Ce texte s’inscrit dans une série d’entretiens consacrés aux partis verts en Europe, co-publiée avec le Green European Journal.
La campagne pour les élections fédérales de septembre bat son plein. Quelles sont les principales questions qui l’animent ?
Le débat public en Allemagne n’est pas très différent de celui qui a lieu dans toute l’Europe. La première grande question concerne la transition de notre société et de notre économie, en particulier dans un monde touché par la crise du COVID, et après les inondations catastrophiques qui ont récemment frappé l’ouest de l’Allemagne. Nous sommes tous témoins de la fragilité à long terme de nombreux aspects de notre vie et de notre économie, qu’il s’agisse de la façon dont nous fabriquons nos produits ou de notre mode de travail, comme le fait de se rendre au bureau en voiture tous les jours, ou d’avoir si peu de trains que les passagers sont à l’étroit au point de respirer l’air du voisin. La société s’est réveillée et a pris conscience de l’urgence des crises actuelles et futures. C’est donc tout naturellement que l’on parle désormais de climat, d’environnement et de consommation.
L’autre grande question est celle de la démocratie et de son avenir. Quelle est notre réponse, notre contre-offre plus résiliente aux attaques autoritaires ? Cette question doit se poser à l’échelle globale, et doit nous conduire immédiatement à se demander quel rôle l’Allemagne va jouer dans le monde. Le moment est venu de parler de la responsabilité mondiale de l’Allemagne, ce qui pour les Verts est toujours lié au rôle mondial de l’Europe.
Les Verts ont des positions très claires qui leur permettent de jouer le rôle d’instigateur de changement sur les questions de durabilité et de politique étrangère. Ont-ils réussi à mener et à façonner ces débats ? Ou sont-ils simplement en phase avec le sentiment croissant du public ?
Au début de la campagne, nous avons déterminé que près d’un tiers des électeurs allemands étaient prêts à voter pour les Verts. Bien sûr, il s’agit d’une situation très volatile et dynamique, mais le simple fait qu’un tiers du pays était potentiellement prêt à voir les Verts comme numéro un montre la résonance du programme que nous développons depuis plusieurs décennies, et témoigne du fait qu’il est en phase avec le sentiment prédominant. Naturellement, certains groupes et acteurs de la société résistent aux changements qui nous poussent à sortir de notre zone de confort et génèrent une résistance, à la fois de la part des les acteurs économiques puissants, et aussi de ceux qui ne sont pas prêts à partager l’espace et le pouvoir. Les Verts revendiquent démocratiquement le pouvoir, l’autorité et la gouvernance. Leur intrusion dans le domaine des élites traditionnelles du pouvoir est également une question de différence générationnelle et de perception de la société. La réaction des partis allemands – notamment conservateurs – face à l’importance croissante des Verts montre qu’ils ont beaucoup à perdre, et qu’ils ne veulent pas lâcher prise.
En parlant d’intérêts, les Verts préconisent des investissements publics beaucoup plus importants dans les domaines de la transition énergétique et de la durabilité. Cependant, les deux principaux partis traditionnels (les conservateurs et les sociaux-démocrates) ont toujours eu une présence importante dans l’industrie allemande, en particulier automobile. Comment la transition de l’Allemagne, d’une économie dépendante des énergies fossiles vers des économies renouvelables, façonne-t-elle la campagne ?
L’Allemagne lutte pour ne pas devenir économiquement dépassée. Même si ce risque est discutable aujourd’hui, il présente un réel danger pour l’avenir. Sous l’ère Merkel, l’Allemagne a raté l’occasion de poursuivre une vision face à ce défi, et d’aller au-delà de la gestion – bien que compétente et solide – du statu quo.
