Diplomate luxembourgeois à l’origine, Jim Cloos a passé la plus grande partie de sa carrière à Bruxelles, au service de l’Europe. Lors de la Présidence luxembourgeoise du premier semestre 1991 il participe directement à la rédaction du traité de Maastricht. Il devient chef de cabinet du Commissaire à l’agriculture en 1993, puis, en 1995, chef de cabinet du Président Jacques Santer et Sherpa dans le cadre des réunions du G7/8. En 2001, Jim Cloos intègre le Secrétariat général du Conseil de l’Union européenne, d’abord comme Directeur et proche collaborateur de Javier Solana pour les relations transatlantiques et l’ONU. À partir de 2006, il prend la tête de la Direction des questions politiques générales, puis celle de la Direction générale de politique générale et institutionnelle à partir de 2010. À ces titres, il assiste à toutes les réunions du Conseil européen, de la crise financière jusqu’au plan de relance Next Generation EU. Il prend sa retraite le 1er février 2021. Nous l’avons rencontré pour recueillir son regard sur 35 ans de politique européenne.
Vous êtes une des rares personnes à avoir étudié très précisément les conclusions du Conseil européen depuis sa création. Quelles évolutions avez-vous constaté sur les 47 ans d’histoire de cette institution ?
J’ai effectivement suivi cela de près à partir de 1985, puis de façon très directe avec mes équipes depuis 2006, puisque j’étais chargé des conclusions du Conseil européen, une activité qui m’a permis d’être dans la salle du Conseil à partir de 2006. J’ai toujours été fasciné par les conclusions, car il s’agit d’un exercice politique unique au monde : un groupe de personnalités très importantes qui, du moins initialement, se réunissent sans avoir le moindre statut selon les traités ni aucun pouvoir de décision à part celui d’être les dirigeants les plus importants de leurs pays respectifs et qui s’expriment par de simples « conclusions ». Il faut rappeler en effet que le Conseil européen n’a pas été créé par les traités, mais s’est en quelque sorte autoproclamé en 1974 ; les chefs d’État ou de gouvernement avaient le sentiment qu’il n’était pas normal que tous leurs ministres parlent de la Communauté européenne alors qu’eux-mêmes n’y avaient aucun rôle véritable. Valéry Giscard d’Estaing (VGE) a alors convoqué un sommet en 1974 à Paris, lors duquel il a proposé aux autres dirigeants de se réunir plusieurs fois par an et de faire préparer ces réunions par leurs Ministres des affaires étrangères. Le terme “Conseil européen” était contesté, car les pays du Benelux y voyaient un risque de confusion avec le Conseil de l’Union européenne et celui d’une prise d’assaut intergouvernementale au détriment du communautaire. Si VGE n’a pas insisté pendant la réunion, il a ouvert sa conférence de presse avec la célèbre formule : “Le sommet est mort, vive le Conseil européen”.
Le Conseil européen s’exprime donc par le biais de conclusions de la présidence, adoptées par consensus. Ces conclusions prennent dès le début une importance capitale car elles expriment la volonté des chefs d’État ou de gouvernement européens (et du Président de la Commission) qui sont à la fois membres d’un club politique très exclusif de leaders nationaux et les supérieurs hiérarchiques des ministres qui représentent leurs pays au sein du Conseil de l’Union européenne. Cela leur confère un poids politique majeur.
