• Lors de sa récente visite aux États-Unis fin juillet, le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez n’a pas rencontré de politiciens à Washington, ni de gouverneurs d’État ou de maires, mais a plutôt profité de l’occasion pour solidifier les relations de l’État espagnol avec les Big Tech de la Silicon Valley. Le point culminant de cette série de réunions a été un échange substantiel avec le directeur général d’Apple, Tim Cook, qui prévoit d’étendre la présence de son entreprise dans la péninsule ibérique. Cette démarche auprès des Big Tech avait deux objectifs : d’une part, attirer de nouveaux investissements dans un pays fortement touché par l’épidémie de Covid-19 ; d’autre part, donner corps à la refonte par l’État d’un écosystème technologique dans le cadre du plan de relance « España puede », défini en avril dernier et rendu effectif grâce à l’allocation des fonds de relance européens 1.
  • Cette initiative de promotion technologique, dans le sillage du développement de la 5G, entend opérer dans le cadre de l’initiative European Smart Networks and Services Joint Undertaking (Entreprise commune pour les réseaux et services intelligents), financée par l’Union européenne. Comme le souligne un récent appel à renforcer la collaboration avec le secteur privé annoncé par la vice-présidence, l’accent mis sur les nouvelles technologies est motivé par la création d’une coopération public-privé visant à fortifier les économies régionales. À cette fin, la visite de M. Sánchez en Californie avait pour but de renforcer la confiance des investisseurs du domaine des nouvelles technologies en profitant des fonds de relance déjà alloués par l’UE. Cette démarche audacieuse du Premier ministre progressiste pourrait potentiellement générer une série de transformations profondes dans le pays. Nous retenons au moins quatre points pour en analyser les implications dans le contexte espagnol : 
  • Premièrement, la visite de Sánchez dans la Silicon Valley doit être interprétée comme un geste qui veut transmettre l’image d’une Espagne stable, sur la voie d’une croissance économique dans le sillage de la campagne de vaccination actuelle. Comme l’a affirmé Sánchez dans une interview à Reuters lors de sa visite à Los Angeles, l’Espagne est sur la voie d’une vaccination record, et les statistiques de croissance économique du second semestre sont favorables aux investissements internationaux 2.
  • Dans ce contexte, Sánchez veut promouvoir les Big Tech dans le sillage de l’expansion du réseau 5G afin de générer des transformations dans l’ensemble des relations entre l’État et la société. Ce faisant, Sánchez considère la croissance économique dans une perspective atlantique, ce qui, jusqu’à récemment, était un principe central du programme politique de la droite (PP et Vox) contre les forces sociales-démocrates. En adoptant une position proactive, le gouvernement de la Moncloa peut promettre la stabilité et la transformation sociale sans négliger l’imbrication de l’économie aux niveaux national et supranational, comme l’a observé l’analyste politique Esteban Hernández 3. Ce mouvement a également un effet bénéfique pour les puissantes entreprises espagnoles détentrices de monopoles dans leur relation avec l’État. Une nouvelle réorganisation de la place des Big Tech dans l’économie nationale pourrait également soulager les différends qui ont miné la politique espagnole au cours de la dernière décennie.
  • Deuxièmement, l’intérêt de Sánchez pour les Big Tech ouvre également de nouveaux terrains de négociations avec le parti vert Más País, étant donné que l’un des objectifs du rôle de la technologie dans le plan de relance est d’accorder une place plus importante aux sources d’énergie renouvelable d’ici 2030, comme l’a affirmé Sánchez dans une interview à Bloomberg 4. Il ne faut pas oublier que la société espagnole a fait face à une hausse précipitée des prix de la consommation d’énergie durant la pandémie, ce qui fait de cet objectif un terrain fertile pour la collaboration avec les Verts. Cela apportera également d’importants changements dans l’équilibre entre les partis politiques puisque le déclin de Podemos, après la chute de Pablo Iglesias dans les dernières élections régionales de Madrid, pourrait donner un nouveau souffle au Más País d’Errejón qui étend déjà sa portée électorale dans plusieurs communautés autonomes. Il reste à voir quel type de projet concret avec les Big Tech pourrait déboucher sur une collaboration efficace avec le Parti Vert au cours des deux prochaines années, tant au niveau administratif national que régional. 
  • Troisièmement, le rôle des Big Tech dans le cadre du plan de relance transformera fondamentalement la sphère de l’enseignement supérieur, car le rôle des innovations dans les infrastructures numériques est dirigé vers les universités publiques et les centres de recherche scientifique, comme le cible explicitement l’appel d’offres de la Moncloa pour les initiatives de développement 5. Bien que la manière dont les établissements d’enseignement supérieur vont être transformés ne soit pas claire, le langage de l’infrastructure numérique met l’accent sur une accélération radicale du secteur de l’éducation — qui comprend les relations entre professeurs et étudiants et l’apprentissage à distance — comme l’a proposé Eric Schmidt, ancien PDG de Google au début de la pandémie 6. Après des années de souffrances des universités espagnoles en raison des administrations néolibérales, ces transformations pourraient également constituer un moment propice pour modifier le noyau institutionnel, en accordant une place plus importante aux sciences humaines au lieu des seules carrières professionnelles ou d’ingénierie. Il va sans dire que ce défi exigera une collaboration étroite avec les universités et les professeurs plutôt qu’une remise à plat par le haut des exigences et des attentes administratives. 
  • Enfin, le Premier ministre Sánchez semble déterminé à faire face à la nouvelle dérive sociale technologique qui évolue rapidement à l’échelle mondiale, s’intensifiant dans le monde post-pandémique. Il y a quelques années, le journaliste Enric Juliana recommandait une préparation politique à ce moment dans un livre intitulé Esperando a los robots : mapas y transformaciones politica, qui sondait l’expansion de l’automatisation et des nouvelles technologies en relation avec la crise de la main-d’œuvre que connaît l’Espagne. La dépendance excessive de l’économie espagnole vis-à-vis du tourisme a mis à nu cette vulnérabilité tout au long de la pandémie. 
  • Si l’un des principaux défis de ces changements économiques réside dans le renforcement du secteur des nouvelles technologies dans le sillage de la nouvelle génération de semi-conducteurs développés aux États-Unis et en Chine, comme l’ont soutenu Miguel Otero-Iglesias et Raymond Torres le mois dernier, il s’ensuit que l’approche de Sánchez avec les partenaires atlantiques des Big Tech est une manœuvre proactive ainsi qu’un coup de poignard direct porté à l’Union européenne, qui fait face à d’importants défis dans une période de changements géopolitiques.