Le 11 septembre 2001, les talibans étaient au pouvoir à Kaboul. Le 11 septembre 2021, ils le seront vraisemblablement encore. Ou plutôt, ils le seront à nouveau. Entre ces deux dates se sont écoulées vingt années d’une guerre qui s’achève sur la vision cauchemardesque d’un Saïgon 2.0. À l’heure où certains pointent un doigt accusateur vers l’administration américaine, responsable selon eux de cette débâcle, il convient de rappeler que les événements en cours marquent plus prosaïquement le « solde de tous comptes » d’un conflit dont l’issue s’est jouée il y a déjà bien longtemps.
Dix jours se seront écoulés entre la prise de la première capitale provinciale par les talibans (Zaranj, dans le sud-ouest du pays) et la chute de Kaboul. La fulgurance du processus est incontestable. Pour autant, ce n’est pas une campagne éclair que les talibans ont menée, mais bien une stratégie planifiée de longue date, exécutée méthodiquement et couronnée d’un succès dont la rapidité interroge. Plusieurs facteurs conjugués ont profité au mouvement islamiste qui avait déjà le vent en poupe depuis la signature de l’accord de Doha en février 2020, consacrant le retrait de toutes les troupes américaines.
La campagne des dix jours
D’une part, et indépendamment de la force réelle ou supposée de l’armée afghane, la négociation de cet accord, dont avait été exclu le pouvoir de Kaboul, a sévèrement miné le moral des troupes gouvernementales. Ce « facteur humain », si souvent décisif dans l’affrontement de volontés qu’est la guerre, a dès lors pleinement joué en faveur des talibans. Des négociations de ralliement et de reddition, passant souvent par l’octroi d’amnisties ou de pardons, ont été entamées loin en amont des événements des dernières semaines. Ce sont non seulement des militaires qui ont succombé à la tentation, mais aussi des fonctionnaires, des employés des administrations civiles et jusqu’à des gouverneurs de province, qui sont passés dans le camp de l’insurrection avant même le déclenchement des opérations militaires.
D’autre part, le plan de bataille des talibans a été bien conçu et atteste les enseignements que le mouvement a tirés de ses difficiles opérations de conquête dans les années 1994-1996. Dès le mois de juin 2021, le mouvement renforce ainsi son contrôle sur les provinces du Sud, ses bastions historiques, avant d’étendre son emprise sur l’Ouest et le Nord, où on l’attend d’autant moins que ces régions sont les fiefs des seigneurs de la guerre et des groupes ethniques qui leur ont donné tant de fil à retordre dans les années 1990. La capacité des talibans à mener une telle manœuvre suffit à démontrer à quel point leur travail de sape diplomatique et psychologique a porté ses fruits. Ils s’emparent ainsi de régions où les Tadjiks, Ouzbeks et même Hazaras sont majoritaires, mais ils court-circuitent aussi le retour de seigneurs de la guerre (dont Ismaïl Khan, Rachid Dostom et Atta Mohammed Noor) qui auraient pu fédérer des forces hostiles au mouvement.
La dynamique de l’effondrement
Le tableau qui se dégage de la progression des talibans au début de l’été 2021 est donc celui d’un étau qui se resserre autour des places fortes du gouvernement. Cet étau est double : les talibans prennent à la fois le contrôle des zones rurales, sur le pourtour des grands centres urbains, et ils s’emparent des zones frontalières périphériques, dans le but manifeste d’isoler la partie centrale du pays, et en particulier Kaboul. À cette mainmise sur les périphéries s’ajoute le contrôle progressif des frontières qui renforce encore l’isolement du régime, et précipite un effondrement auquel peu d’observateurs étaient préparés.
