se laisser distancer par l’Occident sur le plan technologique, comme elle l’a fait au XIXe et au début du XXe siècle, invitant à la domination impériale. Mais les technologies telles que l’intelligence artificielle — que la Chine cherche à maîtriser aujourd’hui — ne sont pas seulement des facteurs de production comme les machines-outils ou les chaînes de montage ; elles concernent le flux d’informations, le contrôle des données et la libre expression, au cœur même de la divergence entre l’Est et l’Ouest. Dans le même temps, sauver la planète du réchauffement climatique n’est pas une proposition viable sans un effort commun entre les deux plus grands émetteurs de carbone au monde. Les États-Unis et la Chine peuvent bien survivre au découplage de leurs économies l’une par rapport à l’autre, mais la planète ne survivra pas au découplage de leurs destins climatiques.

Les États-Unis et la Chine peuvent bien survivre au découplage de leurs économies l’une par rapport à l’autre, mais la planète ne survivra pas au découplage de leurs destins climatiques.

Nathan Gardels

Ici, le défi géopolitique est sans précédent. Est-il possible de s’engager dans une compétition stratégique et dans un réalisme planétaire en même temps ? La réponse à cette question déterminera si le défi commun du réchauffement climatique peut empêcher la nouvelle guerre froide totale qui se prépare.

Pour se pencher sur l’avenir au-delà des années de transition de Biden, Nicolas Berggruen et moi-même avons esquissé deux voies clés dans notre récent livre Renovating Democracy : Governing in the Age of Globalization and Digital Capitalism. Il s’agit des nouveaux logiciels civiques de « participation sans populisme » et de « pré-distribution » des richesses par le biais du « capital de base universel » au lieu de la seule redistribution des revenus.

La participation sans populisme

Les élections n’enregistrent que la position d’une majorité ou d’une pluralité d’électeurs à un moment donné. Le plus souvent, un résultat électoral reflète simplement l’influence des intérêts du moment, qui disposent du temps et de l’argent qui manquent aux citoyens ordinaires pour dominer les campagnes. Ce qui fait fonctionner la démocratie se trouve principalement ailleurs.

Nous devons penser en dehors des urnes pour réparer la méfiance qui s’est immiscée entre les institutions et le public qui a gagné tant de terrain avec les réseaux sociaux. Comme ces derniers ont attiré plus d’utilisateurs que jamais dans la lutte politique, il n’a jamais été aussi nécessaire d’y faire contrepoids avec des pratiques et des institutions impartiales, capables de faire le tri dans la cacophonie ambiante, dans la multitude d’intérêts contradictoires et dans le déluge d’informations contestées.

Suivant la sage logique des fondateurs des États-Unis, il faut des institutions qui rétablissent l’équilibre du processus politique en imposant des freins et des contrepoids à cette nouvelle réalité. La participation sans populisme le ferait en intégrant les réseaux sociaux et une démocratie plus directe dans le système par le biais de nouvelles institutions médiatrices qui complètent le gouvernement représentatif.

Comme l’a souligné le philosophe politique Philip Pettit, l’objectif de la souveraineté populaire est « le contrôle du gouvernement par ses citoyens » par le biais de mécanismes qui assurent le consentement des gouvernés et la responsabilité des gouvernants1. Ce qui se passe en dehors de l’isoloir, affirme-t-il, est aussi essentiel à ce contrôle que les élections. Pour Pettit, ce sont les contraintes opérationnelles du pouvoir et les règles impartiales de la « collaboration compétitive » et de la délibération qui garantissent une politique « inclusive » dans laquelle les valeurs et les intérêts de tous les citoyens — et pas seulement de la majorité ou des lobbys — sont pris en compte dans toute décision qui affecte tout le monde.

La démocratie d’aujourd’hui n’est pas dysfonctionnelle à cause des élections volées ou des restrictions de vote, elle l’est parce que les contraintes opérationnelles de responsabilité et les règles qui affirment l’impartialité et l’inclusivité de la délibération se sont largement étiolées.

