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« Grand Tour », série d’été 1/11. Cet été, nous vous invitons à voyager en Europe en explorant les rapports entre des personnalités intellectuelles et des lieux du continent où elles ne vivent pas et où elles ne sont pas nées – mais qui ont joué un rôle clef dans leur trajectoire.
Lorsque je vous ai proposé de réaliser cet entretien sur votre relation à l’Italie, vous vous êtes d’abord montré hésitant. Votre rapport à ce pays était, disiez-vous, « distant », et vous craigniez en conséquence de décevoir mes attentes. Qu’entendez-vous au juste par « distant » et comment expliquez-vous cette distance à un pays dont on pourrait penser à vous lire qu’il vous est au contraire très proche ?
Craindre de décevoir, c’est un bon début non ? Il faut toujours, dans nos métiers, partir de là. Parler d’un rapport distant à l’Italie comme je l’ai fait dans nos échanges était sans doute exagéré. Mais disons que j’avais un scrupule à évoquer avec vous ce pays, lié à un choix personnel : lorsque j’étais étudiant, doctorant puis post-doctorant, au début des années 1990, j’ai pris la décision étrange de ne pas résider en Italie. J’avais mes raisons, mais avouez que c’est paradoxal : la plupart des chercheurs qui travaillent sur des terrains italiens le font par amour de l’Italie, ou par désir de la mieux connaître. Quand je travaillais à ma thèse sur Milan, j’y allai, très souvent, mais je n’y suis jamais resté longtemps. C’est le rapport, pendulaire, que j’ai à l’Italie : y aller souvent – et inutile de dire que cela me manque beaucoup actuellement – mais de manière fugace, solitaire et concentrée. Bref, il m’a manqué le temps de l’acculturation. Je n’ai par exemple jamais été membre de l’École française de Rome, et c’était un choix : à un moment où j’aurai pu postuler, je me suis rendu compte que je n’en avais pas tellement envie. C’est un choix assumé même s’il a des conséquences. Par exemple, je ne parle pas très bien l’italien dont je n’ai finalement qu’une connaissance livresque, ce qui me place dans la situation absurde (et pour tout dire honteuse) d’avoir moins de mal à mener un échange scientifique qu’une conversation de tous les jours. C’est une occasion manquée, quelque chose que je n’ai pas fait — il m’arrive parfois de le regretter, même si je chéris plus souvent ces renoncements : on est aussi fait de ce que l’on aurait pu faire mais que l’on a décidé de ne pas faire.
Mon scrupule vient de là. En réalité, quand je relis ma thèse aujourd’hui — je vous rassure, cela ne m’arrive pas tous les jours — je me rends compte, pour avoir appris depuis à mieux comprendre ce pays et à en arpenter les villes et les paysages, que ce rapport distant se sent un petit peu. Je considérai à ce moment-là l’Italie comme un terrain d’avantage que comme une terre d’élection. Je me souviens très bien qu’une des recensions de ma thèse, parue dans Archivio storico lombardo, pointait le fait qu’un historien milanais sentait aisément que je n’étais pas lombard, que je ne vivais pas là. A-t-on le droit de penser un lieu que l’on n’habite pas ? Au fond, ce reproche m’a intéressé et m’a fait réfléchir. Il ne m’a pas vexé parce que ce n’était pas faux. La distance crée une possibilité réflexive, critique, mais elle prive aussi de tout un rapport sensible, charnel à un pays, rapport que je dirai volontiers injuste, puisque toute « émotion d’appartenance », pour le dire avec Jean-Christophe Bailly dans Le dépaysement, entraîne une exagération de la préférence qui ne s’accommode plus de la froide exactitude qui sied à une certaine relation de savoir. Cette attitude a ses beautés littéraires, elle a aussi ses limites épistémologiques.
Voici pourquoi je ne me considère pas comme un italianiste, ni même comme un historien de l’Italie — tout juste comme un historien qui eut affaire avec l’Italie en travaillant dans, et sur, quelques-unes de ses villes. Souvent, lorsqu’un italianiste, qu’il soit littéraire ou historien, soutient sa thèse, c’est une sorte de grand cri d’amour à l’Italie dont il veut montrer qu’il la comprend, la connaît, la ressent. Pour ma part, Milan, est une ville où j’ai beaucoup été, que j’ai appris à beaucoup aimer de manière stendhalienne précisément parce qu’elle ne se donne pas tout de suite, qu’elle résiste, qu’elle est opposée à l’idée que l’on se fait de l’Italie quand on décide de l’aimer – car c’est une décision personnelle et littéraire de dire « je vais aimer l’Italie ». Au moment où je soutiens ma thèse, à 29 ans, j’aime beaucoup Milan, mais je ne la connais pas encore très bien. J’ai appris à la connaître depuis, toujours avec le même système, à savoir en y allant souvent mais pas longtemps. Voilà pourquoi quand la recension dont je parlais dit qu’on voit bien que je n’ai pas humé l’air lombard, elle n’avait pas tort sur le plan émotionnel, même si je pense qu’elle avait tort sur le plan historiographique. Évidemment, le livre que j’ai fait ensuite de retour à Milan, La trace et l’aura, part de cette expérience, de cette petite déchirure, en mettant en scène, mais toujours sur le mode distant et feutré, les joies des retrouvailles : est-il juste de dire qu’on ne peut être historien que de lieux qui nous appartiennent et à qui l’on appartient ? Ce rapport sensible à une terre, une patrie, une nation, faisait dire à Fernand Braudel en 1984 dans L’identité de la France qu’un historien « n’est de plain-pied qu’avec l’histoire de son propre pays, il en comprend presque d’instinct les détours, les méandres, les originalités, les faiblesses ». De quel instinct parle-t-on ? Cette phrase, d’apparence doucereuse, est assez terrifiante. Peut-être donc que la distance que je vous ai d’abord opposé, avant de céder, est simplement méthodologique. C’est une prévention, une politesse : elle consiste à se souvenir du moment où j’ai résisté à la tentation.
Si l’on remonte dans le temps, quels sont vos premiers souvenirs relatifs à l’Italie ? Peut-être pas d’ailleurs de l’Italie réelle, mais de lectures sur l’Italie ou d’images d’elle ?
Je me souviens d’abord de livres. Il m’arrive souvent de dire que ce que je chéris le plus, ce sont ces deux plaisirs jumeaux que sont marcher dans une ville et tourner les pages d’un livre. Pour tomber amoureux de l’Italie, on tombe d’abord amoureux d’une Italie de France, depuis la France, écrite ou traduite en français. Je me souviens de Stendhal, que j’ai lu assez tôt et avec passion, la Chartreuse, bien entendu, mais aussi les Chroniques italiennes — dans l’adresse au lecteur de Vittoria Accoramboni, il feint de s’excuser de ne pas faire de la littérature en ces termes : « le récit sincère que je vous présente ne peut avoir que les avantages plus modestes de l’histoire ».
