« Grand Tour », série d’été 3/11. Cet été, nous vous invitons à voyager en Europe en explorant les rapports entre des personnalités intellectuelles et des lieux du continent où elles ne vivent pas et où elles ne sont pas nées – mais qui ont joué un rôle clef dans leur trajectoire.
Vous avez commencé votre carrière de géographe par un monumental travail sur les frontières. Dans les années suivantes, vous avez fait de l’Europe un terrain privilégié de vos réflexions sur le sujet. Peut-on dire de cette région qu’elle constitue un terrain d’observation privilégié des problématiques frontalières ?
Après ma thèse soutenue en Sorbonne en 1986, qui portait sur les fronts et les frontières dans les États du Tiers-monde, avec des études de cas (Nicaragua, Ciskei sud-africain, ligne verte israélo-palestinienne et ligne Durand afghano-pakistanaise), mon éditeur, Éric Vigne, voyant l’intérêt du sujet, m’a demandé de poursuivre ma recherche et de traiter aussi du Nord, c’est-à-dire des trois grands systèmes géopolitiques (l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Union soviétique) de façon à avoir un tour du monde complet. D’où le sous-titre « un tour du monde géopolitique » qui figure en couverture du livre tiré de ma thèse publié chez Fayard en 1988 sous le titre Fronts et frontières. C’est à ce moment-là que je me suis penché sur l’Europe sous l’angle des frontières, ce qui est particulièrement intéressant dans la mesure où il s’agit de l’espace le plus fragmenté du monde, avec une histoire frontalière millénaire. Gorbatchev était alors à la tête de l’URSS et on voyait que les choses bougeaient. Une sorte de printemps des peuples se préparait. À l’époque, je travaillais déjà avec l’Élysée, au sein du Centre d’analyse et de prévision du Quai d’Orsay, sous la cohabitation. Je voyais donc bien l’intérêt pratique de tout cela, notamment à travers la question sensible des minorités. Une analyse cartographique fine révélait que ces minorités étaient surtout situées aux confins des empires. C’était comme si les empires avaient fonctionné comme des bulldozers poussant une masse devant eux. On le voit très clairement dans les Krajina (Croatie, Bosnie-Herzégovine, Voïvodine), dans les pays baltes avec les minorités russes et biélorusses, ainsi qu’en Europe centrale avec les conséquences de Versailles.
Attardons-nous sur le cas des pays baltes avec lesquels vous nouerez par la suite une relation particulière.
Les pays baltes représentent un exemple typique d’une aire de flux et de reflux des limites impériales qui commence avec l’empire allemand, la République des deux nations (polono-lituanienne), l’empire russe, l’empire suédois puis l’empire américain via l’OTAN. C’est une zone de battement avec toujours comme enjeu, à l’arrière-plan, le contrôle des littoraux, des ports de la Baltique et des fleuves mais surtout de l’isthme Baltique/mer Noire qui a toujours revêtu une importance capitale dans l’histoire européenne. Beaucoup de drames se sont joués là, une cartographie des batailles suffit à s’en convaincre. La Daugava était utilisée par les Varègues pour aller jusqu’à l’interfluve entre Daugava et Dniepr, où ils mettaient leurs bateaux sur des rondins pour ensuite descendre le Dniepr : Kiev est une ville varègue et les Rus ne sont pas des Russes mais des Varègues, des Suédois. Une autre frontière qui m’intéressait était celle de la Contre-Réforme qui part d’Italie et ouvre un coin entre les mondes orthodoxe, musulman et réformé. Il y a également une limite très ancienne entre les Slaves et les Germains, qui n’a jamais bougé, qui part de Saint-Pétersbourg pour descendre jusqu’en Ukraine, avec d’un côté les barons baltes, les évêques (Riga a été fondée par l’évêque de Brême), les chevaliers porte-glaive qui ne pouvaient plus aller à Jérusalem et puis les Jésuites qui ont été les soldats de la Contre-Réforme. C’est une limite qui n’a jamais été franchie dont on trouve aujourd’hui encore les traces à Narva en Estonie et Daugavpils dans l’est de la Lettonie. L’échelle pertinente pour comprendre les pays baltes, c’est donc celle de l’isthme. La grande bataille de Poltava qui opposa en 1709 Pierre le Grand à Charles XII de Suède se déroula juste à l’est du Dniepr, au nord de l’actuel Dniepropetrovsk. C’est là que s’est joué le déclin de la grande puissance suédoise et la montée en puissance de la Russie. Le contrôle de l’isthme dont font partie les pays baltes était donc crucial, ce que Staline comprendra d’ailleurs très bien plus tard.
