« Grand Tour », série d’été 2/11. Cet été, nous vous invitons à voyager en Europe en explorant les rapports entre des personnalités intellectuelles et des lieux du continent où elles ne vivent pas et où elles ne sont pas nées – mais qui ont joué un rôle clef dans leur trajectoire.
Votre œuvre de phénoménologue vous a conduit à nouer un dialogue étroit avec la tradition philosophique germanique. Quand et pourquoi avez-vous entrepris l’apprentissage de la langue allemande ?
J’ai commencé à apprendre l’allemand à l’âge de 14 ans dans le lycée technique lyonnais où j’ai fait mes études jusqu’à la première partie du baccalauréat. Lorsqu’il s’est agi pour moi de choisir une deuxième langue à étudier, la première ayant été l’anglais, ce qui était en quelque sorte la norme dans ce lycée, c’est mon oncle qui a fortement insisté pour que je choisisse l’allemand plutôt que l’espagnol. Prisonnier de guerre de 1940 à 1945, il avait d’abord passé deux années très dures dans le Stalag IV C (Stalag, abréviation de Stammlager, qui veut dire camp de rassemblement), un camp de prisonniers situé dans les Sudètes, à environ 100 km au nord de Prague.
Très grand et athlétique, il avait ensuite été choisi pour travailler dans une ferme proche où il passa trois années assez heureuses, à s’adonner aux travaux des champs, ce qui était bien moins dur que le travail en usine qu’il avait dû exécuter les deux années précédentes dans ce « camp de la mort », selon le nom que lui avaient donné les prisonniers, que fut le Stalag IV C, où ils devaient travailler sans relâche et mourraient littéralement de faim. Ce séjour dans les Sudètes et les rapports qu’il eut alors avec leurs habitants ont eu pour effet de changer radicalement son avis sur les Allemands, dont il a fini par admirer les capacités d’organisation et le sens de l’équité. Il avait en effet durant ces trois années mis toute son énergie pour apprendre leur langue, et j’ai toujours en ma possession la grammaire allemande et l’Assimil qu’il s’était alors procurés.
Encouragée par son exemple, je me suis donc attelée à l’apprentissage de l’allemand, et ce d’autant plus, que passionnée par la grammaire, j’ai pris un réel plaisir à l’étude des déclinaisons et de la syntaxe particulière à cette langue, où l’on distingue trois genres, le masculin, le féminin et le neutre, et où l’on met le verbe à la fin de la phrase, toutes caractéristiques que je retrouverais plus tard en étudiant l’hindi et le sanskrit. Je découvris par la suite que la langue allemande est particulièrement bien adaptée à la pensée philosophique, davantage en tout cas que le français et surtout que l’anglais.
Quels auteurs germanophones vous ont particulièrement marqué dans votre jeunesse ?
J’étais, avant de me vouer à la philosophie, très tournée vers la littérature et la poésie. C’est donc surtout à travers les poètes que j’ai d’abord pris contact avec la culture allemande. Nos professeurs d’allemand nous avaient fait lire les poèmes les plus célèbres de Goethe (Le roi des Aulnes) et de Schiller (L’ode à la joie) et c’est ce qui m’a poussée à lire dans la foulée leurs poèmes et leurs pièces de théâtre. J’ai lu aussi à la même époque Le Loup des steppes de Hermann Hesse, La Montagne Magique de Thomas Mann et La métamorphose de Kafka et par la suite un grand nombre de leurs autres romans. En terminale, j’ai découvert, grâce à Heidegger, que j’avais commencé à lire, l’œuvre de Hölderlin, à laquelle j’ai consacré par la suite un livre, et grâce à mon professeur de philosophie, celle de Nietzsche, qui a représenté pour moi pendant bien des années une référence capitale. Ce n’est que plus tard que je pris connaissance de la poésie de Novalis, Trakl et Rilke, trois poètes dont l’œuvre a eu une grande importance pour moi. En ce qui concerne les philosophes, ce furent les œuvres de Kant et de Hegel, que je considère tous deux comme les plus grands philosophes des temps modernes, qui m’ont le plus marquée, puis celles de Husserl et de Heidegger qui ont constitué la base même de la plupart de mes propres travaux dès le début des années 1960.