Au début, les conclusions sont assez courtes et sobres. Par exemple, la décision de lancer un système monétaire européen tient en une phrase ou deux, malgré l’importance historique de cette décision. Au fil des années, les conclusions s’allongent en conséquence de l’accroissement des politiques communautaires, mais aussi à cause du souhait du pays qui détient la présidence tournante de faire sa propagande, en énumérant tous les « succès européens » sous son égide. Par ailleurs, avec le développement de la Coopération politique (portant sur les affaires de politique étrangère dans les années 70 et 80), les conclusions s’ « enrichissent », sous la pression des Ministres des affaires étrangères, de longs passages sur les grands dossiers internationaux, dans un « tour du monde » systématique et un peu ridicule. On en arrive à la situation absurde d’un Conseil européen à Madrid en 1995 où le texte avec les annexes dépasse allègrement les cent pages. Tout le monde sait bien sûr qu’il est impossible pour les chefs d’État ou de gouvernement de discuter de cent pages en quelques heures de réunion. En plus, aucun d’eux ne lisant un texte d’une telle longueur, on crée un véritable problème de communication ; aux conférences de presse, les leaders évoquent chacun les seuls deux ou trois paragraphes qui les intéressent particulièrement, ce qui donne l’impression qu’ils ont assisté à des réunions différentes et le sentiment d’un manque profond de cohérence.
En amont de la présidence française de 2008, j’ai pris l’initiative d’écrire une note interne sur les dérives des conclusions. Je suggérais notamment deux éléments directeurs à respecter : d’abord, limiter les conclusions à ce qui était véritablement discuté par les chefs d’État ou de gouvernement autour de la table. Ensuite, rendre les propos plus intelligibles et le moins techniques possible afin d’en renforcer la compréhension et la crédibilité. Cela eut un certain effet. Mais c’est surtout la mise en place par le traité de Lisbonne d’une présidence permanente du Conseil européen, désormais reconnu comme une institution à part entière, qui a permis un changement de paradigme. Il n’était dès lors plus nécessaire de glorifier la présidence tournante ; les conclusions, plus courtes, plus ciblées et plus sobres, se sont transformées en un instrument plus efficace de communication. Il s’agit d’une évolution positive. Le vrai pouvoir vous dispense d’être trop verbeux. La nécessité de trouver des compromis entre 27 pays implique que ces textes ne seront jamais du Goethe ni du Racine, mais il ne faut pas non plus que ce soit un charabia incompréhensible et bureaucratique.
Vous avez été de toutes les crises et avancées majeures de l’Union européenne, de la rédaction du Traité de Maastricht à l’accord sur le plan de relance européen Next Generation EU. Quel est votre regard sur l’évolution politique et institutionnelle de la machine européenne ?
Je commencerai par dire où nous en sommes lorsque j’arrive à Bruxelles en 1985, une année particulièrement intéressante, car il y a eu une concomitance rare de plusieurs éléments politiques importants. Lors du Conseil européen de Fontainebleau fin 1984, la Présidence française a résolu le problème du chèque britannique, ce qui a permis d’éclaircir l’horizon. Ensuite, l’économie sort de la deuxième crise pétrolière. Jacques Delors, nouvellement investi Président de la Commission, avec l’aide du Commissaire britannique Lord Cockfield, trouve un projet fédérateur pour tous, à savoir le développement du Marché unique. Afin de le réaliser, les États membres décident la première grande réforme horizontale des traités, qui prend la forme de l’Acte unique européen (AUE).
1985 est aussi l’année de Schengen. Il s’agit d’un projet très ambitieux d’abolition des contrôles aux frontières intérieures entre 5 États pionniers. Cela se fait par un traité intergouvernemental en dehors de la Communauté européenne, mais toujours avec l’objectif d’une intégration ultérieure dans le giron communautaire, ce qui arrive par la suite avec le traité d’Amsterdam. Enfin, l’arrivée de l’Espagne et du Portugal en 1986 permet d’injecter du dynamisme avec deux pays enthousiastes pour lesquels l’entrée dans la Communauté est une façon de chasser les démons d’un passé marqué par Franco et Salazar.