Guerre froide oblige, j’imagine que ces premières réflexions sur le rôle géopolitique des pays baltes se font pour vous sans accès direct au terrain. À quand remonte votre première rencontre avec le monde balte ?
Le contact avec le monde balte est effectivement d’abord indirect. En cette fin des années 1980, je travaillais déjà étroitement avec la cellule diplomatique de l’Élysée sur les affaires européennes. Dans mon livre Fronts et frontières, paru en 1988, je propose d’ailleurs une réponse à la « maison commune » de Gorbatchev que j’appelle la confédération des États démocratiques européens. Je n’avais en effet pas confiance dans l’idée de maison commune qui était une Europe dans laquelle la Russie soviétique aurait un poids considérable et dont les Américains seraient partis : le grand continent sans les Américains, fantasme russo-soviétique récurrent. À l’Élysée, le problème était de déterminer s’il fallait reconnaître rapidement l’indépendance des pays baltes au risque d’affaiblir Gorbatchev. Il y avait deux lignes à ce sujet. Celle de Mitterrand qui voyait Gorbatchev avec Kohl et pressentait que Bush et Thatcher voulaient le faire tomber. La ligne de Kohl et de Mitterrand était au contraire d’aider Gorbatchev afin de maintenir les équilibres européens. Roland Dumas, fils d’un résistant fusillé et lui-même résistant, était très sensible à cette émancipation en cours. Il fut le premier ministre des Affaires étrangères européen à se précipiter dans les pays baltes (les trois en deux fois) en 1991. Mitterrand lui avait dit : « faites comme vous voulez, vous savez ce que j’en pense ». Il y est accueilli avec émotion, deux des trois États baltes donnant au quai d’Orsay les locaux du KGB pour être nos ambassades et en retour, nous les aidons à récupérer des locaux à Paris. Depuis Paris, je suivais cela de près et j’y consacre un gros chapitre dans Fragments d’Europe (1993). La découverte plus sensible de la problématique baltique remonte à ma visite à Gdansk le 1er mai 1989, soit le premier « 1er mai » libre où s’opposèrent, sans incident, un défilé du parti ouvrier unifié polonais et les militants de Solidarité. Je venais à Gdansk négocier la partie non-officielle de la visite de François Mitterrand auprès de Lech Walesa, qu’il effectua le mois suivant, entre les deux tours des élections à la Diète. J’ai alors découvert une ville hanséatique : une ville littorale avec ses entrepôts très hauts, ses toits très pentus et ses gros crochets extérieurs pour monter et descendre les marchandises. C’est toutefois surtout à partir de mon arrivée à l’ambassade de France à Riga en 2002 que j’ai vraiment pu explorer le monde balte de l’intérieur.
Quelle impression en avez-vous retiré ? Y a-t-il des lieux qui vous ont particulièrement marqués ?
L’un des éléments naturels qui m’ont le plus marqué, c’est la mer gelée en hiver, sur des centaines de mètres, sur laquelle on pouvait marcher. Je n’avais jamais vu cela. Quand j’avais des visiteurs l’hiver, c’est là que je les emmenais. J’ai également un faible pour l’église baroque, donc catholique, la plus septentrionale d’Europe, qui s’appelle Indica. Il s’agit d’une toute petite église dominicaine en bois de style baroque, située en Latgale, à la frontière de la Biélorussie. C’est tout un symbole : on est là vraiment à la frontière du protestantisme, du catholicisme et de l’orthodoxie.