Prenons la colonne vertébrale de l’économie allemande traditionnelle : l’industrie automobile. Pendant trop longtemps, l’objectif politique a été de s’assurer de nouveaux marchés, au lieu de faire la transition vers une ère post-CO2. Les Verts ont proposé une telle transformation. Ce que nous offrons aux personnes qui travaillent dans l’industrie, et à celles qui y investissent – qui incluent de nombreux petits épargnants et pas seulement les grands investisseurs – est de sécuriser leur position et leurs investissements grâce à l’innovation verte. Bien sûr, il y a un débat au sein des Verts allemands sur le sens et la pertinence du principe même de la voiture individuelle, mais dans tous les cas nous offrons une voie pour proposer un changement, au lieu de rester dans une situation de statu quo. Aussi, il faut souligner que cette approche a été mise à l’ordre du jour il y a plusieurs décennies par les Verts, tant au niveau national que mondial. Nous avons été les premiers à promouvoir un agenda en ce sens.
Les Verts devront une fois de plus prouver qu’ils sont à la hauteur de leurs prétentions à la transformation. Ce qui nous différencie des autres forces politiques qui tiennent un discours écologique, est qu’elles ne le font qu’à contrecœur de la démarche verte. C’est la crédibilité de décennies de lutte pour les questions environnementales qui nous distingue de nos homologues sociaux-démocrates ou conservateurs. Lorsque je parle à des gens dans le Brandebourg, il est clair pour la plupart d’entre eux que ce ne sont pas les conservateurs qui se sont opposés pendant des années à la transition dans le Lusace et dans d’autres régions productrices de charbon, mais les sociaux-démocrates et la gauche. Pendant des années, ces derniers ont torpillé la transformation de la région, et maintenant, soudainement, ils font volte-face ? Si les Verts n’entrent pas au gouvernement, n’assument pas leurs responsabilités et n’assurent pas de manière crédible la transition écologique, je ne suis pas sûr que celle-ci soit suffisamment rapide et efficace, en dépit de la situation climatique désespérée.
L’Europe est souvent un élément important qui finit par être exclu du débat politique national. Est-ce que l’échelle européenne est présente dans le débat public jusqu’à présent, et qu’apportent les Verts au débat sur l’Europe ?
L’Europe fait naturellement partie de nos perspectives politiques. En matière de politique étrangère, nous ne voyons pas de rôle mondial pour l’Allemagne sans un rôle mondial pour l’Europe. Il doit être intégré dans la politique européenne. De même, la question de la transformation économique ne peut être isolée des questions européennes au niveau national, comme le montrent les fonds de transition et la question de la résilience aux investissements étrangers. Il y a beaucoup de choses à dire et à améliorer concernant le rôle de l’Allemagne en Europe. Regardez le nombre de procédures d’infractions contre l’Allemagne par exemple, ou regardez comment l’Allemagne s’est brouillée avec la présidence allemande de fin 2020 sur de nombreuses questions très importantes. Le point que nous, les Verts, faisons valoir, est que l’Allemagne doit commencer à penser comme un acteur européen responsable. Le slogan d’un gouvernement allemand doit être : L’Europe d’abord, l’Allemagne ensuite.
Le sommet avec la Russie proposé par Merkel et Macron en juin – auquel s’est opposé le reste de l’Union européenne – a montré la différence entre un leadership responsable d’une part, et l’arrogance des grandes puissances d’autre part. L’Allemagne doit franchir cette ligne, et nous voulons le faire en exerçant un leadership responsable, ce qui signifie que les capitales prennent leurs responsabilités en termes de transition, de questions environnementales et de questions mondiales. Le défi consiste à construire des majorités et à chercher un consensus, plutôt qu’à exercer une domination. Trop souvent, le gouvernement allemand a adopté une position de contrainte et de retenue, et a reproché à Bruxelles d’aller trop vite et de ne pas protéger les intérêts allemands. Nous voulons faire valoir que les intérêts européens sont nos intérêts, des intérêts communs. Si vous voulez qualifier quelque chose de mode de vie européen, c’est bien cela.
Quelles sont les priorités des Verts sur les questions européennes, sur lesquelles l’Allemagne a souvent penché vers l’inaction ou vers des faibles compromis ?
