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L’Union européenne est très active. Elle vient de dévoiler le premier règlement sur l’Intelligence artificielle au monde, un projet qui a suscité beaucoup d’attention à travers le continent et à l’étranger. Le DSA (Digital Services Act), le DMA (Digital Markets Act), la stratégie pour une Décennie numérique et d’autres initiatives encore s’ajoutent à ce dispositif. Il est clair que l’Union tente d’étendre son rôle autoproclamé de « superpuissance réglementaire ».
Mais malgré les efforts de Bruxelles, l’Europe ne semble pas avoir pris pleinement conscience de la dimension géopolitique de la technologie. En particulier, pour les États membres — à quelques exceptions près — la géopolitique des technologies n’est pas une source d’inquiétude. Or cela doit changer si l’Europe ne veut pas courir le risque de perdre son influence et de devenir le jouet d’autres acteurs.
Géopolitiquement, la technologie n’est pas neutre
Les nouvelles technologies n’ont pas seulement influencé les économies et les sociétés, elles ont également marqué les relations internationales et réorganisé les rapports de force entre les États. De plus, en les façonnant, ceux qui les fabriquent y intègrent leurs valeurs et leurs normes.
Pourtant, Bruxelles et la plupart des États membres continuent de se concentrer principalement sur l’impact économique et social des technologies. On trouve dans le cas de l’intelligence artificielle un exemple parlant : à ce jour, 21 des 27 États membres ont publié des stratégies nationales en matière d’intelligence artificielle. Ces documents identifient les questions prioritaires et élaborent des recommandations politiques. Cependant, à quelques exceptions près — comme la France — les États n’abordent pas la question de savoir comment le développement et l’utilisation de l’IA pourraient affecter l’équilibre international des pouvoirs, ou quel rôle l’IA pourrait jouer dans le domaine de la défense. Ils se concentrent plutôt sur les défis économiques et sociétaux.
Une remise en question est nécessaire. Les pays européens et leurs partenaires courent le risque de devenir des pions dans la compétition technologique des grandes puissances, qui tentent de les forcer à rejoindre leur bloc. L’Europe court le risque de devenir tellement dépendante d’autres acteurs pour les technologies clés, qu’elle ne serait plus en mesure d’influencer les normes d’une manière qui reflète ses valeurs, en s’exposant à une influence étrangère directe.
Historiquement, « géopolitique » et « puissance » ne sont pas des concepts pour penser la construction européenne. Ailleurs, on le voit différemment : la Commission américaine de la sécurité nationale sur l’intelligence artificielle, spécialement créée à cet effet, qui réunit des politologues et des représentants du secteur technologique, a tout récemment proposé des mesures « pour faire en sorte que les États-Unis gagnent la compétition de l’IA ». Le président russe Vladimir Poutine a déclaré que celui qui deviendra le leader de l’IA « dirigera le monde ».
Pourtant, malgré la volonté exprimée par la présidente de la Commission européenne en début de mandat d’avoir une Commission géopolitique, l’Union et la plupart des Européens ne pensent pas en ces termes.
L’Union européenne reste orientée vers le marché. Elle est dirigée par des technocrates et la sécurité ainsi que la défense sont les compétences des États-membres. Il n’en reste pas moins que si l’Europe ne s’intéresse pas à la géopolitique technologique, celle-ci s’intéresse beaucoup à l’Europe.
Deux types de vulnérabilités
L’Europe doit être consciente de deux types de vulnérabilités créées par la concurrence technologique : dépendances et ingérence.
Les dépendances apparaissent lorsque les États sont leaders dans certaines technologies ou en ont le monopole. Cette prédominance donne le pouvoir de décider qui obtient les technologies ou non. Cela peut engendrer une pression sur les États et, par exemple, les obliger à modifier leur politique étrangère sur certaines questions. Les États-membres de l’Union devraient donc veiller à ne pas devenir technologiquement dépendants de fournisseurs non européens, en particulier des États non démocratiques. Le meilleur exemple d’une telle évolution est la discussion sur la 5G et ses fournisseurs chinois. Si l’Europe prend du retard dans les technologies et leur réglementation, cela signifie aussi que nos partenaires deviennent dépendants et que d’autres comblent le vide laissé par les Européens.
En outre, les technologies peuvent créer des opportunités directes pour les acteurs étrangers d’exercer une influence, par exemple par le biais de cyber-attaques, de désinformation ou dans la sphère militaire.
L’Union doit se prémunir contre de telles interférences, tout en gardant à l’esprit que certains de ces outils sont également à sa disposition.
Que faire ?
Contrairement aux autres grandes puissances, dont les offres technologiques se basent souvent sur la coercition et l’exploitation des faiblesses, l’Union devrait défendre une approche de principe, fondée sur des partenariats, des intérêts mutuels et la solidarité. En outre, l’Union devrait continuer à combler les vulnérabilités de son marché unique dans les secteurs des technologies critiques, identifier les fournisseurs à haut risque et garantir la réciprocité dans l’accès aux marchés.
Il est particulièrement important d’obtenir l’adhésion des capitales nationales. Bruxelles est de plus en plus active dans le domaine de la politique technologique. Mais si la Commission est proactive sans le soutien des États membres, elle risque de perdre sa crédibilité. Pire encore, cela pourrait créer un vide en Europe que les acteurs extérieurs ne sont que trop désireux de combler. Or, si l’Union et ses États membres collaborent étroitement sur les questions technologiques, les deux parties en profiteront.
L’Europe doit repenser sa stratégie. Nous devons reconnaître que nos décisions dans le domaine technologique ont un impact sur les autres, notamment sur nos partenaires. Et nous devons accorder plus d’attention à l’impact des développements technologiques sur notre propre pouvoir géopolitique. Sinon, elle menace de diminuer un peu plus chaque jour.