Rétrospectivement, je comprends que cette attitude est à la source, et je ne le savais absolument pas à ce moment-là, et d’une attirance pour l’Italie et en particulier pour l’Italie de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, mais aussi d’une certaine manière de poser sa voix dans la prose du temps, c’est-à-dire dans un rapport distant et sensible, sur la ligne de crête entre histoire et littérature, puisque mes premières lectures ne sont pas des textes historiens mais des textes qui avec l’histoire font de la fiction. Des textes de Stendhal donc, mais aussi de Giono dont je me souviens comme d’une sorte de promesse ardente de la dernière page du Hussard sur le toit : il voit les Alpes « l’Italie est là-derrière » se disait-il. Il était au comble du bonheur ». L’Italie pour moi est ce qui est derrière les Alpes et peut nous hisser au comble du bonheur. Si je remonte à mon enfance, j’ai vraisemblablement de l’Italie et des Italiens l’image des préjugés nationaux de mon temps et de mon milieu. Mon père ne cessait de me dire que les Italiens étaient « nos frères » alors que nous n’avions aucun lien de parenté réelle avec eux. J’ai appris ainsi, avant même de mettre les pieds en Italie, que les Italiens étaient des Français de bonne humeur : moins arrogants, plus chantants et finalement que l’Italie, c’était nous en mieux. Pour un Français, avant d’y aller, l’Italie c’est, comme le dirait Stendhal, la patrie de l’énergie et des passions fortes.
Et quand eurent lieu vos premiers séjours en Italie ?
Je crois que les premières villes italiennes que j’ai visitées, enfant, étaient des villes toscanes. J’ai souvent voyagé aussi en Sicile avec mes parents, ce qui m’a produit des émotions fortes, que j’ai tenté de retrouver depuis en maintes occasions, lors de nombreux voyages — notamment à l’Etna — mais aussi de lectures, Elio Vittorini bien entendu, mais aussi Leonardo Sciascia que j’ai lu avec passion. Naples vînt plus tard, de manière subreptice, presque miraculeuse, et est ma ville de cœur. Je me souviens très bien aussi de mon premier voyage à Venise : c’était pour mes dix ans, c’était l’hiver, et la première fois que je l’ai vue, la neige lui intimait le silence. Mais je crois que la ville qui m’a fait l’impression la plus forte, éblouissante et captivante, avec l’intuition que c’est une ville qui pouvait se refermer comme une nasse ou un piège, c’était Sienne. Je pense qu’au fond, même si j’ai eu très tard l’idée de devenir historien et plus tard encore celle d’être historien du Moyen-Âge et encore plus tard celle d’être un historien du Moyen-Âge en Italie, tout cela provenait de Sienne, même si je n’ai pas travaillé immédiatement sur cette ville. Bien évidemment, comme tout le monde, je suis émerveillé par la diversité des paysages italiens — ce que Piero Camporesi a si bien décrit dans ce livre merveilleux, Le belle contrade — , je n’ai pas une vision balnéaire de l’Italie des années 1950, du « bel été » de Cesare Pavese (autre lecture renversante). J’ai été fasciné par les films de Fellini, bouleversé quand j’ai été tardivement à Rimini, dans sa ville où je crois avoir compris ce que c’était que l’Italie rurale des années 1950. Mais l’Italie que, touriste, j’allais arpenter, était un paysage de villes. J’alignais donc l’expérience urbaine, l’expérience littéraire et l’expérience italienne. Et si j’y réfléchis, ce sont bien ces trois rêves qui se superposent dans ma pratique historienne.
Je suis frappé par l’absence de référence à Rome dans votre évocation de vos premiers séjours italiens. Vous vous souvenez de votre première rencontre avec cette ville ?
Non, il n’y a pas Rome effectivement. Là, je vous parlais de mon enfance et de mon adolescence, de mes parents et de mes vacances, de mes lectures de tout jeune homme. Rome est l’émotion très violente de mes vingt ans, au moment où je décide d’être historien. J’entre alors à l’École normale supérieure de Saint-Cloud où je rencontre notamment un maître, Yvon Thébert, qui est professeur d’histoire romaine et archéologue. Il nous amène en voyage d’études en différents lieux, notamment au Maghreb et en Sicile, mais surtout à Rome. Entre 20 et 25 ans, presque tous les ans, avec lui, je vais fouiller sur l’un des chantiers qu’il dirigeait à l’École française de Rome sur le Palatin. C’est un souvenir très fort que ces fouilles de la Vigna Barberini avec Yvon Thébert. J’y reconnais sans hésiter la roche mère de ma vocation historienne, là où est son socle archéologique, là où je comprends ce qu’est l’empilement du temps.
La différence entre Sienne et Rome apparaît alors de manière évidente : Sienne feint d’être la ville d’un seul moment, elle est comme figée au milieu du XIVe siècle, en ce temps que j’ai évoqué dans mon livre Conjurer la peur, qui est finalement quelque chose comme mon « Sienne, capitale du XIVe siècle ». On a l’impression, évidemment illusoire, de se promener dans un état du temps, à l’arrêt. C’est un premier plaisir historien, que j’appelle enfantin car il est lié au fond à une suspension du temps, et qui consiste à se dire qu’on se déplace dans un espace qui lui-même est d’un certain temps et d’un seul : « je suis au XIVe siècle ». Rome, c’est évidemment l’émotion inverse qui est celle de la temporalité étagée et de la profondeur du temps. Je me souviens très bien que lorsque Yvon Thébert nous promenait à Rome, c’est lui qui en archéologue m’a aiguisé l’œil à la stratigraphie, c’est-à-dire non seulement aux empilements mais aux accidents du temps : débordements, surgissements, rémanences. Le moment clé, c’est une visite avec lui de la basilique San Clemente, l’une des églises situées derrière le Panthéon, vers le Latran. Le bâtiment actuel donne facilement à voir, sous ses habits baroques, ses fondations du XIIe siècle ; mais celles-ci reposent sur une première construction du Ve siècle détruite par les Normands, et en-dessous de cette église primitive se trouve le niveau archéologique qu’elle recouvre en le fossilisant : la grotte antique où était un sanctuaire dédié à Mithra. La visite est une sorte de descente dans le temps.
C’est de là, de Rome, que date cette rencontre avec ce qu’aujourd’hui j’appelle l’histoire, qui est le contraire du temps arrêté, de la reconstitution, de l’illusion de pouvoir se transporter de notre temps à un autre, mais au contraire la perception presque physique, j’allais dire violente et possiblement douloureuse du fait que l’histoire est un mouvement vers la complexité et la profondeur du temps. Comme dans Fellini Roma, ce moment où les fraiseuses des tunneliers du métro percent la gangue d’une villa romaine et où le vent mauvais, vicié, de la modernité, s’engouffrant dans la brèche, vient d’un coup ternir, écailler et finalement effacer des fresques qui, au moment où on les découvre, disparaissent. C’est là le paradoxe archéologique : il faut détruire quelque chose pour savoir quelque chose. Rome, c’est la fin de l’innocence touristique.