« Le fossé grandissant entre les gouvernés et leurs gouvernements ne peut être comblé par nos seuls systèmes représentatifs », selon la politologue d’Oxford Kalypso Nicolaïdis2. « Ce dont nous avons besoin, c’est d’une dynamique plus continue, d’un engagement permanent envers la participation et la délibération démocratique, renforcé par la révolution numérique… D’une certaine manière, le processus d’approfondissement de la portée de la démocratie reste le même qu’au cours des 200 dernières années : une lutte pour étendre la franchise. Cette fois-ci, il s’agit d’une franchise qui ne s’exprime pas nécessairement par le droit de vote lors d’élections périodiques, mais plutôt par une inclusion généralisée dans le processus politique sous toutes ses formes. »

Si la société civile au sens large est invitée à participer à la gouvernance par le biais de pratiques impartiales et inclusives, telles que les assemblées de citoyens et les plateformes numériques délibératives, le même pouvoir participatif des réseaux sociaux qui a tant polarisé le corps politique avec des « faits alternatifs » et des discours de haine peut être exploité pour parvenir à un consensus de gouvernance. « L’intelligence collective amplifie notre compréhension et notre capacité d’innovation sociale. L’inclusivité achète l’intelligence », affirme M. Nicolaïdis. Taïwan l’a prouvé en pratique grâce à ses délibérations citoyennes régulières en ligne qui fixent l’ordre du jour du gouvernement, y compris un hackathon présidentiel annuel auquel participent 10 millions de personnes, soit la moitié de la population3. On a également vu comment une assemblée de citoyens en Irlande a abordé la question très controversée de l’avortement dans une société catholique et comment la Convention citoyenne pour le climat en France, convoquée au lendemain des manifestations des gilets jaunes, est parvenue à un consensus approximatif là où les rivalités partisanes avaient divisé le corps politique.

Cette forme de démocratie délibérative consiste à réunir un corps de citoyens représentatif de l’ensemble du public dans un espace neutre — des « îlots de bonne volonté », isolés de la partisanerie tous azimuts des compétitions électorales — pour délibérer sur des questions, entendre le témoignage d’experts et formuler des recommandations qui éclairent les décisions des gouvernements, des parlements, des mouvements de citoyens et des référendums publics.

De manière critique, dans chacun des cas mentionnés, le gouvernement était tenu de réagir soit en organisant un référendum, soit en adoptant une loi. Dans le cas irlandais, suite à la recommandation du panel de citoyens, une solide majorité a voté lors d’un référendum pour supprimer une clause anti-avortement de la constitution. Dans le cas français, le Parlement a adopté plusieurs des principales propositions issues de la Convention citoyenne, telles que l’interdiction des emballages plastiques à usage unique et des voyages en avion pour les trajets durant moins de 2h30 en train. Le meilleur modèle est peut-être celui d’Ostbelgien où une commission permanente de citoyens a été créée, en mesure de convoquer une assemblée des citoyens sur des questions clés. Le parlement est obligé de répondre soit en adoptant, si possible en les modifiant, les recommandations des citoyens, soit en expliquant en détail pourquoi il ne peut pas le faire.

La grande promesse d’une forte participation citoyenne est qu’elle peut générer des solutions novatrices aux préoccupations publiques urgentes et briser l’ancrage des lobbys qui dominent la démocratie représentative. Mais cette participation accrue ne peut être efficace que si elle est dotée de la capacité d’apporter des connaissances et de l’expertise sur les questions en jeu, tout en étant intégrée dans des arrangements institutionnels qui permettent et encouragent des processus raisonnés de négociation et de compromis. En bref, la participation efficace des citoyens repose sur l’interposition d’un contrôle délibératif contre les fausses affirmations, la désinformation, l’intolérance et les « procédés magiques ».