En ce qui concerne l’État de droit, nous avons eu tendance à « surfer » sur les compromis, plutôt que d’essayer de créer un nouveau statu quo. Le mécanisme de conditionnalité de l’État de droit sur les dépenses de l’Union était un exemple de compromis portant sur le plus petit dénominateur commun, habilement présenté par des pays comme la Hongrie et la Pologne comme un grand sacrifice. Les Verts l’ont soutenu uniquement parce qu’il n’y avait pas d’autre choix à ce moment-là. Pourtant, la sauvegarde de l’État de droit devrait être une question prioritaire pour l’Europe.
Prendre ses responsabilités sur ce sujet signifie aussi discuter avec les entreprises allemandes qui ont investi en Hongrie. L’économie hongroise est très dépendante des entreprises allemandes, et c’est pourquoi nous disposons d’un certain levier face à Budapest. Je n’aime pas la façon dont les gens parlent de « ces Européens de l’Est que nous subventionnons », mais il n’y a pas d’engagement pour un marché commun sans un engagement pour une démocratie commune. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. L’Union européenne a trop longtemps vécu dans les limbes de l’indécision. C’est une position de faiblesse plutôt qu’une position de dépendance mutuelle.
Les Verts, lorsqu’ils prendront des responsabilités sous quelque forme que ce soit, veilleront à ce que des situations comme celle de la Slovénie ne se produisent pas. Parce que si nous n’intervenons pas maintenant, il sera trop tard, comme c’est le cas avec la Hongrie. C’est quelque chose qui a échappé à Merkel, et qui doit changer car si ces situations se diffusent et deviennent un nouveau modèle pour l’Europe, nous risquons de nous retrouver avec une Union européenne que nous ne reconnaîtrons plus. La triple urgence de l’UE concernant la crise de l’État de droit, la transition économique verte, ainsi que l’incapacité à agir sur la scène internationale n’a pas été vraiment comprise par les partis gouvernementaux en Allemagne, car s’ils l’avaient compris, ils auraient agi de manière plus décisive et plus ambitieuse. Nous proposons un changement sur ce point.
Comment l’Allemagne devrait-elle faire pour agir au mieux en Europe ? La France est historiquement son partenaire privilégié, mais quid des autres pays européens ?
Nos partenaires privilégiés sont les 26 États membres. Bien sûr, nous devons nous coordonner avec la France, mais pas seulement, il y a aussi l’Espagne, l’Italie et la Pologne. L’Allemagne a une relation historique spécifique et un héritage –en demi-teinte – avec la Pologne qui ne peut être négligé. C’est pourquoi la décision de Macron et Merkel d’organiser un sommet avec la Russie sans consultation préalable des autres pays est si dommageable. Ils ont essayé d’utiliser leur poids pour mettre les pays de l’Est et de la Baltique à leur place, ce qui n’a pas marché. Il ne faut pas non plus oublier qu’il y a des élections en France l’année prochaine, et même si la droite semble pour le moment affaiblie, nous ne savons pas ce qu’il va advenir.
Le point important est d’être conscient de son propre pouvoir, mais de tirer de cette conscience un sens de la responsabilité plutôt qu’un désir de domination. Les Verts sont bien équipés pour le faire, car leur modèle politique ainsi que leurs origines les situent en dehors de toute position de pouvoir. C’est un mouvement, et les mouvements sont fondés sur une logique d’encouragement des gens à poursuivre un but, une idée ; c’est en cela, entre autres, que les Verts se détachent des partis traditionnels.
Plus que jamais, nous assistons à une concurrence croissante entre les États-Unis et la Chine. La France souhaite que l’Europe joue un rôle plus indépendant, tandis que les États baltes et la Pologne préfèrent une approche transatlantique. Sur ce spectre, l’Allemagne se situe probablement quelque part au milieu. Qu’apporteraient les Verts à ce débat sur la place de l’Europe dans le monde ?
Nous chercherions à redéfinir les alliances en nous basant, d’une part, sur la nécessité d’agir sur des questions comme l’environnement, le désarmement et le commerce équitable et, d’autre part, sur un socle de valeurs communes. Il ne s’agit pas d’exclure le reste du monde, mais de créer une alliance ouverte à ceux qui considèrent que la société civile, les droits des minorités et l’émancipation des femmes sont des atouts, et des valeurs en soi. Personne ne veut faire revivre la Guerre Froide, mais il y a une idéologie construite venant du Kremlin qui constitue une partie croissante de la dynamique internationale. Nous sommes en concurrence avec une idéologie du traditionalisme qui rejette et attaque les droits de l’homme et des minorités sur lesquels nous nous sommes tous mis d’accord.