Lorsque l’on évoque les États baltes, on les évoque comme un groupe, un ensemble indissocié et indissociable. A-t-on raison de faire primer ainsi l’unité sur la diversité ?
Je ne le crois pas. La diversité prime sur l’unité. D’abord sur le plan linguistique : l’estonien est proche du finlandais (c’est du finno-ougrien) alors que le letton et le lituanien sont des langues indo-européennes volontairement non modernisées, comme le polonais, de façon à conserver un fondement identitaire à forte teneur symbolique. Ce sont des langues à ton et à déclinaison extrêmement difficiles à apprendre ainsi que j’ai pu l’expérimenter lorsque j’ai entrepris d’apprendre le letton, dans lequel je faisais l’effort de prononcer tous mes discours d’ambassadeur. Tout au long de mon séjour à Riga, cette question de l’unité et de la diversité s’est posée à moi. Je voyais plus les différences que les ressemblances. J’avais en tête le précédent du Benelux. Mais tous les réseaux énergétiques, routiers ou ferroviaires des pays baltes sont orientés est-ouest : Moscou-Riga, Moscou-Tallinn, Moscou-Vilnius-Kaliningrad. L’insertion dans l’Union européenne supposait d’avoir des réseaux plus indépendants, donc orientés nord-sud (Finlande-Pologne), ce qui supposait que les grands États de la zone acceptent cela. J’en ai parlé très vite à l’ambassadeur de Pologne, mais les Polonais, pendant très longtemps, ne s’y sont pas intéressés. Maintenant, il y a un projet ferroviaire Rail Baltica, des projets de pont ou de tunnel entre Tallin et Helsinki, une réflexion sur l’indépendance énergétique, la question du nucléaire en Lituanie, etc. Il n’y a donc pas d’équivalent balte du Benelux même si les trois États baltes ont souvent des positions similaires. Ces trois États ont au demeurant aussi bien des choses en commun : les barons baltes, l’évangélisation tardive, le rapport à la Russie (ils étaient la Russie d’Europe), l’Union européenne, l’OTAN, le rôle essentiel des diasporas (quand j’étais en Lettonie, la présidente était d’origine canadienne, le président lituanien était américain et celui de l’Estonie était américano-suédois). Mais les différences sont aussi nombreuses : les langues, je l’ai dit, le poids très variable des minorités (important en Lettonie, concentré géographiquement en Estonie, très faible en Lituanie), les religions (deux protestants, un catholique), une tradition impériale en Lituanie. Mais ces pays se concertent au sein de l’OTAN et de l’UE. Il y a une émulation utile entre eux. Ils partagent également une conception très libérale de l’économie et sont à l’aise dans cette « Europe des marchands », qui s’étendait de Londres à Helsinki en passant par La Haye et Copenhague. Ce sous-ensemble européen est orphelin du départ des Britanniques ; pragmatique et ouvert, il s’adapte.
L’un des points communs à ces pays baltes, c’est leur proximité avec la Russie d’une part et avec l’Allemagne de l’autre. En quoi ce double voisinage est-il crucial pour eux ?
En Europe de l’Ouest, la Seconde Guerre mondiale était binaire : on était pour ou contre Hitler. Dans les pays baltes, il y avait trois acteurs : les populations concernées, Staline et Hitler. Comme pendant la guerre d’Espagne, les familles étaient divisées. Certains attendaient d’Hitler un retour à l’indépendance supprimée par le pacte Ribbentrop-Molotov. D’autres s’engageaient au côté de Staline dans un schéma progressiste. Cela est très bien raconté par l’écrivaine esto-finlandaise Sofi Oksanen dans son livre Purge. Dans le voisinage avec la Russie, la Lituanie est en position de force du fait du corridor ferroviaire qui mène à Kaliningrad. Kaliningrad est une exclave russe militarisée où se trouve le seul port russe de la Baltique à n’être pas pris par les glaces l’hiver : Baltiisk. Mais il est situé à 42 kilomètres de la mer à laquelle il est relié par un long chenal. C’est là que se trouve l’état-major de la flotte russe de la Baltique. Il y a aussi à Kaliningrad des missiles à courte-portée Iskander à tête nucléaire, installés face à la présence des troupes de l’OTAN en Pologne et dans les pays baltes, y compris les aviateurs français de la police du ciel. Vu de Moscou, Kaliningrad est une épine dans le pied de l’OTAN, un avant-poste militaire. Plus largement, Moscou accorde une grande attention à la question des minorités russes privées du droit de votre ou de la nationalité des pays baltes. Il y a toutefois une russophilie culturelle dans les pays baltes : si les relations étaient apaisées, une Russie démocratique aurait ses meilleurs amis dans l’ancienne Russie d’Europe.