On ressent à cette époque une véritable Aufbruchsstimmung, un vent de renouveau européen. C’est le début d’une période de réformes ininterrompues des traités qui se terminera avec le traité de Lisbonne en 2009. Je suis convaincu que c’est ainsi qu’il faut regarder l’histoire “récente” de l’intégration européenne pour comprendre la situation actuelle et évaluer la pertinence d’une nouvelle réforme. Ces modifications des traités sont dictées par la volonté de créer de nouvelles politiques, d’accroître l’efficacité des instruments, d’augmenter les pouvoirs du Parlement européen. Il faut changer le traité pour créer une monnaie unique, lancer une politique étrangère et de sécurité commune. La situation est différente aujourd’hui, à mon avis. Le problème de nos jours est moins de modifier les traités que d’en utiliser à fond toutes les potentialités.
Pour revenir aux années 80 et 90 : très vite après l’AUE, le vieux rêve d’une monnaie unique, qui remontait au rapport Werner de 1969, redevient d’actualité. C’est logique dans le contexte d’une marche forcée vers la complétion du Marché unique. Il faut vaincre les réticences de l’Allemagne. Or, dès 1988, l’Allemagne fait volte-face et le Ministre des affaires étrangères allemand de l’époque (H.D. Genscher) surprend tout le monde en appelant au lancement d’une nouvelle conférence intergouvernementale sur une Union économique et monétaire.
Puis, les choses s’accélèrent avec l’effondrement de L’Union soviétique et la perspective de la réunification allemande. Kohl sait bien que celle-ci soulevait des craintes chez certains partenaires européens. Il est intimement convaincu de la nécessité de faire l’Union politique en même temps que l’Union économique et monétaire. Le traité de Maastricht est l’aboutissement de cette dynamique politique. Ce traité est particulièrement important car il poursuit les réformes entreprises avec l’Acte unique, couronne l’intégration économique avec la création d’une monnaie unique, lance deux nouvelles politiques (la PESC et la Justice/Affaires intérieures) et crée une citoyenneté européenne, complémentaire des citoyennetés nationales.
Les traités d’Amsterdam et de Nice s’inscrivent dans cette continuité, en revenant sur un certain nombre de thèmes qui n’ont pas pu être résolus à Maastricht. Le traité de Nice n’a pas été un succès pour une raison simple : la plupart des thèmes qu’il y a à traiter sont des dossiers « à somme nulle », comme la pondération pour les votes à la majorité qualifiée, le nombre des membres du Parlement ou le nombre de commissaires. Il s’agit de dossiers où les gains des uns signifient des pertes pour d’autres.
Quel regard portez-vous sur le traumatisme de 2005 et l’échec du traité établissant une constitution pour l’Europe ?
L’échec du traité de Nice est à l’origine de la Convention sur l’avenir de l’Europe qui accouche du projet de traité constitutionnel. Contrairement à ce qui est souvent dit, je considère que cette convention a en fin de compte été un succès dans la mesure où elle a abouti à un texte qui fut certes rejeté suite aux votes populaires négatifs en France et aux Pays-Bas, mais dont beaucoup d’éléments se retrouvent ensuite dans le traité de Lisbonne. Je crois que le problème avec le traité constitutionnel fut moins celui de la substance que des symboles comme l’hymne européen qui font croire à une marche forcée vers un état fédéral. La communication est trop axée sur une rhétorique fédéraliste. Valéry Giscard d’Estaing se voyait comme un nouveau père fondateur, dans la droite lignée des pères fondateurs américains.
Ensuite, les traités adoptés jusqu’alors étaient des traités d’amendement aux traités existants. Le Traité constitutionnel était le premier qui avait pour objectif de remplacer les traités existants. Cela a créé une certaine confusion, comme sur les articles relatifs au droit de la concurrence qui n’étaient pas nouveaux mais que certains ont perçu comme une transposition de la doctrine libérale dans un texte constitutionnel.