Face à cette concurrence, nous devons affiner nos amis et alliés naturels. De ce point de vue, il ne s’agit pas seulement de l’OTAN ou des États-Unis, mais de marier les valeurs et la géopolitique, ou du moins d’être ouvert pour défendre les valeurs et penser la géopolitique sur le même plan. L’équilibre est complexe, et nous devons faire attention à ne pas tomber dans un agenda néo-conservateur, ou dans le colonialisme des valeurs. Le monde entier s’est toutefois mis d’accord sur les valeurs universelles et le multilatéralisme, et tout le monde était à bord pendant de nombreuses années. Il faut les mettre à profit et les rendre résilientes. L’alternative est de les voir démantelés par des hommes corrompus et assoiffés de pouvoir.
Pour en revenir aux Verts allemands, le parti n’a cessé de croître au fil des décennies. Les Verts sont maintenant au gouvernement dans la plupart des Länder, ils aspirent à diriger ou à rejoindre un gouvernement fédéral, et sont de plus en plus influents sur la scène européenne. Comment cela a-t-il été réalisé, et quelle est la prochaine étape stratégique pour les Verts allemands ?
Le succès clé est d’occuper le centre progressiste. Les Verts ont prouvé qu’ils étaient capables d’abandonner une certaine niche de gauche, et de se déplacer vers le centre sans perdre leur aspiration radicale à la transformation. Quelles sont les prochaines étapes ? Certaines structures pourraient être améliorées, et le parti doit être prêt à faire face aux attaques s’il prétend prendre le leadership politique. Il doit s’habituer au nouveau rôle qu’il joue dans la société allemande.
J’admire les mères et les pères fondateurs du mouvement vert qui ont compris, il y a 30 ou 40 ans, quelles seraient les questions clés. Aujourd’hui, être au centre du mouvement radical signifie être capable d’obtenir le soutien d’une grande partie de la population, et d’être prêt avec un programme qui correspond à ce moment de l’histoire. Le bagage unique d’expériences et de concepts que nous portons apporte de la crédibilité, mais vous ne pouvez l’apporter que si vous n’êtes plus satisfait de rester en marge.
Quelle est votre lecture du potentiel des Verts à se développer ailleurs en Europe ?
La transformation verte ne sera pas possible sans un mouvement qui transcende les frontières – ce qui est également une partie constituante de notre ADN. Si le parti vert allemand est le seul à être assez fort pour générer du changement, les résultats à l’échelle européenne ne seront pas à la hauteur de nos attentes. Si les problèmes actuels dépassent les frontières, les solutions ne peuvent être nationales, pas plus que les agents du changement. De ce point de vue, je me réjouis d’un rôle plus important pour les Verts français, et je pense que nous avons une bonne position dans les pays d’Europe occidentale et septentrionale.
Nous devons parler du mouvement vert en Europe de l’Est, le générer et lui donner du pouvoir. Je me suis récemment rendu en Slovénie, où l’on tente de créer un véritable parti vert – et la nécessité est réelle – en tant que troisième mouvement, au-delà du centre-gauche et de la droite post-communiste. Dans les grandes villes, de Zagreb à Budapest, nous constatons une soif d’une alternative à ces dichotomies que les Verts peuvent surmonter. Soutenir les Verts en Europe de l’Est est un défi énorme, mais gratifiant pour les années à venir.
La photo symbolique et emblématique était celle d’Annalena Baerbock rencontrant le maire vert de Budapest Gergely Karácsony. Tous deux assument leurs responsabilités et font face aux attaques tout en disant « non, nous voulons aller à l’encontre des élites au pouvoir. » Voilà l’incarnation du changement qui se fait sentir en Allemagne, et qui peut aller en direction de l’Europe centrale et orientale.