De son côté, l’Allemagne est présente sur le plan économique dans les pays baltes, mais elle n’est pas seule. Il y a aussi la Suède (pour qui les pays baltes sont un glacis : c’est la continuation de l’affrontement entre Charles XII et Pierre le Grand), la Finlande qui veille sur le petit frère estonien et connaît bien très bien les Russes et en sont respectés, le Danemark, la Norvège et le Royaume-Uni (c’est l’anglais, beaucoup plus que l’allemand, qui a remplacé le russe). Il demeure une toute petite minorité allemande à Kaliningrad et il existe une véritable nostalgie allemande dont témoignent le tourisme, les voyages d’affaires et même des achats de terres sous des prête-nom. Les groupes de pression allemands rêvent de créer une Euro région pour internationaliser cette enclave militaire, mais cela ne se fera jamais.
Si on se place maintenant à l’échelle globale, incluant notamment dans l’analyse les États-Unis, l’Union européenne et la Chine, comment situer aujourd’hui les États baltes sur l’échiquier international ?
Pour les pays baltes les États-Unis sont le garant de dernier recours, et ce d’autant qu’ils n’ont jamais reconnu l’annexion des Baltes et ont gardé leurs ambassades à Washington. Toutefois, contrairement à ce qu’on pense, l’extension de l’Otan aux pays baltes n’était pas évidente pour Washington. C’est Ron Asmus, diplomate américain d’origine lituanienne, qui a convaincu Bill Clinton qu’il fallait le faire. Depuis, des centres d’excellence de l’OTAN ont été implantés dans les pays baltes, notamment celui dévolu à la cyber sécurité qui se trouve à Tallinn en Estonie, pays victime de cyberattaques de hackers patriotes russes. Par ailleurs, les dirigeants baltes sont idéologiquement très proches des États-Unis et, je l’ai dit, de leur capitalisme ultra-libéral : le balancier est passé très brutalement du collectivisme planificateur à l’ultralibéralisme. Trump et le Brexit ont donc constitué un choc pour eux et le concept français d’autonomie stratégique les intéresse désormais. Il y a d’ailleurs des soldats estoniens aux côtés des soldats français au Mali, en échange de l’aide que la France apporte pour la police du ciel balte. Les élites baltes sont jeunes, compétentes, maîtrisent les langues étrangères et occupent des postes clés à l’OTAN, à la Commission européenne (Ilze Juhansone en est Secrétaire générale, Valdis Dombrovskis le vice-président en charge du budget) et au Parlement européen.
S’agissant de la Chine, il faut aborder la question des Nouvelles routes de la soie. La première fois que j’en ai entendu parler, c’était de la part des Américains lors d’une réunion à Riga avec Frederick Jackson, un conseiller d’Hillary Clinton qui avait développé le concept de « New Silk Road » afin de ne laisser l’Asie centrale ni aux Russes ni aux Chinois. L’enjeu était d’organiser le départ des troupes et de la logistique alliée en Afghanistan : soit on passait par Quetta au Pakistan et le port de Karachi, avec beaucoup de risques sécuritaires, soit on passait par l’Asie centrale. L’idée était de transformer ces voies de sortie pour en faire quelque chose de structurant via le port de Riga. Elle n’a pas abouti à cause des Ouzbeks qui voulaient tout inspecter sur les trains militaires. En fait, la sortie d’Afghanistan s’est faite en grande partie en avion à des coûts exorbitants. L’idée chinoise de route de la soie vient de là. Le grand corridor ferroviaire ne passe toutefois pas par les pays baltes mais, de Duisbourg à Chongqing, par les chemins de fers chinois, russes, polonais et allemands. Ce sont donc les Allemands qui ont structuré cette route ferroviaire qui court-circuite les pays baltes.