Ce sont donc vos séjours romains aux côtés d’Yvon Thébert qui vous poussent finalement à faire une thèse sur un terrain urbain et italien ?
Travailler sur une ville, sur la capacité que le pouvoir a de transformer cette ville — disons sur l’urbanisme, pour faire vite — m’intéressait, j’avais même songé à devenir architecte. On était dans la seconde moitié des années 1980, au moment des grands travaux de François Mitterrand dont le geste bâtisseur était systématiquement comparé à celui des mécènes et des princes de la Renaissance italienne. Plus profondément, en 1989, tandis que je ne suis pas encore historien du Moyen-Âge, j’envisage de faire de l’histoire de la Révolution française dont on célèbre le bicentenaire. Je m’intéresse alors beaucoup à ce que fait Roland Castro qui disait que pour commémorer vraiment 1789, il fallait transformer les banlieues. Tout cela m’amène à me dire qu’il serait intéressant de travailler en historien aux origines de cette croyance politique : changer la ville, c’est changer la vie. Autrement dit, aménager le cadre urbain, ce n’est pas seulement l’embellir ou le faciliter, mais c’est une manière de transformer les mentalités de ceux qui le fréquentent.
Je voulais donc travailler sur le rapport entre pouvoir et aménagement urbain, mais pas à Florence ou à Sienne. Je préférais une ville où cela serait difficile, où cela ne marcherait pas si bien car le pouvoir devient amoureux de son impuissance pour le dire avec Hannah Arendt. Milan, c’est la ville qui résiste à la volonté de ses princes aménageurs d’être transformée à l’image de l’idée qu’ils se font de leur propre pouvoir. Cette thèse sur « le pouvoir de bâtir » décrit aussi largement les résistances et les réticences des sociétés urbaines à accueillir le geste princier et autoritaire de ceux qui veulent les transformer, la manière dont elles trament le sens des lieux en les habitant, en les parcourant ou simplement même en les énonçant. C’est donc pour des raisons distantes que j’ai choisi Milan. Je cherchais à ne pas tomber amoureux de mon sujet. J’avais des amis qui allaient travailler à Sienne, à Venise ou à Rome, ce qui me paraissait impossible. Je ne me voyais pas travailler à me débattre contre le désir et l’attachement. Je ne me voyais pas me faire l’historien chaleureux de la belle image, pour reprendre la formule de l’historien de l’art Gérard Labrot dont le livre sur L’image de Rome (1989) m’a profondément marqué. Cet homme extraordinaire, que j’ai bien connu, y montre comment avec Rome, il ne peut pas y avoir de première fois, puisqu’on peut appeler Rome cette machine agissante qui projette le désir qu’on a d’elle-même très loin au-delà de ses murs, si bien que lorsque l’on s’y rend, exactement comme quand on va à New-York pour la première fois et qu’on a vu des films, on l’a déjà vu. Nous voici donc privé de l’ingénuité et de la fraicheur de la rencontre — c’est toujours déjà « le rendez-vous de deux complices de vieille date ». Bref, tout nous a préparé à voir ce qu’on doit voir.
Gérard Labrot a donc décrit Rome comme un piège à regard, comme une machine de désir dans laquelle il est lui-même pris pour avoir vécu à Rome et aimé cette ville. Lorsqu’il dit qu’il s’est « fait l’historien chaleureux de la belle image », il reconnaît que cela supposait un choix de sa part : y aller, s’immerger, aller dans la gueule du loup, se mettre dans le piège pour ensuite travailler à s’en défaire — à la manière d’un Louis Marin dans Le récit est un piège, qui avait d’ailleurs préfacé son livre. Il fallait pour cela du temps et du courage et pour ma part, j’avais du temps mais peut-être pas le courage de le dépenser ainsi. D’où le choix d’un rapport distant. Et puis Gérard Labrot, que j’avais lu avant de le connaître, m’avait appris quelque chose d’autre. La première fois que j’étais allé en Italie avec lui, c’était à Prato, il y a exactement vingt ans. Je me faisais d’un historien de l’art l’image de quelqu’un qui s’arrêtait et s’abîmait dans la contemplation des œuvres. Quelle ne fut pas ma surprise de le voir cavaler dans les galeries du musée de Prato et d’en ressortir au bout d’à peine trois quart d’heures de visite, exactement comme des touristes japonais au Louvre. En réponse à mon étonnement, il me répondait que Daniel Arasse lui avait appris qu’un historien de l’art était quelqu’un qui rendait visite aux lieux, pour garder les yeux ouverts, souvent et rapidement. Labrot m’avait dit : si tu veux connaître quelque chose, vas-y souvent mais rapidement. C’est ce que j’ai fait pour Sienne.
Milan s’est donc imposée à vous comme le terrain le plus adéquat à votre souci d’un rapport distancié à l’objet étudié ?
Par rapport à des villes que j’aimais déjà – Rome, Palerme, Sienne, Venise – le choix de Milan était un choix de raison et de distance mais aussi de défiance puisque, vous l’avez compris, je voulais faire l’histoire de l’opposition au geste bâtisseur des princes. Je me suis dit qu’en allant à Milan, au moins, puisque je n’aimais pas particulièrement cette ville, je n’aurai pas à me battre moi-même pour mettre de la distance. Évidemment, cela n’a pas marché comme prévu puisque pour des raisons stendhaliennes, je me suis mis à beaucoup aimer cette ville. À l’aimer passionnément et d’une manière d’autant plus intense qu’elle était un peu secrète : ce n’est pas la ville qu’on visite en premier et qui correspond le mieux à l’image que l’on se fait d’une ville italienne.
J’ai découvert un livre qui est devenu très important pour moi, Ville, j’écoute ton cœur d’Alberto Savinio, que m’avait offert mon grand ami d’alors, Jean-Louis Tissier. C’est une promenade littéraire à Milan, faite d’échappées belles et de digressions, d’une érudition éblouissante mais jamais pesante, et qui constitue sans doute le plus beau texte qu’on ait écrit sur une ville, et une ville qui ne se donne pas immédiatement. Savinio y écrit d’ailleurs qu’on « se stendhalise à Milan avec la même facilité qu’à la mer on bronze » — et comment ne pas alors faire rimer cette citation avec celle de Chamfort, « en vivant et en voyant les hommes, il faut que le cœur se brise ou se bronze ». Le rapport que j’ai eu à Milan s’est construit lentement. C’est celui d’une distance refusée qui finit par devenir un attachement fort. Mais cet attachement ne s’est construit que très lentement.