La pré-redistribution par le biais d’un capital de base universel

Une étude récente du McKinsey Global Institute examinant les données économiques des pays avancés de l’OCDE au cours du dernier quart de siècle confirme ce que la plupart d’entre nous savent déjà par expérience : le fossé des inégalités s’est creusé car la croissance des salaires ralentit, tandis que les plus riches s’enrichissent4. Selon l’étude, depuis les années 1990 la productivité a augmenté de 25 % alors que les salaires n’ont progressé que de 11 % — un reflet de la dynamique fondamentale du capitalisme numérique qui sépare de plus en plus l’emploi et les revenus de la croissance de la productivité et de la création de richesse. Au cours de cette même période, les revenus du capital des plus riches ont augmenté de deux tiers, puisque les 10 % les plus riches possèdent 87 % de toutes les actions — y compris, et surtout, dans les entreprises qui engrangent des bénéfices considérables grâce à la productivité des machines intelligentes plutôt qu’au travail, qui soutenait autrefois une augmentation proportionnelle des salaires. La tendance de ceux qui possèdent le capital à s’approprier une part toujours plus grande du gâteau que ceux qui vivent de salaire en salaire a été exacerbée par la pandémie, qui a vu les fortunes des actionnaires des Big Tech s’envoler de centaines de milliards, alors même que la croissance économique globale chutait de près de 33 %5.

Il semblerait, d’après ces données, que le paradigme de l’ère industrielle selon lequel la croissance de la productivité bénéficierait à tous s’applique de moins en moins à l’ère numérique. Comme l’a dit James Manyika du McKinsey Global Institute au Financial Times, « Il est crucial que nous ayons plus de gens qui bénéficient du revenu du capital car si le revenu du travail reste le plus important pour la majorité des gens, le revenu du capital est une partie de plus en plus importante de là où la valeur se dirige »6.

Pour modifier structurellement la dynamique de l’inégalité, au lieu de se contenter d’en atténuer les effets, il faut partager les richesses en répartissant la propriété des actifs financiers et autres aussi largement que possible. Plutôt que de répéter le conflit entre le capital et le travail qui a défini l’ère industrielle de Roosevelt, une politique tournée vers l’avenir en phase avec l’ère numérique ferait des travailleurs des capitalistes — qui seraient donc plus à même de bénéficier équitablement des gains de la croissance future.

Il semblerait que le paradigme de l’ère industrielle selon lequel la croissance de la productivité bénéficierait à tous s’applique de moins en moins à l’ère numérique.

Nathan Gardels

Un nouveau contrat social qui tiendrait compte de cette dynamique favoriserait ainsi une participation de tous à la richesse générée par les machines intelligentes qui supplantent les emplois rémunérés. L’objectif est d’améliorer les actifs des moins bien lotis dès le départ — au lieu de ne redistribuer les revenus des autres qu’après coup.

Nous appelons cela le « capital de base universel ». L’idée n’est pas seulement de briser la concentration de la richesse au sommet, mais de la construire à partir de la base. Le moyen le plus efficace de lutter contre les inégalités à l’ère du numérique est de répartir les capitaux.

L’énigme

L’énigme est alors de savoir comment amorcer l’épargne pour investir dans des actions qui peuvent prendre de la valeur pour ceux qui vivent de salaire en salaire et mettent peu de côté pour l’avenir. Certains pays ont favorisé des formes de CFU adaptées à leurs propres circonstances. La Norvège, par exemple, a créé il y a longtemps une dotation alimentée par les revenus pétroliers de la mer du Nord et investie à l’échelle mondiale ; elle dispose maintenant d’actifs de 1300 milliards de dollars, et vaut 248 000 $ pour chacun de ses citoyens.

L’Australie a abordé cette question en créant un fonds public financé par les retenues salariales, qui détient des actions de l’économie mondiale, dont la valeur s’accumule sur les comptes individuels. Créé en 1992, le fonds dit de « superannuation », qui complète un système de pension de vieillesse à paiement forfaitaire, possède 2,3 trillions de dollars d’actifs — c’est plus que le PIB de tout le pays — et a généré une valeur moyenne d’environ 144000 $ pour ses 16 millions de membres.