A propos du traité constitutionnel, il y a un autre aspect. Les débats autour de ce traité ont révélé chez certains citoyens une méfiance vis-à-vis de la démocratie représentative. Or, il s’agit de la base conceptuelle du système que nous avons bâti après les révolutions française et américaine et qui nous a plutôt bien servi. Je ne suis pas contre des éléments de démocratie directe, et la Conférence sur l’avenir de l’Europe doit permettre de répondre en partie à cette question, mais je ne suis pas pour la remise en cause de la démocratie représentative.
La Convention sur l’avenir de l’Europe comportait des représentants des gouvernements des États membres, tous démocratiquement élus, du Parlement européen directement élu, des parlements nationaux et il y avait une représentation de la société civile, même si celle-ci était effectivement cantonnée à un rôle consultatif. C’est évidemment aux États membres de décider comment ratifier un traité mais je suis personnellement assez dubitatif quant à l’idée de soumettre une question aussi complexe à une consultation référendaire qui pose une question binaire, « oui » ou « non ». Les débats sont confisqués par des considérations politiques annexes.
Estimez-vous que des changements institutionnels sont absolument indispensables pour franchir une nouvelle étape européenne dans les années à venir ou pensez-vous que beaucoup peut encore être fait « à traité constant » ?
Si l’on étudie le cheminement politico-institutionnel que je viens de résumer, on voit certaines lignes fortes qui permettent de mieux comprendre les dynamiques européennes actuelles : un rôle très fort du Conseil européen que le traité de Lisbonne ne fait que reconnaître formellement. Le Parlement européen s’est vu conférer de nouveaux pouvoirs à chaque traité, jusqu’à aboutir à la codécision presque totale dans le domaine législatif. Cette institution a également eu l’intelligence de s’imposer dans le jeu institutionnel à partir des ambiguïtés techniques du traité, comme sur le plan budgétaire par exemple. La Commission demeure une institution essentielle, dans la mesure où elle maîtrise à la fois le calendrier et la technicité des dossiers et qu’elle garde son droit d’initiative législatif exclusif. Le renforcement du PE et la prédominance du Conseil européen sont toutefois des facteurs qui encadrent plus son activité et son positionnement dans le jeu de pouvoir européen demeure fluctuant.
Je ne pense pas qu’il faille aujourd’hui se lancer dans une nouvelle grande négociation des traités. La gestion des crises de ces dernières années a montré que l’Union peut, si elle fait preuve de volonté politique, aller très loin sur la base des traités actuels. Le cadre institutionnel est suffisamment développé et stable pour ne pas agir comme frein de l’ambition politique.
Je ne suis pas convaincu par certaines idées institutionnelles comme le système des Spitzenkandidaten. C’est une idée qui greffe sur notre système institutionnel, qui est un système d’équilibre des pouvoirs et de légitimités multiples, une logique qui correspond au fonctionnement d’un régime de majorité parlementaire comme il existe dans nos États membres. Si on pousse cette logique au bout, on porte préjudice au rôle classique de la Commission qui consiste à rester en dehors des jeux politiques à court terme tout en étant évidemment une entité politique, mais de type sui generis, avec une grande capacité technocratique, une vision à long terme et une mission de défense de l’intérêt commun. L’initiative des Spitzenkandidaten est née dans un contexte de jeu de pouvoir entre le Parlement et le Conseil européen, le Parlement essayant d’interpréter le traité d’une façon imaginative en sa faveur. Pourtant, le traité est très clair. Il confie au Conseil européen la mission de proposer un candidat pour la présidence de la Commission, tout en tenant compte des élections. Mais il ne prévoit nulle part une quelconque automaticité entre une majorité au Parlement et la Présidence de la Commission. En revanche, le Parlement doit donner son accord, cela signifie qu’il peut dire non ! Cela plaide pour un dialogue plus sérieux entre les institutions.
Je suis encore moins convaincu par l’idée d’une fusion des présidences de la Commission et du Conseil européen. Ce sont deux institutions aux rôles très différents. Il faudrait dans une telle hypothèse repenser tout le dispositif, avec une Union d’un type nouveau. Je crois que ce n’est ni réaliste ni d’actualité ni souhaitable en ce moment. Une des conséquences immédiates d’un tel président unique serait probablement la transformation de facto de la Commission en secrétariat du Conseil européen, ce qui porterait un grave préjudice à son indépendance.