La lecture d’Umberto Eco, l’homme de Milan par excellence, y a contribué. J’avais lu Le nom de la rose jeune lorsqu’il avait paru en France, c’était, je m’en souviens l’été d’après mon bac. Mais le roman d’Eco que je préfère est Baudolino, qui est un des plus beaux romans sur la Lombardie, sur la brume, sur ces paysages que j’ai fini par beaucoup aimer, et sur la manière dont ce paysage sensible finit par noyer les contours entre histoire et fiction en une fantaisie puissante et aimable. Plus tard encore, j’ai lu un de ses livres, moins connu, ou en tous cas moins aimé, La mystérieuse flamme de la reine Loana, qui raconte l’histoire d’un libraire amnésique tentant de reconstituer sa mémoire perdue en relisant les livres de son enfance — si vous voulez savoir ce qu’est vraiment Pinocchio dans la culture italienne, lisez ce livre. Mais Yambo, le héros de cette histoire, essaye en même temps de reconstituer le plan de la maison de son enfance — ce qui est très médiéval : que l’on songe aux « palais de la mémoire » où les lettrés trouvaient une place pour chaque texte dans une architecture fictive. Je lisais ce livre en tentant, pour moi-même, de me souvenir de l’emplacement des pièces dans la maison de mes grands-parents, en Normandie. Au moment où j’ai lu ce livre, il y a une vingtaine d’années, je n’étais plus allé à Milan depuis plusieurs années, j’étais passé à d’autres sujets. Je me suis demandé si je pourrai retourner à Milan les yeux fermés, si comme cela arrive parfois, alors qu’on croit ne plus se souvenir d’espaces ou de parcours, votre corps s’en souvient et vous y mène, et qu’il suffit alors de remettre ses pas dans les traces des souvenirs pour se remettre en marche. C’est en lisant ce livre d’Umberto Eco que je me suis dit qu’il fallait que je retourne à Milan avec ces idées de réminiscence, de mémoire et d’oubli et que je me suis mis à travailler sur Ambroise.
Vous évoquez ici votre attachement à la capitale lombarde, après avoir rappelé plus haut celui à d’autres régions de la péninsule. De fait, difficile d’aborder ce pays jeune qu’est l’Italie sans poser la question de son unité. Peut-on selon-vous parler de l’Italie et des Italiens au singulier ?
Les Français, et parmi eux les historiens en particulier sous-estiment toujours le nationalisme italien et l’importance du Risorgimento comme mythe d’identification pour « faire les Italiens », afin de reprendre une phrase célèbre d’abord prononcée en 1896 (Fatta l’Italia, bisogna fare gli Italiani) et devenue depuis l’un des stéréotypes de la mémoire nationale. Lorsqu’on choisit en médiéviste de ne pas travailler sur l’histoire de France mais sur celle de l’Italie, ce n’est pas sur l’Italie que l’on travaille mais généralement sur une ville italienne, ou une région d’Italie. C’est donc un antidote au nationalisme méthodologique. Quand je me suis mis à travailler sur l’Italie médiévale, je n’ai pas tout de suite identifié ce qu’était la tradition nationale italienne. Aujourd’hui encore, pour travailler sur des auteurs comme Machiavel, je sais que ce qui me manquera toujours, c’est cette culture nationale italienne. La culture du lycée nous est tout à fait étrangère. Dans l’équivalent italien des Lieux de mémoire, dirigé par Mario Isnenghi, il y a un article « Lycée classique » (rédigé par Antonio La Penna) car c’est là que se constitue pour la bourgeoisie une culture littéraire commune, qui est d’une certaine manière toujours active. Aujourd’hui encore, les Italiens qui ont fait le lycée connaissent Dante, l’Arioste, Manzoni, d’une manière que les autres ne connaîtront jamais — car nous n’avons pas appris à les aimer comme des trésors nationaux.
Ce n’est pas parce que l’identité italienne est récente qu’elle n’est pas ardente. Travaillant sur Machiavel, on voit très bien que la fin du Prince n’est finalement qu’un cri d’amour blessé pour l’italianità qui est proprement une identité malheureuse, c’est-à-dire une conscience blessée au moment où l’Italie devient la proie de la concurrence des puissances monarchiques dans ce qu’on appellera plus tard les guerres d’Italie. C’est la raison pour laquelle Machiavel et Guichardin, depuis Florence où ils écrivent, se mettent à avoir une certaine idée de l’Italie. L’humanisme italien d’un Pétrarque est un nationalisme, qui s’oppose à la culture alors dominante, celle de la dispute universitaire qu’il ringardise, parlant des « vieux enfants ridés de la scolastique », et celle du roman de chevalerie qu’il assimile à des « stupidités gauloises ». Les Français ne comprennent pas que l’humanisme italien en tant que mouvement littéraire est aussi une revendication de supériorité culturelle de l’Italie contre la France ainsi que l’a montré Patrick Gilli dans Au miroir de l’humanisme. Cet historien a fort bien montré que nos préjugés nationaux, français et italien, se sont construits en miroir, et ce depuis le XIVe siècle. Il y a certes une antériorité de la constitution de l’État-nation français sur l’État-nation italien, mais du point de vue de ce que les historiens traditionnels appelaient jadis le « sentiment national », ensemble complexe de représentations, de valeurs et d’imaginaires qui constituent l’invention d’une tradition, il n’est pas si évident que cela que les Français prennent conscience plus tôt que les Italiens d’une identité commune. Quand on lit Pétrarque, on voit que l’Italie existe précisément au miroir d’une culture française contre laquelle on arme ce qui va devenir la Renaissance. La culture dominante à ce moment-là (la scolastique dans les universités, la littérature courtoise dans les cours) est française et les Italiens se révoltent contre elle. Il faut aller en Italie pour prendre la mesure de l’arrogance française.
Lorsque j’ai décidé de travailler sur Milan aux XIVe et XVe siècles, je n’avais, à tort sans doute, pas l’impression de me consacrer à de l’histoire italienne. L’Italie donne l’impression d’être historiographiquement urbano-centrée et donc morcelée — du temps où j’étais étudiant, nos professeurs français nous parlaient avec un peu de dédain de « campanilisme historiographique ». Mais l’histoire communale actuelle montre que les choses sont plus complexes en travaillant à la mettre en réseau et à faire ressortir ce qu’il y a de commun dans ces différentes expériences politiques — les travaux désormais classiques qu’a dirigés Jean-Claude Maire Vigueur sur les podestats, ceux plus récents de Giuliano Milani sur le bannissement par exemple montrent qu’il existe bien une Italie communale, au-delà de la diversité des communes. Le contraste entre une Italie qui n’existerait que tardivement, et encore pas vraiment, et une France qui vivrait identique à elle-même de toute éternité est donc largement faussé. Lorsque Roberto Benigni déclame du Dante, mort il y a sept siècles, c’est devant des foules, rassemblées sur des places publiques, parfois des stades. Surtout, lorsqu’il dit la Divine comédie, il dit un texte du début du XIVe siècle dans sa langue originale, et tous les Italiens le comprennent.