Certes, l’armée livre des combats meurtriers par endroits mais ils sont défensifs et, surtout, ils se soldent par des défaites. À Lashkar-Gah, dans le Sud du pays, les commandos afghans soutenus par des frappes américaines parviennent pendant un temps à ralentir les talibans, au prix de pertes importantes, y compris dans la population civile, mais le mouvement qui s’est enclenché est désormais irrémédiable. À partir de juin, les districts ruraux tombent les uns après les autres. Dans la capitale, la crainte de devoir se préparer à l’encerclement cède graduellement la place à la panique, lorsque les responsables civils et militaires comprennent finalement qu’ils n’ont plus de quoi soutenir un siège.
Jusqu’à la fin du mois de juillet pourtant, et malgré les gains territoriaux des talibans, on pouvait encore espérer que Kaboul serait défendu, ce qui aurait alors permis au gouvernement d’envisager une transition politique plus honorable et aux Américains d’éviter l’humiliation ultime d’un autre Saïgon. Mais il n’y a pas eu de « délai de décence », pour reprendre la formule employée en 1973 par Kissinger à propos du retrait américain du Vietnam. Début août, les talibans prennent leur première capitale provinciale. D’autres suivent au rythme de deux à trois par jour. L’armée s’effondre. Les autorités provinciales passent avec armes et bagages du côté des talibans. Ceux qui n’ont d’autre choix refluent vers la capitale, lorsqu’ils le peuvent.
Le sort de Kaboul est formellement scellé le 15 août, lorsque tombent à la fois la base aérienne de Bagram et la ville de Maidan Shar, située à moins de 40 km à l’Ouest de la capitale, et considérée comme le dernier verrou avant Kaboul. Sans armée pour la défendre, privée de l’accès à la base aérienne de Bagram, et avec l’aéroport international de Kaboul à distance de tir de l’artillerie des talibans, Kaboul ne peut même pas être tenu et ravitaillé dans le cadre d’un hypothétique pont aérien. La ville est perdue. En dix jours, les talibans ont remporté une victoire éclatante, pratiquement sans combattre.
Un rapport de force trompeur
L’effondrement brutal de l’armée afghane, et en particulier son incapacité de ne défendre ne serait-ce qu’une enclave territoriale autour de Kaboul, a suscité beaucoup d’incompréhension. Formellement, l’armée nationale afghane disposait en effet de plus de 300 000 hommes, face aux 75 000 combattants talibans. Les chiffres sont cependant trompeurs à plusieurs égards. Dans le contexte d’une guerre de contre-insurrection, où les forces armées doivent notamment sécuriser de larges pans de territoire, ce rapport numérique de 4 contre 1 n’a rien d’écrasant, d’autant que l’Afghanistan est grand (1,2 fois la France métropolitaine). Mais le rapport de force apparaît encore moins favorable si l’on tient compte de la topographie du pays, caractérisée par un relief souvent montagneux, aux vallées encaissées et difficiles d’accès. Sur un tel terrain, une armée conventionnelle éprouve encore plus de mal à exercer le contrôle d’une zone, alors que des groupes mobiles d’insurgés peuvent aisément interdire l’accès à une vallée ou profiter des innombrables goulets d’étranglement pour neutraliser une importante voie de communication, même s’ils disposent d’effectifs plus réduits.
Il faut en outre pondérer le différentiel numérique avec d’autres facteurs. En réalité, la force nominale de l’armée afghane ne s’est jamais établie à 300 000 hommes. Des bataillons entiers (près de 50 selon certains rapports, soit 40 000 hommes) étaient constitués d’unités entièrement « fantômes », n’existant que sur le papier. Les fonds destinés à la mise sur pied et à l’entretien de ces unités, soit des montants substantiels relevant du budget des armées, ont été détournés par des politiques et haut gradés corrompus, qui ont ainsi accumulé une fortune personnelle considérable. De surcroît, nombre d’unités de terrain souffraient de sous-effectifs chroniques, le faible moral et le non-paiement des soldes entraînant un taux de désertion élevé, de l‘ordre de 25 % à 30 % par an.