Cet apprentissage de la langue et ces lectures vous ont, j’imagine, donné envie de visiter l’Allemagne. Quand et comment s’est déroulé votre premier séjour outre-Rhin ?
Juste avant d’entrer en terminale j’avais fait, en compagnie d’une amie, un premier voyage de trois semaines au long du cours du Rhin de Strasbourg à Wiesbaden qui m’avait fait découvrir les paysages sans doute les plus romantiques de l’Allemagne. Cela m’avait incitée à revenir le plus tôt possible dans ce pays et à consacrer encore plus de temps à l’apprentissage de la langue allemande.
Au tout début des années 1960, j’ai préparé à la Sorbonne une licence de philosophie sous la direction conjointe de Paul Ricœur et de Jacques Derrida et ce sont eux, dont l’enseignement portait essentiellement sur la phénoménologie allemande, qui m’ont donné l’idée de candidater pour l’obtention d’une bourse d’un an d’études en Allemagne, bourse qui m’a été accordée sans difficulté. J’ai donc choisi de passer cette année d’études à Freiburg im Breisgau, car c’est dans cette université que Husserl et Heidegger, les fondateurs de la phénoménologie, avaient enseigné. J’ai dès le départ beaucoup aimé cette ville et ses environs, la Forêt Noire, qui était déjà à cette époque un lieu très prisé par les touristes, puisqu’on peut y faire du ski, de la randonnée et aussi des sports nautiques dans des lacs très connus, comme le Titisee et le Schluchsee.
La ville elle-même, qui portait encore les traces des bombardements qui l’avaient littéralement dévastée en 1944, à l’exception heureusement de la cathédrale gothique, comportait encore un certain nombre de beaux bâtiments anciens. L’université, qui y fut fondée au milieu du XVe siècle, est située au centre de la ville et il en reste encore, en dépit de la dévastation du campus en 1944, quelques vestiges anciens. Sa réputation, déjà excellente à la fin du XIXe siècle, devint encore meilleure après la Seconde Guerre mondiale, non seulement en ce qui concerne la philosophie, mais aussi la médecine, le droit et les sciences économiques (Friedrich von Hayek, un des penseurs les plus importants du libéralisme, qui obtient le prix Nobel d’économie en 1974, y a enseigné pendant les années 1960). Au début des années 1960, elle comptait déjà 10 000 étudiants, dont un grand nombre d’étrangers, non seulement européens, mais aussi africains et orientaux. Ce fut l’occasion pour moi de me plonger d’entrée de jeu dans une ambiance plus internationale encore que celle que j’avais connue à Paris. Au début des années 1960, à mon arrivée dans la capitale où je ne connaissais personne, je dus traverser de très grands moments de solitude avant de parvenir à me faire des amis à la Sorbonne, université alors surpeuplée. Il n’en alla pas de même à Freiburg, où les étudiants étrangers étaient dès leur arrivée accueillis dans le cadre du Bruder-Sister-Program (programme Frères et sœurs) organisé par l’Université, un étudiant allemand étant assigné, sur la base du volontariat, à chaque étudiant étranger avec la mission de l’aider à s’intégrer à la ville et à l’université. Je fus très frappée par l’avance qu’avait alors l’Allemagne du point de vue tant social qu’économique par rapport à la France au point que j’avais parfois l’impression d’être en Amérique. Ce n’était pourtant là que le début de l’extraordinaire développement industriel que l’Allemagne allait connaître jusqu’à la chute du mur. Je participais en 1964 à un voyage à Berlin organisé par l’Université où je découvris à la fois la partie ouest, en pleine reconstruction, et la partie est, encore en ruines, de la ville, le mur ayant été érigé trois ans plus tôt, en 1961, et faisant l’objet d’une surveillance permanente de la police et de l’armée. La pauvreté des gens de l’Est comparée à l’abondance régnant à l’Ouest grâce à l’aide apportée par le plan Marshall était alors des plus frappantes.