Ce complexe de supériorité français que vous décrivez semble se répercuter sur le plan des échanges historiographiques entre nos deux pays. Vous évoquiez l’adaptation italienne de l’entreprise des Lieux de mémoire qu’avait imaginée pour la France Pierre Nora. Nous évoquerons aussi tout à l’heure celle de votre Histoire mondiale de la France. En sens inverse en revanche, l’historiographie française semble ne s’inspirer que fort peu de son homologue transalpine.
Lorsqu’on décide, comme je l’ai fait au début des années 1990, de travailler sur l’Italie, sans doute du fait de notre inculture et de cette arrogance historiographique française qui était quelque chose d’assez affirmé au temps de l’empire braudélien, on peut avoir la très détestable illusion d’être en Italie comme en terre coloniale : vous avez les archives, nous avons les méthodes. C’est en regard de cette histoire que la situation de Français à l’étranger que confortent inévitablement les institutions qui les accueillent ne me paraissait pas pleinement désirable. Très rapidement, je me suis rendu compte que ce qui était enviable en Italie, c’était la vie urbaine, les paysages, la beauté des lieux, ce comble du bonheur dont parle Giono. Quand je vais en Italie aujourd’hui, tout est une joie : prendre un café, aller dans une trattoria.
Mais l’Italie n’est pas simplement ce pays rêvé aux archives abondantes. Pas non plus uniquement cette Europe en petit en ce sens que s’inventerait ici ce qui sera ensuite développé à plus vaste échelle sur le grand continent, ainsi que j’avais tenté de le montrer dans le chapitre sur « les laboratoires politiques italiens » de l’Histoire du monde au XVe siècle. Par exemple l’ambassade : jusqu’à la première moitié du XVe siècle, une ambassade est une mission et un ambassadeur est un émissaire qui part et qui revient. L’idée que chaque puissance ait un ambassadeur résident de manière croisée est une idée qui s’expérimente dans l’Italie d’après la paix de Lodi (1454), marquée par l’équilibre des puissances entre Venise, Milan, Florence, Rome et Naples. Entre ces États princiers, oligarchiques ou territoriaux, se construit un réseau d’ambassadeurs permanents qui s’étend ensuite à l’Europe, comme l’ont notamment montré les travaux d’Isabella Lazzarini.
Il y a donc bien une pertinence à aller chercher en Italie des questions historiques qui sont ensuite généralisables. Mais en raisonnant ainsi, on oublie qu’on peut aussi aller en Italie parce qu’il y a des historiennes et des historiens italiens qui développent une tradition historiographique spécifique. J’ai découvert, émerveillé, l’historiographie italienne, qui m’a passionnée. Ce que vous dites de l’échange inégal entre les deux pays sur le plan historiographique est tout à fait juste. J’étais élève de Pierre Toubert qui avait inventé le concept d’incastellamento, notion fondamentale pour le renouvellement de l’histoire féodale : l’expression est italienne, mais c’est une invention française. On pourrait ainsi croire que les Italiens accueillent avec plus ou moins bonne grâce les innovations historiographiques de l’école des Annales, sans qu’il y ait de réciprocité.
Cela a pu être vrai mais il y a tout même une nuance qui fut importante pour ma génération, à savoir la microstoria, concept forgé par l’historiographie italienne qui a ensuite été traduit et adapté dans le monde entier. Avec Jean-Philippe Genet, j’ai longtemps travaillé sur la question de ce qu’on appelait la genèse de l’État moderne, à un moment où cette idée de « genèse de l’État moderne » pouvait être critiquée historiographiquement pour sa tendance téléologique à imposer à l’ensemble des constructions étatiques européennes un modèle inspiré de l’expérience franco-anglaise. Les historiens de ma génération ont donc utilisé la microstoria comme un outil d’assouplissement de ce qu’il pouvait y avoir de rigide dans une historiographie française qui cherchait dans la genèse de l’État moderne une sorte d’aventure de macrostructure. Et ce d’autant plus que nous avons en France une vision réduite de la microstoria : on connaît Carlo Ginzburg bien évidemment, Giovanni Levi tel que Jacques Revel l’a introduit en France à partir de la problématique des jeux d’échelles, mais on connait moins les autres types de micro-histoire, celles d’Edoardo Grendi ou de Carlo Poni que je lisais en Italie et qui sont des théories critiques alternatives à la construction des États politiques. D’autres courants microhistoriques sont encore moins bien connues en France — je songe notamment à la problématique des lieux développés par Angelo Torre — qui se fait finalement une idée très restreinte de ce courant historiographique, la micro-histoire française était une toute petite microstoria.
Je ne dirai donc pas que l’échange était inégal. L’historiographie italienne m’a énormément appris, elle m’a impressionné, elle m’a enthousiasmé, je l’ai trouvé tout à fait désirable. Je pourrais aussi vous parler du choc qu’a constitué la lecture d’Arsenio Frugoni, ou plus tard de Vito Fumagalli dont le livre Paysages de la peur est d’une grande puissance historiographique et littéraire. Tous ces historiens italiens comme Carlo Ginzburg et Giovanni Levi nous séduisaient également parce qu’au fond ils étaient, et ils sont toujours, des adeptes d’une position un peu artiste. Ce sont des individualistes, des stylistes qui chérissent leur propre singularité. Ils pouvaient donc être utilisés en France, comme l’ont fait Jacques Revel ou Bernard Lepetit, pour déjouer la massivité d’une histoire sociale un peu robuste. Mais dire que l’historiographie italienne c’est Carlo Ginzburg revient à dire du cinéma américain qu’il se réduit à Woody Allen. Ce sont l’un et l’autre des créateurs singuliers dont le succès s’est d’abord construit à l’étranger, à l’écart des grands circuits académiques.
L’historiographie mainstream italienne, une fois qu’on la connait de l’intérieur, n’est pas si enviable que cela. Car qu’est-ce au fond qu’un paysage historiographique ? Pas seulement de grands auteurs et des livres de génie. L’université italienne est un milieu qui a été paralysé par le mandarinat et détruit précocement par le néolibéralisme ayant saccagé le financement public de la recherche. Elle ne recrute pratiquement plus depuis vingt ans, maintient ses meilleurs éléments dans une précarité scandaleuse, sous un rapport de soumission à ceux qu’on appelle les « barons ». Or la fragilité professionnelle n’a jamais été le gage de la créativité intellectuelle. Si elle favorise dans un premier temps une sorte d’agilité conceptuelle et d’adaptabilité linguistique — que promeuvent les nouveaux standards du financement européen de la recherche — elle peut aussi produire à la longue une sclérose, notamment des formes mêmes de la communication académique. Il faut d’autant plus le souligner que l’Italie est, on l’a dit, un laboratoire européen — elle a de l’avance sur ce mouvement initié en 1998 par le processus de Bologne. Cette réalité est donc un avant-courrier de réalités européennes. Il faut prendre la mesure de la catastrophe. On donnait l’édition italienne comme modèle pour l’édition européenne : les choses ont bien changé. L’Italie est un pays où il n’y a presque plus de librairies indépendantes ni de salles de cinéma. Décrire un paysage historiographique, ce n’est pas seulement décrire un monde éthéré des idées ; c’est aussi décrire un monde social.