Il y a également lieu de préciser que le volume total de ce que l’on appelle communément l’armée afghane regroupait à la fois les forces armées en tant que telles et diverses unités de police relevant du ministère de l’Intérieur. L’expérience, la compétence tactique et la combativité de cet ensemble hétéroclite étaient très variables. En réalité, les forces de sécurité afghanes ne pouvaient plus compter au printemps 2021 que sur une force d’environ 150 000 hommes, dont une partie non négligeable qui sert sur des checkpoints ou des postes avancées, perdus au milieu de nulle part. Le fer de lance de cette armée est composé d’environ 20 à 30 000 hommes, commandos et forces spéciales, ainsi que d’une modeste armée de l’air, comptant moins de 10 000 hommes.
Comme d’autres armées ayant été formées par les Américains dans le cadre de leur guerre contre le terrorisme, l’armée afghane a pour grand point faible de ne pouvoir mener qu’une opération majeure à la fois. Une fois fixée ou émoussée par des combats d’envergure, aucune relève n’est possible et aucune réserve mobilisable. C’est ainsi qu’après les pertes territoriales de juillet et les défections massives qui ont suivi, Kaboul se retrouve totalement démunie militairement face à des talibans qui sont en mesure de regrouper des forces conséquentes, avant d’investir la capitale.
Une stratégie inadaptée
Au-delà du rapport de force, c’est aussi la stratégie militaire de Kaboul qui précipite la chute du gouvernement. Dans la continuité de la doctrine américaine de contre-insurrection appliquée par le général McChrystal, puis par son successeur David Petraeus, les Afghans adhèrent à des principes qu’ils n’ont pas forcément les moyens de mettre en œuvre : au cœur de cette stratégie figure le contrôle de la partie centrale de l’Afghanistan, un territoire où vivent près de 75 % des Afghans et qui est délimité par la grande « ceinture routière », un ensemble de réseaux routiers jamais totalement achevé, en retrait d’une centaine de kilomètres de la frontière et plus ou moins parallèle à celle-ci. Quant aux régions extérieures à cette ceinture, elles sont censées être libérées de la présence des talibans et passer progressivement sous le contrôle de Kaboul. De fait, la majeure partie des combats qui se sont déroulés au cours des cinq dernières années ont eu lieu aux abords de la « ceinture routière » ou dans les régions périphériques, en particulier le long des frontières de l’Est, limitrophes du Pakistan.
Mais le quadrillage d’un territoire aussi vaste que le centre du pays (plus de 300 000 km2), doublé de missions de recherche et de combat dans les zones frontalières non sécurisées (350 000 km2), exige non seulement une forte intensité de main-d’œuvre militaire, mais aussi une débauche de moyens (logistiques et technologiques) et une large palette de compétences. Tant que l’appoint occidental, et en particulier américain, permet de pallier les lacunes des forces locales, le hiatus entre l’ambition et les capacités réelles de l’armée afghane reste masqué. Le moment de bascule intervient cependant dans les années 2015–2016 et fait sentir ses effets dès les années suivantes. En 2018, alors que les États-Unis comptent encore plus de 10 000 hommes en Afghanistan (soit quatre fois plus que le contingent présent début 2021), les combats redoublent d’intensité. Ni les moyens aériens d’appui au sol fournis par les Américains, ni l’intervention ponctuelle de leurs forces spéciales ne parviennent à inverser la tendance. Au mieux, le gouvernement afghan ne contrôle que 50 % du territoire, et près de 300 000 Afghans sont obligés de quitter leur foyer pour se réfugier dans les grandes villes, alors plus sûres.