Au cours de vos séjours en Allemagne, quelles sont les personnalités dont vous avez fait la rencontre et qui vous ont le plus marqué ?
J’ai sympathisé à Freiburg avec un certain nombre d’étudiants allemands, mais aussi avec des étudiants étrangers, indiens, iraniens et africains. Ce sont naturellement mes professeurs qui m’ont le plus marqué. Parmi eux, il y eut une femme, Ute Guzonni, qui était alors une jeune assistante et dont le travail portait alors sur Hegel, et deux professeurs alors déjà célèbres, Werner Marx et Eugen Fink. J’avais été très impressionnée par l’histoire de Werner Marx, juif allemand qui avait émigré en 1933 en Angleterre, puis après un passage en Palestine, s’était établi aux États-Unis en 1937, où il étudia les sciences économiques et la philosophie, et publia en 1961 un livre remarqué, Heidegger und die Tradition. C’est après la publication de ce livre qu’il décidera d’accepter l’invitation de l’Université de Freiburg de revenir s’installer en Allemagne pour y occuper la chaire de Husserl et de Heidegger, en conservant cependant sa nationalité américaine par reconnaissance envers le pays qui lui avait offert le salut, à lui et à un grand nombre de juifs. J’ai assisté avec émotion en mars 1964 à son cours inaugural, consacré à l’idéalisme allemand, dans lequel il déclara qu’au cours de cette période, marquée par les œuvres de Fichte, Hegel et Schelling, « les Allemands avaient aspiré à la plus haute moralité pour l’humanité entière », ce qui expliquait l’admiration qu’il avait continué à porter, même après l’épreuve de l’exil, à la philosophie allemande. J’ai suivi par la suite les cours qu’il consacra à Heidegger et j’ai aussi participé à partir des années 1980 et jusqu’à encore récemment au Collegium Phaenomenologicum dont il fut en 1975 l’un des fondateurs et qui réunit chaque année non loin de Perugia (Italie) enseignants et étudiants américains et européens.
Mais ce fut en réalité Eugen Fink qui fit sur moi l’impression la plus décisive, en dépit du fait qu’il ne dédiait pas, comme je l’avais pourtant espéré, son enseignement à Husserl et à Heidegger, mais à ses propres recherches. Il avait en effet été à la fois le dernier assistant personnel de Husserl, et celui qui, dans le sillage de Heidegger, avait développé une problématique originale, celle d’une phénoménologie cosmologique post-métaphysique dont le modèle opératoire est le jeu. Le cours qu’il donna en 1964 sur la métaphysique et la mort fut une sorte de révélation pour moi, non seulement à cause de son thème, qui me conduisit par la suite à consacrer plusieurs livres à la question de la mort, mais aussi à cause de la manière dont il comprenait l’enseignement de la philosophie, tous les livres qu’il publia après être devenu professeur à l’université de Freiburg étant issus de ses cours. Sa modestie, qui l’a poussé à demeurer dans l’ombre de Husserl et de Heidegger, a fait que son œuvre est encore peu connue, en dépit de l’influence décisive qu’elle a eue sur le développement de la phénoménologie française.
Vous n’avez en revanche pas tenu à rencontrer Martin Heidegger. Pourquoi ?