Pouvez-vous nous parler de la réception de vos travaux en Italie ?
Je ne me plains de rien. J’ai fait certains choix, comme celui de ne pas m’installer en Italie et de ne pas m’y acculturer. Je ne suis pas un italianiste et ne cherche pas à diriger des thèses en cotutelle. Je ne suis donc pas un artisan du dialogue académique franco-italien. En France, cela ne m’intéresse pas tant que cela de me positionner comme historien de l’Italie. J’ai travaillé sur Milan, puis j’ai écrit un livre sur les villes italiennes, puis un autre sur l’Europe urbaine, puis encore un autre sur l’histoire mondiale du XVe siècle ou j’ai écrit avec Julien Loiseau le chapitre sur « L’archipel urbain » qui tentait de saisir l’urbanité à l’échelle mondiale. Cette fuite en avant dans la montée en généralité pouvait être interprétée comme un adieu à l’Italie, que sanctionnait en 2017 la parution de l’Histoire mondiale de la France. Cette impression est en partie illusoire, puisque je suis revenu à l’Italie avec Sienne (Conjurer la peur) et Milan (La Trace et l’aura), et que je n’ai jamais quitté des yeux ni Léonard ni Machiavel. Mais, au risque de me répéter, je ne me définirai pas comme quelqu’un qui travaille sur l’Italie.
Donc, pour répondre plus simplement à votre question, la réception de mes propres travaux en Italie est fort logiquement très modeste, et je ne m’en plains nullement. Pour dire la vérité, je ne suis pas sûr que la manière que j’ai de concevoir l’histoire soit si intéressante voire traduisible pour l’historiographie italienne d’aujourd’hui. Prenons l’exemple de ma leçon inaugurale au Collège de France, qui parle abondamment de l’Italie et dont le format restreint rend la traduction possible. Elle est traduite dans la plupart des langues européennes, y compris en russe, en grec ou en arabe, mais pas en italien. Quand on fait quelque chose qui n’intéresse pas plus que cela les autres, plutôt que de s’en énerver ou de s’en indigner, il faut essayer de le comprendre. Et je le comprends très bien. Je sais parfaitement, pour avoir suivi difficilement les travaux de traduction de certains de mes livres, combien je mène la vie impossible à mes traducteurs. Pour moi, écrire consiste à s’inventer une langue étrangère dans sa langue maternelle — et donc, d’une certaine manière, à se rendre intraduisible.
Or les choses sont paradoxales, puisque la traduction est pour moi une activité intellectuelle cruciale. Lorsque vous écrivez une thèse par exemple, vous la figez à un moment donné, stoppant net ce mouvement de transformation perpétuelle qu’on appelle l’écriture, et qui permet de ne jamais adhérer à ses propres convictions. Vous vous éloignez d’elle sans le savoir, en vous consacrant à d’autres travaux. Mais on continue à vous demander d’en parler : vous le faites alors, mais mécaniquement, en ne cherchant plus à vérifier que vous êtes toujours en accord avec ce que vous racontez. Entre elle et vous s’interpose la langue morte d’une redite ternie et amortie. J’ai tenté de décrire ce désamour dans Faire profession d’historien. Et de dire aussi ce moment où vous pouvez redevenir contemporain de cet écrit ancien. Ce moment, cela peut être — cela fut pour moi — le passage à une autre langue. Je me souviens très bien que, quand j’ai commencé, assez tardivement, à parler de mon sujet de thèse dans une autre langue que celle dans laquelle j’avais écrit, je me suis rendu compte de la différence entre le sujet et moi et je l’ai réajusté. Le passage à une autre langue, en l’occurrence à l’italien pour les Italiens, m’a permis de produire cette épreuve de vérité, cette actualisation.
Il ne s’agit donc pas de se demander si ce que l’on fait est diffusé hors de chez soi — ce serait inutilement présomptueux puisqu’on peut fort bien admettre que ce que l’on écrit n’est nullement indispensable, mais de comprendre qu’en dépaysant ce que l’on a fait, on le déparle — c’est-à-dire qu’on peut lui offrir un nouveau départ. Cela a notamment été vrai pour Léonard et Machiavel car c’est un livre que j’ai écrit à l’instinct, en faisant confiance à ce que j’appellerai une connaissance par assonance. J’en ai éprouvé la possibilité à l’oreille, en faisant tinter, d’un côté puis de l’autre, les textes que Léonard et Machiavel consacrent à leur manière de contrôler, en ingénieur et en politique, les débordements du fleuve. J’ai cru entendre un accord, une harmonie. C’est sur cette harmonie, que j’ai appelée contemporanéité, que j’ai cherché à écrire. C’est pourquoi quand Léonard et Machiavel parlent des emportements du temps, ils en parlent d’un même pas, en italien. Et j’ai tenté de décrire cet accord en français. Et quand j’ai vu mon livre traduit italien, j’y ai lu des sources qui retrouvaient leur langue, ce qui produit un effet de vérité. Cette traduction n’était pas un passage mais une restitution. Il s’agit là d’une traduction qui n’est pas simplement une diffusion mais une mise à l’épreuve et une transformation.
L’intérêt italien pour vos travaux n’est tout de même pas négligeable, ainsi qu’en témoigne l’adaptation de l’Histoire mondiale de la France que vous avez dirigée à l’Italie et à la Sicile.