Cette stratégie inadaptée, qui a vainement misé sur des opérations de contre-insurrection pour faire refluer les talibans, a été tellement inefficace qu’au lieu de consolider le contrôle du gouvernement sur les zones qu’il était réellement en capacité de tenir, c’est-à-dire pour l’essentiel la région centrale et les grandes villes, des effectifs et des moyens substantiels ont été dispersés à travers le pays. La faible autonomie des unités concernées ne leur laissait pour seule issue que la reddition, en cas d’effondrement des circuits logistiques ou de rupture de la chaîne de commandement. Enfin, cette scission des moyens rendait les villes d’autant vulnérables, comme l’illustre l’exemple de Kaboul.
Un bilan catastrophique
La stratégie afghane pointe cependant une lacune encore plus fondamentale de l’intervention américaine, à savoir l’incapacité de construire un véritable État, pouvant non seulement développer l’économie du pays, mais aussi assumer une réelle présence dans les domaines du régalien et, en définitive, apporter la sécurité et la prospérité. La résilience du pays s’en serait trouvée grandie, même après le départ américain. Mais l’État tel qu’il existe début 2021 n’est qu’une coquille vide, qui a failli dans presque tous les domaines relevant de sa compétence.
À lui seul, le bilan chiffré de l’intervention américaine laisse déjà entrevoir un véritable gouffre financier : 825 milliards de dollars de dépenses militaires, dont 85 milliards pour l’équipement et la formation de l’armée afghane, 144 milliards de dollars consacrés à la « reconstruction » du pays et près de 300 milliards de dollars de provisions sur les pensions d’invalidité et les soins à apporter aux seuls blessés de guerre américains. Au-delà de ce coût financier, le bilan humain est terrible : 7 500 morts du côté de la Coalition (si l’on prend en compte les contractants privés) et près de 200 000 Afghans tués (civils, militaires et combattants talibans confondus). Le nombre total de blessés quant à lui se chiffre vraisemblablement en millions.
Pris isolément, ces chiffres vertigineux, témoignant de sacrifices très lourds, financiers, mais aussi et surtout humains, suffisent à démontrer l’extrême difficulté de la tâche entreprise. Mais le bilan est encore moins flatteur au regard de la véritable substance de l’État afghan. Il serait trop long de faire le bilan des multiples errements intervenus dans l’effort de reconstruction du pays. Pour illustrer le propos, on peut néanmoins s’en remettre à un certain nombre de données suffisamment parlantes.
Il est indéniable qu’en comparaison de l’abysse dans lequel s’était enfoncé l’Afghanistan entre 1979 et 2001, entre Jihad et Soviétiques, guerre civile et règne des talibans, les choses vont moins mal, mais elles n’ont malheureusement pas évolué tant que cela. Plus de vingt ans après le lancement de l’intervention américaine, l’État afghan n’est ainsi toujours pas en mesure de subvenir à certains des besoins les plus élémentaires de ses citoyens : le taux de pauvreté s’est accru entre 2013 et 2020, passant de 40 % à 55 % de la population, signe d’une détérioration de la situation. En corollaire, 75 % des Afghans souffrent encore d’insécurité alimentaire. Dans le domaine de l’éducation, les progrès sont faibles, voire marginaux en ce qui concerne les jeunes filles. En 2020, elles sont seulement 13 % à suivre une scolarité jusqu’à l’équivalent de nos collèges, alors que la cause des femmes est présentée comme l’une des grandes réussites de la reconstruction. Autre aspect donnant à réfléchir, le taux de fécondité moyen reste à un niveau très élevé, faisant de l’Afghanistan le pays du monde avec la plus forte natalité, hors pays d’Afrique.
Plus globalement, selon l’indice de développement humain (combinant PIB par habitant, espérance de vie et niveau d’éducation), l’Afghanistan se classe en 208e position dans le monde, sur 228 pays observés. Au niveau de l’Asie, il arrive bon avant-dernier, devançant de peu le Yémen.