Aux États-Unis, certains gouverneurs clairvoyants ont ouvert la voie sur ce front. Tirant parti de l’excédent inattendu de l’État après le Covid, le gouverneur de Californie, Gavin Newsom, a ainsi proposé d’ouvrir un compte d’épargne-études de 500 $ pour chaque élève de première année à faible revenu des écoles publiques de l’État. Lorsque ces comptes d’épargne individuels sont investis dans des actifs générateurs de richesse avec des millions d’autres (comme le font les 10 % les plus riches), leur valeur augmentera au fil du temps jusqu’à ce que les élèves soient prêts à entamer des études supérieures à un prix abordable.

M. Newsom a également parlé publiquement d’un « dividende des données » — une sorte de redevance imposée aux Big Tech pour l’utilisation lucrative des données personnelles. Si cette redevance était versée sous forme de parts de capital dans un trust public, elle pourrait financer la mise initiale des comptes d’épargne-études. Combiné aux fonds publics, le dividende des données créerait un modèle d’économie circulaire dans lequel l’industrie de l’information co-investit dans la formation des jeunes esprits qui constituent la base des connaissances de l’avenir, alimentant non seulement sa propre prospérité, mais aussi celle de la Californie dans son ensemble. Comme nous le verrons plus loin, il est prévu d’étendre cette idée à tous les Californiens.

Dans son livre fondateur Le capital au XXIe siècle, l’économiste français Thomas Piketty a identifié le facteur déterminant par lequel les riches s’enrichissent inexorablement tandis que les autres sont laissés pour compte7 :

« La principale force déstabilisatrice [du capitalisme] tient au fait que le taux de rendement privé du capital, r, peut être significativement plus élevé pendant de longues périodes que le taux de croissance des revenus et de la production, g. La richesse accumulée dans le passé croît plus rapidement que la production et que les salaires.

L’inégalité r > g implique que la richesse accumulée dans le passé croît plus rapidement que la production et que les salaires. … Une fois constitué, le capital se reproduit plus rapidement que la production n’augmente. Le passé dévore l’avenir » 8.

Depuis que Piketty a publié ce livre nous avons vu comment l’ère numérique a accéléré l’équation r > g. Ce que propose l’idée d’un capital de base universel, c’est un moyen de récupérer l’avenir des racines passées de l’inégalité en offrant à chacun un « taux de rendement du capital » répartissant ainsi les capitaux.

L’innovation vient des États

Dans le système fédéral des États-Unis, l’innovation institutionnelle et les changements socio-économiques sont toujours venus de la base : les États. Le premier tournant de la république américaine a été l’adoption de la Constitution en 1789, élaborée à partir de l’expérience de la gouvernance démocratique dans les premiers États post-coloniaux après l’indépendance en 1776. Le second tournant est intervenu cent ans plus tard, lors du passage au XXe siècle avec l’ère progressiste en réponse aux bouleversements de la révolution industrielle.

À l’époque, de nombreux gouvernements d’État ont introduit la démocratie directe par le biais du scrutin comme moyen de contourner les législatures corrompues, ainsi qu’un « gouvernement intelligent » dans lequel l’autorité était déléguée à des organes d’experts indépendants et nommés pour réglementer les grands trusts ferroviaires, pétroliers et financiers qui ont émergé durant le Gilded Age. C’est également à cette époque que les gestionnaires professionnels municipaux ont remplacé pour la première fois le copinage caractéristique des machines politiques locales, et que des lois ont été adoptées contre le travail des enfants, pour la journée de travail de huit heures, que des règles de santé et de sécurité industrielles pour les ouvriers d’usine ont été adoptées, etc. Ces réformes se sont ensuite propagées au niveau national.