Historiquement, quelles ont été les relations entre la France et les pays baltes ?
Elles étaient bien meilleures dans les années 1920 qu’elles ne le furent quand j’y suis arrivé en tant qu’ambassadeur. À l’époque, la France et le Royaume-Uni avaient restructuré toute l’Europe centrale avec le traité de Versailles et les autres traités de la banlieue parisienne. Paris était alors extrêmement actif dans cette zone intermédiaire entre la Russie soviétique et l’empire allemand étendue de la Finlande à la Roumanie, pays dont Emmanuel de Martonne avait tracé les frontières de manière très favorable. La France était très présente dans les pays baltes auxquels elle a vendu deux sous-marins fabriqués à Cherbourg dans les années 1930. J’avais d’ailleurs rencontré le dernier commandant du sous-marin construit à Cherbourg en 1938 ; il avait demandé que le drapeau français soit placé sur son cercueil et j’ai lu un poème de René Char lors de son enterrement. Tout cela est bien documenté par la thèse de Julien Gueslin sur « La France et les petits États baltes entre 1920 et 1932 ». En 1940, il y a une coupure totale des relations, mais le texte de Jean de Beausse, qui est chargé d’affaire, l’ambassadeur étant parti, relate dans le détail la prise du pouvoir par les Soviets. C’est un texte passionnant qui a été publié récemment sous le titre Diplomate en Lettonie (1938-1940). Fermée en 1940, la représentation diplomatique française dans les pays baltes ne rouvre qu’en 1991 et c’est le fils de Jean de Beausse, Jacques de Beausse, qui devient le premier ambassadeur de France en Lettonie. C’était un message extrêmement fort de Roland Dumas. Entre temps, sous la domination soviétique, il faut bien sûr évoquer les visites du couple Sartre-Beauvoir qui viennent parader dans les pays baltes, Beauvoir saluant dans des textes la liberté d’expression qui y règne : « la liberté de critique est pleine et entière en URSS » ! Les liens culturels sont étroits depuis le Pacte germano-soviétique : il y avait eu une grande exposition des peintres impressionnistes français à Riga en 1939 et son équivalent letton au Jeu de Paume. L’une des premières choses que j’ai découverte en m’installant à l’ambassade était le catalogue de cette exposition française. La chanson française, notamment Joe Dassin, était également très écoutée dans les pays baltes où l’on lisait aussi beaucoup d’auteurs français, comme en URSS au demeurant. J’avais d’ailleurs dans mon équipe à l’ambassade des agents qui avaient appris le français à cette époque dans l’espoir d’aller en France un jour et qui n’y sont jamais allé. Sur le plan politique, des désaccords de fond persistent avec les États baltes quant à la politique d’ouverture avec la Russie, notamment sous la présidence de Nicolas Sarkozy qui avait envisagé de vendre des bâtiments de projection Mistral à Moscou.
Pouvez-vous revenir sur votre expérience en tant qu’ambassadeur de France en Lettonie entre 2002 et 2006 ? Quels dossiers avez-vous eu à gérer et quelles réalisations vous sont chères ?