Un État fantôme
Ces quelques indicateurs, livrés en vrac, témoignent de facettes peu reluisantes de l’Afghanistan. En filigrane, ils laissent surtout transparaître que l’intervention occidentale n’a pas permis de faire éclore une véritable classe moyenne urbaine, susceptible de donner une plus grande assise populaire au gouvernement. Les quelques élites qui sont apparues, et qui doivent essentiellement leur émergence à la perfusion financière américaine ou à l’affairisme régnant dans le pays, ne peuvent masquer le fait que les Afghans dans leur ensemble n’ont pas profité de l’aide à la reconstruction.
Dans les campagnes, qui regroupent encore 70 % de la population, la situation est encore moins bonne que dans les villes. Les cultures fruitières et maraîchères qui avaient fait la fortune de villes comme Hérat ou Kandahar n’ont pas survécu à la guerre contre les Soviétiques. Détruites par les combats ou laissées à l’abandon, elles ont souvent été troquées pour la culture du pavot au retour des réfugiés. Cette véritable branche d’activité fait vivre aujourd’hui 3 millions d’Afghans, qui contribuent – le plus souvent sans en avoir le choix – à faire de ce pays le premier producteur mondial d’héroïne.
En définitive, l’État afghan s’est non seulement révélé incapable de relancer la production de denrées agricoles que le pays exportait encore massivement jusque dans les années 1970, mais à travers son inaction sur la question de la propriété foncière, il a aussi donné aux talibans une occasion inespérée de s’attirer les bonnes faveurs des paysans, qui ont été nombreux à faire appel à l’appareil judiciaire parallèle du mouvement islamiste, mieux à même d’arbitrer et de trancher des litiges. Triste illustration de l’échec de Kaboul dans ce domaine, le palais de justice qui devait être construit dans la province de Parwan, à une cinquantaine de kilomètres de Kaboul, n’a jamais été achevé et sa carcasse de béton et d’acier est aujourd’hui livrée aux quatre vents.
Le péché originel
Certes, des îlots de prospérité existent. Abstraction faite d’un petit groupe de nouveaux riches, qui ont souvent fait fortune par des moyens illicites, une classe intermédiaire de fonctionnaires, d’artistes, de salariés d’organisations internationales et de petits entrepreneurs est apparue dans quelques villes, dont un nombre non négligeable de femmes. Ce groupe représentait assurément l’aspect le plus réussi de l’effort de reconstruction, et il aurait pu constituer l’ossature d’une population citoyenne attachée au développement de son État. Numériquement, il était cependant bien trop insuffisant pour compenser la foule des laissés pour compte.
Cette faillite est la raison la plus profonde de l’effondrement du gouvernement de Kaboul, et elle tire directement son origine dans les modalités premières de l’intervention américaine. Fin 2001, des fonds énormes arrivent massivement dans le pays, littéralement dans les valises des militaires américains venus chasser Al Qaïda et Oussama Ben Laden, le but étant de faire basculer des chefs de guerre locaux dans le camp occidental, quitte à les soudoyer. Ce « péché originel » a profondément marqué le développement du nouvel État. Dès lors, kleptocratie, économie rentière et prédation financière en ont toujours été les principales caractéristiques.
La corruption a fait des ravages jusque dans les plus hautes sphères de l’État. Tel gouverneur était connu pour être l’un des principaux narcotrafiquants du pays. Tel frère de ministre était impliqué dans la faillite frauduleuse de la plus grande banque du pays. Tel autre proche du pouvoir se livrait à des opérations de blanchiment d’argent. Les exemples ne manquent pas. Cette décomposition de la sphère politique remonte à l’après 11 septembre, lorsque la diplomatie transactionnelle des Américains a posé les jalons d’une culture de corruption généralisée dont le pays ne s’est jamais extirpé.