S’agissant de l’Histoire mondiale de la France, qui relève plus d’une proposition éditoriale qu’historiographique et dont je ne m’exagère donc pas l’importance, il s’agit d’un ouvrage qui à peine publié en France en janvier 2017, a suscité l’intérêt des éditions Laterza qui ont souhaité l’adapter à l’Italie et m’en ont aimablement informé. Ils sont allés très vite puisque sous la conduite d’Andrea Giardina, la Storia mondiale dell’Italia, pour laquelle j’ai rédigé un petit avant-propos, est parue seulement neuf mois après son modèle français. Nous avons fait une présentation à l’ambassade de France à Rome de ces deux entreprises dont la parution en un laps de temps très bref permettait d’établir d’intéressants parallèles. En l’occurrence, il est frappant que ces deux ouvrages n’ont pas eu du tout le même effet politique. La réception française de l’Histoire mondiale de la France passa, à tort ou à raison, au crible d’une critique du roman national et, pour des raisons qui me demeurent encore mystérieuses, un certain nombre de lecteurs considèrent encore que faire de la France une histoire mondiale revient à la rapetisser ou à la rabaisser. L’Histoire mondiale de l’Italie reprenait la formule narrative de l’Histoire mondiale de la France, avec les mêmes choix de dates évidentes et de dates décalées et le même jeu avec la familiarité et l’étrangeté, le même équilibre entre des dates mondiales qui concernaient l’Italie et des dates italiennes qui exprimaient une forme de mondialité. Mais la même cause n’a pas produit des mêmes effets car le fait que l’histoire de l’Italie soit mondiale, tous les Italiens l’admettent pour deux raisons qui nous intéressent en miroir. D’abord parce que c’est une histoire impériale et qu’en Italie il y a Rome, la Rome des empereurs et des papes, qui a à voir avec l’universalité. Donc, que l’Italie ait une histoire plus grande qu’elle-même, les Italiens le savent et lorsqu’on le leur dit, cela ne blesse nullement leur orgueil national, contrairement à ce qui se produit, bizarrement, en France. Par ailleurs, la France est un pays d’immigration et l’Italie fut longtemps un pays d’émigration, ce qui change tout dans le rapport au monde. Or la crispation sur l’Histoire mondiale de la France a lieu principalement sur les questions de l’immigration et de l’empire colonial. Cela explique la réception très divergente de ces deux livres qui sont par ailleurs très comparables. Si l’Histoire mondiale de l’Italie fait moins de bruit, en ce sens qu’elle est à la fois moins lue et moins contestée que ne l’est l’Histoire mondiale de la France, c’est parce qu’elle ne déroge en rien à la manière dont on raconte l’histoire en Italie. C’est en fait un sujet européen : ont paru des Histoires mondiales de l’Allemagne, des Pays-Bas, du Portugal ou de l’Espagne. Ce même principe narratif promené en Europe agit comme un colorant qui révèle des composés chimiques bien différents relativement aux rapports entre la nation, la société, le monde et l’histoire. Que les Pays-Bas aient une histoire mondiale, nul n’en doute. C’est ainsi qu’on raconte l’histoire d’Amsterdam au temps de Spinoza. En revanche, je pense que les Anglais n’écriront jamais une Histoire mondiale de l’Angleterre. Hors d’Europe, les Chinois, comme les Américains, ont préféré traduire l’Histoire mondiale de la France que l’adapter à leur histoire : les empires traduisent et les nations concurrentes adaptent. Lorsque je suis allé en Chine présenter la traduction de l’Histoire mondiale de France, mes interlocuteurs me disaient qu’on ne pourrait pas faire une histoire mondiale de la Chine car la Chine est son propre monde et l’histoire mondiale de la Chine, c’est la Chine elle-même — en attendant la sinisation du monde.
Vous évoquiez tout à l’heure le souvenir de votre père parlant des Italiens comme des « frères ». Quel regard portez-vous sur les relations actuelles entre la France et l’Italie, qu’on a parfois présentées comme des « nations sœurs » ? Peut-on parler d’une véritable fraternité franco-italienne à l’heure actuelle ?
Oui, il y a bien sûr des liens très forts d’amitié. L’Italie un pays qui est cher à mon cœur et ses habitants aussi. Je crois fondamentalement que ces histoires croisées de préjugés nationaux et d’orgueil patriotique créent des blessures inaperçues. On ne comprend pas combien les Français peuvent, à leur corps défendant peut-être (mais parfois aussi en pleine conscience), paraître arrogants en Italie et il faut vraiment y faire attention. Aller en Italie, pour moi, c’est une manière de se surveiller comme Français. C’était par exemple très agréable de défendre là-bas les projets jumeaux d’Histoires mondiales de la France et de l’Italie. Le titre même de l’Histoire mondiale de la France était à visée réconciliatrice. Il s’agissait de réconcilier l’histoire mondiale et l’histoire nationale et nous pensions très sincèrement que nous avions fait œuvre de compromis et que nous allions en conséquence nous faire attaquer des deux côtés, que pour certains il n’y aurait pas assez de Napoléon et que pour d’autres il y en aurait trop, que pour certains il n’y aurait pas assez de violences coloniales et que pour d’autres il y en aurait trop. Le déni de la violence coloniale nous a été reproché aux États-Unis, mais pas en France où on nous a seulement attaqué sur le déficit de grandeur nationale. Or à force de nous défendre sur ce point, nous avons fini par le croire. Et quand nous sommes allés en Italie, les Italiens nous disaient au contraire que nous en avions tout de même beaucoup fait sur les grandeurs de la France. Cela faisait du bien car passer en Italie, c’est aussi apprendre à devenir l’autre de l’autre. J’ai donc un rapport sentimental et littéraire à l’Italie, mais d’abord essentiellement politique. J’ai pris au sérieux très jeune le fait que c’était une nation politique. Ce n’est pas pour rien que Machiavel s’est imposé comme l’homme de ma vie. Je promène sur l’Italie, sur les cose d’Italia comme il disait, un regard machiavélien, c’est-à-dire un regard qui n’est pas du tout méchant et désenchanté contrairement à ce qu’on pense, mais aigu et essentiellement politique. Ce que j’ai adoré en Italie, c’était que c’était l’endroit où on parlait le mieux foot et politique, deux choses que j’aime spontanément et qui là-bas sont intimement liées. À Milan, lorsque je faisais ma thèse, on m’a très vite sommé de choisir : il fallait que je sois milaniste ou interiste. L’AC Milan était tout de même le club de Berlusconi (il avait racheté le club en 1986, pour en faire un instrument de conquête politique), mais cela restait le club de gauche : on me disait que Toni Negri était milaniste et que si j’étais de gauche, je devais donc soutenir les Rossoneri, dont l’histoire était liée à celle de la classe ouvrière.
Les Italiens excellent dans l’art tellement civilisé et raffiné de la dispute. Les Français ne comprennent rien en pensant que le lexique de la combinazione et de la complication politique se dit en italien. Pour eux, une situation à l’italienne est une situation inutilement embrouillée : nous en pire. J’aime quand un Italien cherchant ses mots en français finit par dire : « come si dice “imbroglio” in francese ? ». Je suis bien obligé de lui répondre que ça se dit imbroglio, comme un intraduisible désignant un trait de génie national ! En réalité rien n’est plus faux. Pour moi, l’Italie désigne d’abord un rapport politique au monde et c’est ce qui rend cette société à la fois si joyeuse et si désespérée, bref machiavélienne. Et j’ai adoré ça. Mais ce qui m’a aussi profondément attristé, c’est que je suis entré en Italie en même temps que Berlusconi, donc au moment où cela commençait à se dégrader singulièrement. Ce rapport très ancien, solide et populaire à la politisation que j’ai passionnément aimé en lisant Pavese ou Pasolini et leur description âpre et têtue d’un rapport politique au monde, c’est ce qui tenait ce pays. Et tout cela a été amoindri, amoché. Ce pays a subi une dépolitisation sournoise. Il y a un laboratoire italien de la fatigue démocratique depuis trente ans, c’est-à-dire depuis Berlusconi. Comment n’a-t-on pas vu que tout désastre politique commençait par une catastrophe télévisuelle ? Je disais, et c’est une banalité historique, que l’Italie expérimente les choses que le monde fera plus tard en grand : ce rapport entre la télé-réalité et une réalité qui devient la caricature de la télé, on l’assimile désormais à Trump et Bolsonaro mais ce fut, avant eux, Berlusconi. Il y a donc aussi un laboratoire italien de l’indignité du pouvoir, du malgoverno, de la destruction des biens culturels et de l’université, des mécanismes de soutien au cinéma, à l’édition et au théâtre. Bien sûr, il y a aussi des résistances à cette dépolitisation : le mouvement des bene commune, Lampedusa, le fait que Leoluca Orlando, maire de Palerme, a non seulement dit mais fait des choses absolument fondamentales pour les droits des réfugiés. L’Italie aujourd’hui, désigne donc à la fois cette lame de fond berlusconienne qui a abîmé ce pays, et partout la résistance des contre-conduites. Il faut voir ce qui tient ce pays malgré tout, ce qui a résisté à cette lame de fond, notamment, il faut bien le reconnaître, pour cette question des réfugiés qui m’intéresse beaucoup, la vieille démocratie chrétienne, les structures paroissiales, mais aussi sans doute l’ancienne culture politique de la contestation. Le paysage politique italien a donc été un laboratoire de la démocratie illibérale, du cynisme sans frein, de la pornographie de l’argent, du populisme jusque dans l’alliance entre Matteo Salvini, un authentique fasciste, et les populistes de « gauche » de cinque stelle. Voici pourquoi les textes de Pasolini, et en particulier ceux où il craignait que s’éteignent les lucioles dans le ciel romain, non parce qu’il serait plongé dans les ténèbres, mais au contraire parce que l’éclat blafard des télévisions continuellement allumées (on dirait aujourd’hui plus globalement des écrans) empêche de faire le noir.