Aujourd’hui, le troisième tournant de la démocratie américaine viendra également des États, car la société est aux prises avec le passage perturbateur de l’ère industrielle à l’ère numérique. Des États comme la Californie expérimentent les idées de pré-distribution et de démocratie délibérative de participation sans populisme.

Aujourd’hui, le troisième tournant de la démocratie américaine viendra également des États, car la société est aux prises avec le passage perturbateur de l’ère industrielle à l’ère numérique.

Nathan Gardels

En tandem avec l’idée de dividende de données du gouverneur Newsom, le chef de la majorité du Sénat de l’État de Californie a rejoint l’ancien PDG de Google, Eric Schmidt, et le cofondateur de Snap, Evan Spiegel, pour proposer un fonds commun de placement qui étendrait le plan d’épargne-études du gouverneur à tous les citoyens de l’État. 

Comme ils l’écrivent dans le Los Angeles Times :

« Un fonds d’État pourrait donner à tous les Californiens une vraie participation à la prospérité future de l’État. Les excédents des années à venir ainsi que des allocations budgétaires supplémentaires pourraient être mis à profit pour constituer des actifs financiers pour tous.

Pour avoir une idée des possibilités, disons que chaque Californien de 18 ans ou plus reçoit un dépôt initial de 1 000 $ sur un compte personnel. Investie — y compris en prenant des parts précoces dans des start-ups californiennes —, la valeur de millions de dépôts de 1 000$ augmenterait au fil du temps, tout comme les investissements le font pour les plus riches. Imaginez seulement si un tel programme avait été mis en place il y a 10 ans. Selon le courtier en ligne EToro, un investissement de 1 000 $ en 2011 dans Tesla vaudrait aujourd’hui 85 101 $ ; dans Facebook, 14 147 $ ; dans Apple, 12 957 $.

Bien que détenus dans des trusts publics, les comptes de ces fonds appartiendraient à des particuliers, et la croissance des actifs leur reviendrait. Dans le cadre de certaines limites d’acquisition et de retrait, ces actifs pourraient être utilisés pour la retraite, l’éducation, la construction d’une maison, les soins de santé ou même pour créer une nouvelle entreprise » 9.

Des efforts sont déjà en cours pour réparer le système politique de la Californie. Les décisions les plus importantes en matière d’impôts, de budget et d’environnement ne sont pas tant prises par le gouverneur et par le corps législatif élu que par le public dans les urnes, grâce au processus de démocratie directe établi dans l’État en 1914. En rassemblant le nombre de signatures requis, les citoyens peuvent soumettre à un vote public le rappel des élus, annuler des lois par le biais d’un référendum, ou proposer et adopter directement des lois par le biais d’une initiative citoyenne.

Un tel processus a de bons (protection du littoral), de mauvais (blocage des dépenses tout en bloquant les recettes) et de très mauvais (interdiction du mariage homosexuel ou des services aux immigrants) aspects. Il a aussi, le plus souvent, été détourné par les plus riches pour protéger et promouvoir leurs intérêts particuliers au nom de l’intérêt public.

Sans filtre délibératif impartial pour favoriser le consensus, ces pratiques de démocratie directe aident et encouragent l’éclatement du corps politique en un champ de bataille composé de tribus culturelles (comme c’est le cas actuellement dans l’effort fourni par les forces alliées de Trump pour rappeler le gouverneur Newsom, s’opposant aussi aux masques et à la vaccination). Ces pratiques ont aussi tendance à donner du pouvoir aux lobbys, tout en privant les citoyens ordinaires de leur pouvoir.

En 2014, le Think Long Committee for California, parrainé par l’Institut Berggruen, a réformé l’initiative de vote des citoyens pour la première fois en un demi-siècle. La nouvelle loi exigeait des audiences délibératives une fois que 25 % des signatures pour une mesure de vote étaient réunies, et permettait la négociation avec le corps législatif et le retrait de telles mesures de vote si un compromis acceptable pouvait être trouvé entre les législateurs et les citoyens. C’est ainsi qu’ont été adoptées les lois historiques en Californie sur le salaire minimum et sur la confidentialité des données. Toutes deux étaient des propositions citoyennes qui ont contraint le corps législatif à agir.