Le dispositif institutionnel imaginé au départ reflète le fait que l’Union est à la fois une Union d’États et de peuples. C’est un système qui a fait ses preuves et qui me semble correspondre plus à l’état d’esprit actuel dans l’Union qu’un système calqué sur celui d’un super État. Cela ne signifie pas que des ajustements sont impossibles, mais la légitimité politique européenne est multiple et ne peut être réduite seulement à celle du peuple, des États démocratiquement élus ou de l’intérêt général.
Qu’attendez-vous de la Conférence sur l’avenir de l’Europe et considérez-vous qu’il peut s’agir d’un moment politique important pour l’Union ?
Je n’ai pas d’attentes démesurées par rapport à cette conférence. Je suis assez d’accord avec le mandat que le Conseil avait fixé pour ses négociateurs. Il n’y est pas question d’exclure tout changement de traité à l’issue de la conférence. Mais il insiste sur le fait que la conférence ne doit pas commencer par ce bout-là. La Conférence sur l’avenir de l’Europe est une consultation citoyenne, pas un débat constitutionnel. Le dialogue citoyen doit être repensé et la conférence est une tentative fragile mais intéressante de le faire. S’il s’avère par la suite que pour réaliser tel ou tel objectif, comme par exemple une union de la santé, un changement partiel des traités est nécessaire, eh bien, faisons-le ! Il ne faut rien exclure, mais il ne faut pas partir du présupposé qu’il y aura changement de traité à l’arrivée. C’est une condition nécessaire pour avoir un dialogue sur le fond des choses. La conférence serait une occasion gâchée si elle était confisquée par les ambitions politiques et se résumait à une querelle de chapelles institutionnelles.
Comme nous l’évoquions plus tôt, les réformes entre 1985 et 2009 interviennent dans un contexte où il est impératif de faire évoluer l’architecture institutionnelle de l’Union. Or, à l’heure actuelle, le traité de Lisbonne nous donne les outils nécessaires pour répondre aux défis actuels. Regardez ce qui a été fait depuis le début de la crise du Covid-19. On a créé des instruments qui étaient politiquement impensables quelques mois auparavant, comme le fonds de relance européen. Idem pour la passation conjointe de marchés pour l’achat de vaccins. Cette initiative a connu des couacs, car on innovait, mais c’est la voie à suivre. Le vrai problème réside surtout dans le comportement assez scandaleux d’Astra Zeneca. Dans quelques années, personne ne remettra en cause la pertinence de ce dispositif qui n’était nulle part prévu dans les textes mais qu’on a pu faire. Il y a beaucoup de marge de manœuvre à l’intérieur des traités. Tout est une question de volonté politique.
Vous avez dédié votre carrière au compromis, à la nécessité de trouver un point d’équilibre dans les rapports de force de géopolitique interne au niveau européen. Quel regard portez-vous sur l’européanisation des opinions publiques nationales et l’émergence progressive d’une scène et d’un espace politique à l’échelle continentale ?
J’aime beaucoup le terme de géopolitique interne qui est très régulièrement employé par le Grand Continent. A mes yeux, la beauté de l’Union européenne réside dans l’interaction que cette structure permet entre les petits, les moyens et les grands. Mitterrand a employé une formule lors d’une visite officielle au Luxembourg en 1995 : “Nous sommes tous égaux en dignité”. Cette formule est parfaite à mon sens. Les petits sont plus petits que les grands, la Chancelière allemande et le Président français ont plus de poids que les Premiers ministres belge, luxembourgeois ou danois, c’est un fait politique indéniable et il serait risible de vouloir l’occulter. Cela étant dit, chaque dirigeant européen a le même temps de parole au sein du Conseil européen et chacun peut mettre son veto à un dossier qu’il considère particulièrement sensible.