L’une des missions qui m’incombait a été d’expliquer l’Union européenne : j’étais le pèlerin de l’Europe. Pour cela, il fallait battre en brèche la propagande britannique sur le fait que, contrairement à eux, nous aurions été réticents à l’élargissement. D’ailleurs, au moment de l’adhésion, les Britanniques ont immédiatement ouvert leur marché du travail (d’où le Brexit, réaction anti-polonaise) alors que nous, comme les Allemands, avions établi une liste de domaines réservés pendant un certain temps. Les négociations d’adhésion ne se faisaient toutefois pas au niveau de l’ambassade mais à Bruxelles. Idem pour l’adhésion à l’OTAN qui s’est discutée à Washington. Sur le fond, j’ai été assez libre. Bien sûr, on a toujours des instructions, mais il faut reconnaître que les pays baltes n’intéressaient pas beaucoup le quai d’Orsay ni personne en France d’ailleurs. Je me suis donc fixé ma propre instruction qui était de tout faire pour garantir leur souveraineté. Cela passe par la restructuration du renseignement et surtout par un combat permanent dans le domaine des représentations, contre la propagande russe notamment. Tous les journalistes français que j’ai reçus avant l’adhésion au premier trimestre 2004 avaient le même dossier en main et ne s’intéressaient qu’aux minorités russes et pas au pays dans lequel ils étaient. J’avais expliqué lors d’un déjeuner avec la présidente lettone que la maîtrise de l’image extérieure d’un pays est un ingrédient de souveraineté. Nous avons donc beaucoup travaillé là-dessus. Une réalisation dont je suis fier et qui en découle est l’Atlas de la Lettonie intitulé La Lettonie en Europe que nous avons offert aux Lettons au moment de leur adhésion à l’UE. L’idée était de leur dire : votre pays est deux fois plus grand que la Belgique, vous êtes un pays moyen dans l’Union européenne et non plus un confetti au sein de l’Union soviétique, changez la perception que vous avez de vous-mêmes. J’ai également fait de mon mieux pour célébrer cette adhésion qui n’a eu aucun écho en France, ce dont j’étais honteux. Il y a également eu toute une action, mais plutôt sous leadership américain, autour de la mémoire de la Shoah : Washington avait posé comme une condition pour entrer dans l’OTAN le fait que se constitue dans les trois pays une commission d’historiens qui fasse le point sur les collaborations avec les nazis à cette époque, notamment en Lituanie où les juifs étaient extrêmement nombreux. Une chose dont je suis très fier est la création d’un institut culturel français à Riga où nous avons organisé des débats pour faire en quelque sorte des cours de rattrapage sur ce dont on n’avait pas parlé durant la période soviétique. Enfin, il y a eu l’exposition « Étonnante Lettonie » que j’ai organisée en France, malgré les réticences du quai d’Orsay, grâce au soutien du président Chirac. Il y a eu ensuite le printemps français en Lettonie en 2007, que j’avais préparé et qui s’est déroulé alors que je n’étais plus en poste.
Vous évoquiez tout à l’heure votre effort d’apprentissage de la langue lettonne et d’immersion dans la culture balte. Avez-vous développé un goût pour des auteurs ou des artistes baltes à la faveur de votre séjour dans la région ?
J’ai d’abord découvert les chœurs, qui font chanter des milliers de personnes en même temps, notamment lors de la grande fête d’origine païenne de Jani (saint Jean) le 24 juin. Ces chants sont aussi un conservatoire des langues. Sur le plan pictural, j’ai découvert avec enthousiasme les peintres lettons du modernisme : Gustavs Klucis, Valdis Purvitis, Vilhelm Rozentals. Et puis il y a bien sûr Mark Rothko, natif de Daugavpils en Lettonie. Les bleus, les horizons de Rothko, c’est le Letton qui découvre l’Atlantique. Sur le plan littéraire, j’ai cité tout à l’heure Sofi Oksanen et notamment son beau roman Purge qui explique tant de choses sur le monde balte. J’ai également été influencé, avant de partir, par le texte de Sandra Kalniete, née dans un camp soviétique, qui est devenue ministre ensuite, En escarpin dans les neiges de Sibérie. J’ai aussi envie d’ajouter le nom de Romain Kacew, c’est-à-dire Romain Gary, qui est d’origine lituanienne. Et puis j’insisterai sur les travaux d’un de mes anciens collaborateurs, Nicolas Auzanneau, qui réalise des traductions en français de littérature lettone et a publié un livre intitulé Bibliuguiansie, consacré à l’art de restauration des vieux livres dans lequel il met en scène trois écrivains lettons.