Ironiquement, il faut admettre que les Soviétiques étaient parvenus à créer un État moins corrompu et porté plus activement par une partie de sa population, quand bien même le prix à payer avait été exorbitant en vies humaines. Le soutien populaire dont bénéficiait le régime de l’époque avait d’ailleurs permis de tenir encore trois ans après le départ de l’armée soviétique. L’Afghanistan créé dans le sillon de l’après 11 septembre n’aura même pas duré jusqu’à la fin du retrait militaire américain. Cette circonstance en dit sans doute plus long sur le degré de décomposition interne du pays que nombre de statistiques économiques et financières.
Une autre issue était-elle possible ?
À l’heure où les talibans s’apprêtent à prendre le pouvoir, le temps est sans doute venu de tirer des enseignements de la tragédie afghane. Mais la première question qui se pose dans l’immédiat, est évidemment de savoir si une autre issue était possible, et notamment si le maintien d’un modeste contingent américain et occidental aurait ménagé suffisamment d’oxygène à Kaboul pour survivre plus longtemps.
Prenant exemple sur les deux ou trois dernières années (présence minimale de troupes américaines au sol, déploiement de moyens aériens et électroniques de surveillance, appui au sol des unités afghanes et aide à la stabilisation du régime), plusieurs observateurs arguent de ce qu’un tel format d’intervention aurait pu être maintenu pour empêcher une prise du pouvoir par les talibans, sans subir de pertes humaines (américaines) significatives.
Cette hypothèse, qui peut paraître séduisante de prime abord, repose cependant sur des postulats hasardeux. Le recul des pertes américaines au cours des dernières années s’explique certes par la moindre présence au sol de GIs, mais il est surtout lié au fait que les talibans ont moins ciblé le contingent américain, en particulier durant et après les négociations qui se sont achevées à Doha, en février 2020.
L’armée afghane a en revanche essuyé des pertes croissantes au cours de la même période (plus de 10 000 tués tant en 2019 qu’en 2020, un chiffre jamais atteint auparavant). Les pertes civiles ont été importantes elles aussi, oscillant pratiquement entre 4 000 et 6 000 morts chaque année depuis 2015. Et en 2019, pour la première fois, le nombre de civils tués par les forces de sécurité a excédé celui des civils victimes des talibans, signe d’un durcissement des frappes aériennes et, partant, d’un regain de tension militaire.
Il n’est donc absolument pas certain que le maintien d’un contingent américain à hauteur de ce qu’il était en début d’année 2021 aurait suffi à stabiliser les lignes de front, pas plus qu’il n’est acquis que les États-Unis auraient pu s’épargner de nouvelles interventions coûteuses en vies humaines sur le champ de bataille.
Pour les Américains, le coût financier de leur engagement aux côtés de Kaboul était d’ailleurs loin d’être anecdotique : 38 milliards de dollars ont encore été consacrés à l’effort de guerre contre les talibans en 2019 et 39 milliards en 2020. La trajectoire budgétaire pour la période jusqu’à 2024 tablait certes sur une réduction sensible de l’aide militaire directe (qui aurait été ramenée à 4 milliards de dollars par an), mais toute nouvelle dégradation de la situation aurait dû mener à un nouvel engagement américain sur le terrain, et donc à de nouvelles dépenses.
Au final, le président Joe Biden n’a pas remis en cause l’accord signé sous son prédécesseur, Donald Trump. Paradoxalement, cette solution se rapproche beaucoup de celle qu’avait déjà préconisée le même Joe Biden, lorsqu’il était à la vice-présidence, aux côtés de Barack Obama. À l’époque, en 2008, les talibans commençaient tout juste à se reconstituer et la situation militaire était nettement plus favorable au camp occidental. Ce fut cependant la stratégie de contre-insurrection de Petraeus et de McChrystal qui s’imposa. Si l’on peut donc aujourd’hui s’interroger – a posteriori – sur les chances de survie du gouvernement de Kaboul, moyennant le maintien d’une aide occidentale a minima, il serait sans doute tout aussi utile de réfléchir à ce qui aurait pu advenir si une autre voie avait été empruntée dès 2008.