Lorsque je suis arrivée à Freiburg en 1963, je n’étais qu’une petite étudiante, issue en outre des couches les plus basses du prolétariat, et l’idée de demander à rencontrer un philosophe célèbre me semblait tout à fait irréelle. J’ai donc pris la décision de me cantonner à son œuvre seule, puisqu’il n’enseignait plus. J’ai ainsi habité trois ans à Freiburg sans jamais chercher à rencontrer Heidegger, car je me soucie en réalité fort peu de la vie privée des « grands hommes », sachant par avance qu’elle ne peut être à la hauteur de leur pensée. Il faut dire aussi que mes réticences venaient du fait que j’étais alors tout à fait au courant de l’engagement politique qui fut le sien en 1933 car certains de ses textes politiques avaient été publiés en français dès 1963 par Jean-Pierre Faye et la totalité de ceux-ci avait déjà paru en 1962 à Berne, édités par Guido Schneeberger, un philosophe suisse proche de Jaspers. J’aurais sans doute demandé à assister en 1966-67 au séminaire sur Héraclite que Heidegger organisa en commun avec Eugen Fink à Freiburg, mais j’avais justement cette année-là quitté l’Allemagne pour préparer l’agrégation à Paris. Je n’avais en outre à cette époque aucune relation avec les heideggériens français (Beaufret, Fédier et Vezin) de sorte que je ne fus pas non plus invitée à participer aux séminaires privés que Heidegger donna entre 1966 et 1969 au Thor, dans la maison de René Char, et chez lui, à Zähringen, en 1973.
Sur un plan personnel, vous avez rencontré en Allemagne celui qui est devenu votre mari, et qui vous a ouvert de nouveaux horizons, plus orientaux.
À vrai dire, mon intérêt pour l’Orient avait déjà été éveillé non seulement par un voyage fait au Liban à l’âge de 18 ans (somptueuse récompense du premier prix de philosophie que j’avais obtenu au Concours général), mais aussi par les relations qu’une partie de ma famille avait développées avec Lanza del Vasto, un disciple de Gandhi, qui a été un des premiers penseurs de la décroissance. J’avais cependant pris la décision, en venant en Allemagne, de travailler exclusivement sur la philosophie, la poésie et la littérature allemandes, lesquelles représentaient à mes yeux, pour le meilleur et pour le pire, le sommet de la culture occidentale. Or, la première personne que j’ai rencontrée et qui allait devenir mon époux était venu de l’Inde pour étudier à Freiburg. Je commençais donc à m’intéresser de près à ces autres traditions de pensée que sont le zoroastrisme, l’hindouisme et le bouddhisme et je découvris à cette occasion que les penseurs allemands, à commencer par Nietzsche, l’auteur de « Ainsi parlait Zarathoustra », et celui qui fut son maître à penser dans sa jeunesse, Schopenhauer, s’étaient tournés vers l’Orient et avaient ouvert la philosophie allemande à la tradition orientale, à la suite, il faut le souligner, des préromantiques et romantiques allemands de la fin du XVIIIe siècle, tels Herder, Goethe, Novalis et Schlegel. On parla même à ce sujet, d’« indomanie », terme plutôt péjoratif, alors qu’il faudrait au contraire considérer que l’Allemagne a su à cette époque sortir de l’européocentrisme et de ce que l’on pourrait aussi nommer la « grécomanie » qui marque toujours aujourd’hui la manière occidentale d’écrire l’histoire.
Il faudrait en outre rappeler que la philosophie de Schopenhauer a eu une grande influence sur les écrivains et penseurs européens, et en Allemagne même sur Wittgenstein et Husserl. Ce dernier, bien que défenseur inconditionnel de l’européocentrisme, comme le montre la conférence qu’il prononça à Vienne en 1935, a cependant lu les textes fondamentaux du bouddhisme en 1925, au moment où ils furent traduits en allemand, et en a publié une recension. Il n’hésitait pas alors à affirmer que l’on peut mettre le bouddhisme en parallèle avec les formes les plus hautes de la culture occidentale. Quant à Heidegger, qui s’était quant à lui plutôt tourné vers la pensée chinoise et le taoïsme, il eut, tout comme Husserl, de nombreux étudiants japonais avec lesquels il a entretenu un dialogue suivi, comme le montre ce grand spécialiste de la pensée japonaise qu’est Bernard Stevens dans le livre qu’il a publié en 2020 sur « Heidegger et l’école de Kyoto ». Il me semble qu’il est aujourd’hui urgent, du point de vue philosophique, de promouvoir ce dialogue entre l’Orient et l’Occident qui a été amorcé en Allemagne dès la fin du XVIIIe siècle et c’est à cela que je consacre désormais mes travaux.
