• Mardi 20 juillet, les autorités chypriotes turques ainsi que la Turquie, durant la visite d’Erdogan dans la partie nord de l’île, ont fait connaître leur désir de « transférer sous contrôle civil » une partie de la ville de Varosha, qui permettrait à des chypriotes turcs de s’y installer. Cette dernière, laissée déserte depuis l’invasion d’une partie de l’île par la Turquie en 1974 faisant suite au coup d’État qui a éclaté la même année, est un symbole de la division à Chypre.
  • Le statu quo qui règne depuis n’est pas paisible pour autant. Le 16 juillet dernier, un navire militaire turc qui naviguait dans les eaux autour de l’île a tiré des coups de semonce en direction de garde-côtes chypriotes, au large du port de Kato Pyrgos. Les zones économiques exclusives (ZEE) de Nicosi sont contestées par la Turquie depuis la découverte de ressources gazières, qui ont conduit à l’envoi d’expéditions de forages sous escorte militaire par Ankara en 2019.
  • Ces annonces ont provoqué la colère des autorités chypriotes grecques, dont le ministre des Affaires étrangères, Nikos Christodoulides, a déclaré qu’il « s’agit d’une violation manifeste des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, et cela aura un impact négatif sur les efforts en cours pour relancer les pourparlers. » Son homologue grec – pays avec lequel Chypre entretient des liens étroits – a déclaré à son tour « Les proclamations d’hier de la partie turque tentent de créer un nouveau fait accompli, d’enterrer une fois pour toutes la perspective de réunification de Chypre ».
  • Varosha est une ancienne station balnéaire qui a désormais des allures de ville fantôme. C’est en s’y rendant lors de sa visite qu’Erdogan a annoncé vouloir réhabiliter certains quartiers de la ville. Le statut de Varosha est défini dans deux résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies (la résolution 550 de 1984 et 789 de 1992) qui « interdisent les tentatives d’installations », afin de protéger les propriétés des chypriotes ayant été contraints à l’exil en 1974.
  • Une tentative de ce genre avait déjà eu lieu en 2020. Dans une déclaration publiée le 9 octobre de cette année, le Conseil de sécurité, se déclarant « profondément préoccupé », avait déjà rappelé à l’ordre la Turquie. Il est fort à parier que, puisque la situation n’a pas fondamentalement changé depuis, Erdogan cherche sans doute à tester les limites des réactions internationales. Une réunion du Conseil de sécurité est prévue jeudi, qui devrait parvenir aux mêmes conclusions que celles de l’année dernière.
  • Chypre constitue un enjeu stratégique de grande importance pour Ankara, qui justifie le maintien sur l’île de plus de 30 000 militaires. Les découvertes récentes de vastes ressources d’hydrocarbures en Méditerranée orientale, ainsi que les liens entretenus entre Nicosie et Jérusalem enveniment la situation. Celle-ci est aujourd’hui bloquée puisque ni les autorités de l’île, ni l’Union européenne ne souhaitent une « solution à deux États », défendue par Ankara. La Turquie est pour le moment le seul pays qui reconnaît la République turque de Chypre du Nord (RTCN) et il paraît illusoire de voir la sécurité s’améliorer dans un futur proche.
  • La communauté internationale a condamné unanimement cette « démarche unilatérale et non concertée » d’Erdogan (selon les mots de Jean-Yves Le Drian). Josep Borrell, le Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères, s’est déclaré dans un communiqué « préoccupé » par ces annonces, suivi par le Secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, qui a « condamné la décision de laisser les Chypriotes turcs prendre le contrôle de certaines parties de Varosha. »
  • Au-delà des réalités géographiques et économiques qui dictent les intérêts turcs en Méditerranée orientale, il est nécessaire de prendre en compte la part des mythes et des récits mobilisés. En octobre dernier, Le Grand Continent avait mené un long entretien avec l’idéologue turc Cem Gürdeniz, théoricien de la doctrine dite de la « patrie bleue » (ou Mavi Vatan). Comprendre l’imaginaire expansionniste derrière ces tensions peut permettre d’éclairer la doctrine dite des deux « réalités » (turque et européenne – et plus largement occidentale) concernant Chypre, mises en avant par le porte-parole du ministère des Affaires étrangères turc, Tanju Bilgiç, en réaction à la déclaration de Josep Borrell.