À cet égard, je suis mal à l’aise avec l’idée d’un passage forcé à la majorité qualifiée sur tous les dossiers, même si l’unanimité est parfois une source évidente de blocages et d’atermoiements. Le vote à la majorité qualifiée est désormais la norme dans presque tous les domaines législatifs et cela est une bonne chose. Mais il y a des domaines tellement sensibles, car relevant de l’essence même des États, que le vote à la majorité ne serait pas soutenable sur le plan politique et pourrait même paradoxalement constituer une véritable menace de délitement pour l’Union. Pensez-vous par exemple qu’il serait souhaitable et réaliste que la Grèce ou Chypre soit mise en minorité sur les relations avec la Turquie ou les pays baltes vis-à-vis de la Russie ? Nous ne sommes pas les États-Unis d’Europe à ce stade, il faut savoir l’accepter.
Par ailleurs, une des clés du jeu politique en général et de la politique européenne en particulier, réside dans la capacité à montrer de la retenue, même lorsque vous avez le droit de passer au vote. Nous ne sommes pas une machine à “minoriser” des États membres. Le vote qui a mis la Hongrie et la Pologne en minorité sur la question des quotas migratoires en 2015 était une erreur politique qui nous a causé énormément de problèmes et qui a durablement divisé l’Europe. De plus, Schengen rend impossible la contention des flux migratoires au sein de l’Union ; vous pouvez envoyer des migrants en Hongrie ou en Lettonie, ils finiront de toute façon plutôt tôt que tard en Allemagne ou en Suède. Il est difficile aussi de fonder une politique aussi sensible sur un principe de répartition mathématique et comptable.
En politique européenne, la menace du veto permet de garantir que chacun autour de la table reste raisonnable. Dans How Democracies Die, Daniel Ziblatt et Steven Levitsky parlent de l’importance, dans une démocratie, de la tolérance mutuelle et du concept d’institutional forbearance, à savoir la capacité de discernement qui conduit à ne pas exercer une action légale qui privilégie intentionnellement un groupe d’individus au détriment d’un autre. Je crois beaucoup à cela. Et lorsque certains me disent que l’unanimité et la recherche du consensus bloquent toujours tout, je leur rappelle que nous avons créé une monnaie unique, une citoyenneté européenne et un fonds de relance de 750 milliards sans recourir au moindre vote.
Concernant la dynamique que vous décrivez dans votre question relative à l’européanisation des opinions publiques nationales et l’émergence progressive d’une scène et d’un espace politique à l’échelle continentale, je pense qu’il n’y a pas encore de demos européen mais que nous connaissons des frémissements indéniables. Le débat sur le fond de relance était profondément européen, jusqu’au sein des pays frugaux dont l’opinion publique n’était pas du tout unanime, contrairement à ce que l’on a voulu faire croire. Les débats au Parlement européen aussi sont aujourd’hui très différents de ce qu’ils étaient il y a 20 ans. On discute désormais de plus en plus par formation politique et de moins en moins par pays d’origine. Je pense que ces dynamiques, pour l’instant embryonnaires, auront un impact majeur sur l’Union européenne. Si cela aboutit à franchir un cap plus fédéral dans quelques années, j’y serais plutôt favorable mais je ne pense pas qu’il faille forcer l’aboutissement immédiat de cette tendance lourde.
La quête d’autonomie stratégique consiste à se donner la capacité d’agir et la liberté de ne pas être dépendant. Selon cette définition, il semblerait que l’Europe fasse de l’autonomie stratégique depuis 2016 comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, à savoir sans s’en rendre compte. Pensez-vous que l’Europe puisse avancer autrement que par les crises ? Comment passe-t-on de l’improvisation à l’avènement d’un véritable corps politique européen ?