Pour avoir fréquenté régulièrement l’Allemagne pendant plusieurs décennies, quel regard portez-vous sur les évolutions de ce pays, de sa société, de sa culture ?
Au début des années 1960, l’Allemagne, tout occupée à se reconstruire, n’avait pas encore pris la mesure de la compromission, qui fut massive, de ses habitants avec l’idéologie nazie. On a pu parler à cet égard d’un véritable refoulement, car la plus grande partie de la jeune génération allemande, comme celle d’ailleurs de l’ensemble du monde occidental, n’avait pas alors entendu parler des camps d’extermination nazis dans lesquels des millions de juifs, de tziganes et d’opposants politiques avaient péri. Il a fallu, pour mettre fin à cette conspiration du silence, d’abord la publication en 1967 d’un livre intitulé « Le Deuil impossible » qui fit grand bruit en Allemagne. C’est en effet à travers l’analyse des troubles psychosomatiques de certains de leurs patients, que le médecin et psychanalyste Alexander Mitscherlich et sa femme et collaboratrice Margarete, ont mis en évidence dans ce livre le refoulement collectif des souvenirs du IIIème Reich qui eut lieu en Allemagne tout de suite après le procès de Nuremberg. Il y eut aussi le 7 novembre 1968 la gifle célèbre que donna Beate Klarsfeld au chancelier allemand Kurt Kiesinger alors qu’il présidait le congrès de la CDU pour rappeler que ce dernier fut dès 1933 membre du parti nazi et qu’il le demeura jusqu’en 1945. Les Français et les Allemands ont cependant continué pendant encore plusieurs années à se considérer comme des ennemis héréditaires, et nous avons, mon mari et moi, fait maintes fois l’expérience du rejet dont nous étions l’objet lorsque, au cours de nos vacances en France, nous parlions allemand ensemble, la langue allemande étant demeurée notre langue commune jusqu’au début des années 1970.
Les choses ont bien changé aujourd’hui car l’Allemagne a su par la suite regarder en face son passé, y compris son passé colonial, ce que la France n’est pas vraiment encore parvenue à faire. Elle est aussi parvenue à surmonter les graves difficultés économiques et culturelles provoquées par la réunification allemande après la chute du Mur. Le miracle économique qui a marqué les années 1950 et suivantes a certes conduit à une industrialisation forcenée, laquelle est aujourd’hui heureusement mise en question, l’Allemagne étant en avance sur les autres pays européens en ce qui concerne la question écologique, en dépit du fait que subsistent de larges zones d’agriculture intensive, surtout à l’est du pays, et que la décision de sortir du nucléaire, prise quelques jours après la catastrophe de Fukushima au Japon, a fait que la fermeture des centrales à charbon est encore trop lente. Il n’en demeure pas moins que l’Allemagne est parvenue à développer les énergies renouvelables qu’elles sont aujourd’hui en mesure de couvrir une part importante de la demande d’électricité. Nous avons pu mesurer ces avancées chaque fois que nous allons à Freiburg qui a obtenu le label de « capitale écologique » dès 1992.
L’Allemagne est également le pays européen qui a accueilli le plus de migrants, Angela Merkel en 2015 ayant ouvert les portes de son pays à plus d’un million et demi d’exilés, et l’on sait aujourd’hui que, plus de cinq ans après, ils ne sont pas, comme dans d’autres pays européens, dont la France, obligés de coucher sous les ponts ou de vivre dans des camps de fortune, mais qu’ils sont parvenus pour la grande majorité, grâce à l’aide de l’État en matière d’éducation et de formation, à réussir leur intégration.