Pour passer à l’étape suivante, une coalition s’est également formée pour mettre en place un comité d’examen des initiatives citoyennes pour les principales mesures de vote au sein du bureau du secrétaire d’État, chargé des élections. L’objectif est de mettre fin à l’abus de l’initiative citoyenne et des référendums par des lobbys, tels que les Big Tech. Dans l’un des exemples les plus flagrants de ces derniers temps, Uber, Lyft et d’autres entreprises similaires ont dépensé un montant record de 200 millions de dollars dans un référendum (gagné) en 2020 pour annuler la législation qui transformait le statut de leurs entrepreneurs indépendants en employés. Pour la menue monnaie qu’ils ont dépensée pour cette élection, la valorisation boursière d’Uber et de Lyft a augmenté de 13 milliards de dollars le lendemain10.

Uber, Lyft et d’autres entreprises similaires ont dépensé un montant record de 200 millions de dollars dans un référendum (gagné) en 2020 pour annuler la législation qui transformait le statut de leurs entrepreneurs indépendants en employés. Pour la menue monnaie qu’ils ont dépensée pour cette élection, la valorisation boursière d’Uber et de Lyft a augmenté de 13 milliards de dollars le lendemain.

Nathan Gardels

Comme le demande l’ancien juge en chef de la Cour suprême de Californie, Ron George, « l’initiative des électeurs est-elle devenue l’outil du type même des lobbys qu’elle était censée contrôler, et un obstacle au fonctionnement efficace d’un véritable processus démocratique ? »

Pour remédier à cette subversion scandaleuse de la démocratie et pour redonner la parole aux citoyens, l’idée est de convoquer des « jurys politiques », représentatifs de l’ensemble des citoyens, pour passer au crible les mesures clés du scrutin du point de vue de l’intérêt public. Cet organe de citoyens entendrait les témoignages d’experts et les arguments pour et contre puis publierait ses conclusions dans des bulletins d’informations distribués aux électeurs, afin de contrer les abus de ce qui est censé être l’outil des citoyens.

Aux États-Unis, l’élan pour construire en avant au lieu de seulement reconstruire en mieux viendra d’en bas, avant de trouver son chemin au niveau national. Lorsque Biden aura terminé son mandat de transition, les forces de transformation seront prêtes, et attendront dans les coulisses.

Sources
  1. « Renewing Democracy in the Digital Age », Berggruen Institute, 9 mars 2020.
  2. Kalypso Nicolaïdis, « The Democratic Panopticon », Noema Mag, 6 juillet 2021.
  3. Nathan Gardels et Audrey Tang, « The Frontiers Of Digital Democracy », Neoma Mag, 4 février 2021.
  4. James Manyika, Michael Birshan et. al., « A new look at how corporations impact the economy and households », McKinsey Global Institute, 31 mai 2021.
  5. Scott Galloway, « Big Tech was already dominant. Has coronavirus made it unstoppable ? », Fast Company, 24 novembre 2020.
  6. Rana Foroohar, « Five lessons from 25 years of corporate wealth creation », Financial Times, 30 mai 2021.
  7. Nathan Gardels, « Capitalism’s Central Contradiction : The Past Devours the Future », The Huffington Post, 24 mars 2014.
  8. Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Editions du Seuil, Paris, 2017.
  9. Bob Hertzberg, Eric Schmidt et Evan Spiegel, « Op-Ed : Tap the state’s future surpluses to give everyone a share in California’s wealth », Los Angeles Times, 14 juin 2021.
  10. Theron Mohamed, « Uber and Lyft gain $13 billion in combined market value after Californians approve Prop 22 », Markets Insider, 4 novembre 2020.