On dit souvent que l’Europe n’avance que lorsqu’elle est dos au mur. Cela est vrai, sauf en ce qui concerne le fameux effet Bruxelles, notre approche régulatrice et législative qui est constante et incroyablement efficace et qui fait de l’Union un acteur de poids sur la scène globale. En revanche, l’Union, en raison de sa nature protéiforme, est moins bien outillée pour gérer des crises dans l’urgence. Chacune des crises de ces dernières années a révélé des faiblesses dans notre système. C’est là-dessus qu’il faut travailler. Et c’est ici qu’intervient cette notion d’autonomie stratégique dont on parle beaucoup de nos jours.
Depuis 2016, nous avons en fait commencé à faire de l’autonomie stratégique sans nous en rendre compte. Le débat est né a posteriori et subsiste désormais pour une raison très simple. Le monde évolue dans une direction qui ne correspond pas du tout aux attentes des Européens dans les années 1990, lorsque l’Occident et le libéralisme politique semblaient avoir gagné la bataille. On le sait, le monde ne s’est pas développé dans ce sens, cela était perceptible dès les guerres en ex-Yougoslavie. Par ailleurs, nous avons vécu depuis 2008 une succession de crises presque existentielles qui ont révélé des faiblesses et nous ont forcé à réagir. La crise des subprimes qui s’est transformée en crise de l’euro a montré que l’écart entre le pilier économique décentralisé et le pilier monétaire centralisé de l’Union économique et monétaire était trop important. Il fallait plus de coordination et c’est ce que nous avons essayé de faire dans l’urgence avec l’adoption de textes législatifs et même un nouveau traité intergouvernemental pour la gestion budgétaire. Cette crise a aussi montré que les contraintes qui pesaient sur l’activité de la Banque centrale européenne (BCE) étaient trop fortes et que la clause de “non-renflouement” était interprétée de façon trop restrictive. L’Union a donc permis à la BCE d’innover tout en respectant le traité. Ces évolutions n’auraient pas été possibles en l’absence de crise.
La crise migratoire a montré qu’en 2015 nous avons perdu le contrôle de nos frontières extérieures, ce qui met en péril l’idée même de Schengen d’un espace sans contrôles aux frontières intérieures de l’Union. En conséquence, l’Union investit pour renforcer Frontex, mais la réforme de notre politique d’asile et d’immigration se fait toujours attendre. Dans la même logique, la crise du Covid a permis d’importantes innovations, du fonds de relance à la flexibilisation des aides d’État, en passant par la passation conjointe de marchés pour les vaccins. A froid, ces réformes n’auraient pas été possibles.
Comment dessiner une stratégie au long cours au niveau européen et faire en sorte que l’Union aborde moins les problèmes comme « pouvoir fragmenté » qui relève les défis politiques dans une perspective sectorielle, sans nécessairement parvenir à relier les domaines d’action entre eux ?
Le moment est venu de “dépasser Monsieur Jourdain”. Il faut absolument que l’Union européenne réfléchisse désormais activement aux termes de l’autonomie stratégique et s’éloigne de l’approche fragmentée à laquelle vous faites référence. Le leadership en la matière doit être pris par le Conseil européen, car c’est la seule institution capable d’intégrer les éléments internes et externes de l’Union dans un environnement décisionnel stratégique, capable de réagir rapidement et de façon décisive sur le plan politique. Après 2016, la feuille de route de Bratislava ou encore le programme stratégique 2019-2024 vont dans ce sens et sont autant de pierres à l’édification d’un cadre stratégique au niveau européen. Il est également impératif de ne pas aborder ce thème uniquement sous le prisme des relations extérieures et de la défense. Il faudra à mon sens faire un grand bilan de toutes nos grandes politiques (internes et externes) pour comprendre nos forces et nos faiblesses dans une perspective d’ensemble. La Commission a un rôle essentiel à jouer dans ce contexte. A cet égard, un document de travail récent sur les dépendances et capacités stratégiques européennes est très instructif car il permet par exemple de constater que l’Europe est dépendante de 75 à 100 % sur les métaux rares ou que, parmi les 20 premières firmes digitales au monde, aucune n’est européenne.