Il est vrai que du point de vue culturel, ce « pays du milieu » qu’est l’Allemagne s’est tourné après la Seconde Guerre mondiale de manière décisive vers l’Occident, ce qui a entraîné une américanisation de la culture et des modes de vie, laquelle sévit d’ailleurs de manière analogue aujourd’hui en France. Pourtant, lorsqu’on regarde la télévision allemande, ce qui est mon cas, on ne peut qu’être frappé par le fait que les graves problèmes sociaux dus à la montée du racisme et des partis d’extrême droite qui menacent aujourd’hui la société allemande y sont abordés de manière beaucoup plus directe qu’en France dans les séries et les films qui portent la marque des différents Länder, l’Allemagne étant, en particulier du point de vue culturel, un pays non centralisé, contrairement à la France.
Quel regard portez-vous sur la production philosophique allemande actuelle ?
Dans les années d’après guerre, la philosophie allemande était encore dominée, en particulier à l’Université de Freiburg, par ce qui a constitué son apport le plus fondamental, à savoir d’une part l’idéalisme allemand de Kant à Fichte, Schelling et Hegel et d’autre part le mouvement phénoménologique dont les fondateurs furent Husserl et Heidegger. Mais ce qui a été nommé « L’école de Francfort » qui mêle philosophie et sciences sociales s’était déjà développée dans les années 1920 et elle connaîtra un renouveau spectaculaire après guerre avec Horkheimer et Adorno, puis avec Habermas, qui en sera la figure dominante dans les années cinquante et soixante. C’est en réalité la philosophie analytique, née dans le cadre du positivisme logique du cercle de Vienne dans les années 1920, mais profondément marquée par l’empirisme anglais et le pragmatisme américain, qui va devenir à partir des années 1970 la philosophie dominante dans une Allemagne qui a alors préféré rompre avec la tradition trop marquée par le nationalisme qui lui est propre. J’avais quitté l’Allemagne en 1970, j’y suis retournée cinq ans plus tard pour y enseigner un semestre à l’Université de Mannheim et j’ai découvert avec stupeur un paysage philosophique qui s’était entre temps complètement transformé. Aujourd’hui la philosophie allemande est en plein essor.
Mais marquée par les œuvres de penseurs très médiatiques, tels que Peter Sloterdijk, qui a défrayé la chronique en 1999 à cause des positions controversés qu’il a prises en sur le clonage, et que Markus Gabriel, jeune philosophe aujourd’hui très populaire, tenant du « nouveau réalisme » et auteur en 2014 d’un livre intitulé Pourquoi le monde n’existe pas, elle est fort éloignée du style philosophique qui fut celui des grands philosophes allemands du XIXe et XXe siècle. En ce qui me concerne, je demeure en relation seulement avec les deux universités qui continuent aujourd’hui encore à privilégier la tradition idéaliste et surtout phénoménologique, à savoir celle de Freiburg d’une part, et celle de Wuppertal d’autre part, cette dernière étant très ouverte au dialogue avec la phénoménologie française qui est, elle, toujours bien vivante.
Pour terminer, pouvez-vous évoquer pour nous un lieu en Allemagne qui vous est particulièrement cher ?
En dépit de quelques voyages faits dans le nord de l’Allemagne et à Berlin, je ne connais vraiment bien que le Bade-Wurtemberg, de la région de Freiburg à Tübingen et Konstanz, ville dans la proximité de laquelle j’ai aussi vécu deux ans. Il y a là plusieurs lieux qui me sont particulièrement chers. En tout premier lieu, la Hölderlinsturm à Tübingen, la tour donnant sur le Neckar où Hölderlin a vécu la deuxième moitié de sa vie. Ensuite le village de Hilzingen, proche du lac de Constance, où habitaient jusqu’à récemment de vieux amis à nous, un médecin d’origine indienne et sa femme, une allemande. Puis, depuis une quinzaine d’année, le village de St Ulrich en Forêt Noire, situé non loin de Freiburg, où vit un ami très cher, un grand philosophe américain, qui a pendant plusieurs années enseigné à l’université de Freiburg et a choisi au moment de prendre sa retraite de s’établir définitivement dans une « Hütte » très semblable à celle de Heidegger à Todtnauberg, où il mène une vie d’ermite toute consacrée à l’écriture.