Ces derniers temps, les relations franco-italiennes ont été marquées par le réveil de la lancinante question des anciens membres des Brigades rouges exilés en France. Il semble régner sur ce sujet comme une incompréhension franco-italienne.
C’est le moins que l’on puisse dire. On aurait intérêt en France à réfléchir aujourd’hui à nouveaux frais sur cette question de la violence politique des années de plomb (en s’interrogeant, pour commencer, sur les origines de ce chrononyme qui soutient une comparaison implicite entre les situations italienne et allemande) et sur ce qui s’est vraiment passé durant ce qu’en Italie on appelle « les années 1968 » et qui y durent une décennie. À réfléchir aussi sur ce qui a fait qu’en France, nous avons, relativement à l’Italie ou à l’Allemagne, échappé à des vagues de terrorisme d’extrême gauche. Étant humainement et historiographiquement proche de Carlo Ginzburg, je dois dire que son livre Le juge et l’historien qui prenait fait et cause pour Adriano Sofri, son ami, est une œuvre importante pour moi. Ginzburg y met sa méthode historique au service d’une cause à la fois générale et personnelle. Il se trouve que ce livre est édité en France chez Verdier, maison dont je suis l’un des auteurs et qui vient de cette histoire-là, c’est-à-dire du refus de la lutte armée consécutif à la dissolution de la Gauche prolétarienne en 1973. J’étais évidemment trop jeune pour avoir pris part à cette histoire, mais cette histoire m’intéresse. Je me souviens que quand on commençait à travailler sur l’Italie comme je l’ai fait dans les années 1990, on pouvait travailler avec des gens qui faisaient partie de cette histoire. Citons par exemple un historien important, Alessandro Stella, un élève de Christiane Klapish-Zuber, magnifique historienne qui fut aussi militante de la cause de l’indépendance algérienne et qui a accueilli en France des exilés politiques qui avaient eu une activité militante, pas forcément violente mais disons radicale, en Italie. Parmi eux, Alessandro Stella a rédigé une thèse magnifique sur la révolte des Ciompi en 1378. J’ai aimé la manière dont il avertit d’emblée son lecteur, en quelques phrases sobres et justes : vous devez savoir, lui dit-il, que j’ai moi aussi participé à des luttes ouvrières. Il ne le dit pas pour s’en glorifier, ou pour prétendre que cette expérience lui donnerait un privilège d’intelligibilité sur un événement médiéval. Il dit cela pour expliciter son point de vue. Aujourd’hui, on considère que sur l’ensemble des victimes des années de plomb, plus des deux tiers sont en fait des victimes du terrorisme noir et non du terrorisme rouge. Les grands massacres depuis celui de la piazza Fontana à Milan (12 décembre 1969, 16 morts) jusqu’à l’attentat contre la gare de Bologne (2 août 1980, 85 morts) ont été le fruit de ce qu’on a appelé la stratégie de la tension, par laquelle des groupes néo-fascistes soutenus par divers services de l’État ont entretenu un climat de violence politique susceptible de faire advenir un État autoritaire.
C’est intéressant de le dire aujourd’hui car ce qu’écrit Adriano Sofri dans Les ailes de plomb, qui est un livre de mémoire mais aussi un essai politique, c’est que lorsque Lotta Continua dans les années 1970 dénonçait le terrorisme noir, on la traitait de paranoïaque. Et en réalité, lorsqu’on a découvert la réalité de la loge P2 et du réseau clandestin Gladio, on en est arrivé à un tableau encore plus noir, pour le dire comme Leonardo Sciascia dans son grand livre Noir sur noir, que la plus sombre et caricaturale des charges d’extrême gauche. C’était ça aussi l’Italie des années 1990 et 2000 : un moment où on se rendait compte que bien sûr il y avait en France des exilés politiques qui avaient commis des crimes et dont l’Italie demandait l’extradition, mais que cette histoire était toute de même très compliquée et que l’histoire de la stratégie de la tension n’était pas encore écrite. C’est dans ce contexte qu’intervient ce qu’on a appelé improprement la « doctrine Mitterrand » du refus de l’extradition des militants d’extrême gauche réfugiés en France contre la promesse qu’ils renoncent à toute activité politique. Il faut toujours se souvenir qu’à ce moment-là (c’est-à-dire après 1985), c’est un accord franco-italien, que tout le monde est d’accord, y compris les Italiens. Et puis cela a changé et pas seulement avec Berlusconi et la droite. On est bien obligé de reconnaître aujourd’hui qu’il n’y a pas que la droite qui demande le retour des exilés mais une très grande partie de la société politique. Il y a aussi eu des affaires malheureuses comme celle concernant Cesare Battisti où beaucoup d’intellectuels français se sont égarés croyant défendre un militant alors que tout le monde savait, et en particulier ceux qui connaissaient vraiment des militants d’extrême gauche, que c’était d’abord un criminel de droit commun. Aujourd’hui, je trouve que la situation est triste car elle témoigne de l’ampleur de l’incompréhension de part et d’autre des Alpes. Par ailleurs, il me semble que l’on prend une lourde responsabilité en livrant ces exilés près de quarante ans après les faits à la justice, en ne tenant pas compte de ce qu’est précisément l’histoire — pour les individus comme pour les sociétés. On prétend que cela aide les Italiens à refermer la blessure. C’est faux : au contraire, on la rouvre.