Enfin, il faut que nous réfléchissions vraiment à notre place dans le monde. Il est parfaitement inutile de se comparer constamment aux États-Unis, mais uniquement dans les domaines où nous sommes plus faibles et comme si nous étions les États-Unis d’Europe. Nous ne le sommes pas. Mais nous avons d’énormes atouts et forces à condition de mobiliser toutes nos ressources, sur le plan tant de l’Union que sur le plan national. Dans le grand jeu qui est en train de se former, il faut surmonter nos lenteurs et nos divisions qui nous rendent tributaires des décisions de la Chine ou des États-Unis. Pensons-nous qu’une nouvelle guerre froide est souhaitable ? Non, parce que la Chine est beaucoup plus dangereuse et forte que l’Union soviétique, mais aussi parce que la sédimentation d’un bloc États-Unis/Europe contre Chine/Russie serait catastrophique pour le monde. Les Russes n’ont pas une grande affinité avec les Chinois mais, si des blocs se forment, l’alignement n’est pas à exclure et il serait naïf de minimiser cette hypothèse. Sur un tel échiquier, l’Europe serait inévitablement obligée d’être le partenaire minoritaire des États-Unis.
Quel regard portez-vous sur le rôle des think tanks et la circulation du savoir entre la fonction publique européenne et le monde de la recherche ?
Je suis convaincu que la communauté des think tanks a un rôle crucial à jouer. La comparaison avec ce qui se fait aux États-Unis est ici utile. A tout moment, il y a au sein du gouvernement américain des responsables qui sont passés par le monde des think tanks et réciproquement. En Europe, cela n’existe pratiquement pas. Cette imperméabilité entre le monde de la recherche et celui de la pratique réelle de l’action politique est une grande faiblesse. C’est notamment à cause de cela que nous ressassons des débats stériles sur l’intergouvernementalisme et le supranationalisme depuis plusieurs décennies, alors que ces termes et catégorisations mentales ne rendent pas vraiment compte du réel.
À cet égard, il y a une tendance à systématiquement considérer ce qui est supranational comme « bon » et ce qui est intergouvernemental comme « mauvais ». Or, regardez ce que le Conseil européen, qui fonctionne selon la méthode intergouvernementale, nous a permis de réaliser. Je défie quiconque de me citer une évolution importante de l’Union européenne depuis 1974 qui n’ait pas émané du Conseil européen ou n’ait été endossée par lui. Certains chercheurs sont obnubilés par cette dichotomie et ont même inventé le terme de nouvel intergouvernementalisme. Ils sont un peu trop influencés par les positions du Parlement européen ou de la Commission européenne qui poussent, et c’est naturel et légitime, pour une intégration plus forte. Je suis plus intéressé par le débat sur comment l’Europe peut devenir plus forte et plus résiliente, par le moyen de mesures communautaires si possible, par une coopération intergouvernementale si nécessaire, et par les efforts des États membres sur le plan national.
Enfin, je suis très en faveur des échanges entre les institutions car, selon une logique analogue à la problématique du cloisonnement entre la fonction publique européenne et le monde des think tanks, un fonctionnaire européen qui fait toute sa carrière au Conseil, à la Commission ou au Parlement finit inévitablement par avoir une vision biaisée et incomplète de l’action européenne. Aucune des institutions ne peut fonctionner sans les autres. Le secret de l’Union européenne réside dans cette interaction institutionnelle permanente. Je voudrais vraiment que l’on parle de l’Union en tant que telle, car il ne faut jamais oublier qu’elle n’est fonctionnelle que si chaque institution joue son rôle. Tâche à chacun de jouer ce rôle le plus intelligemment possible.