Qu’est-ce que la European Review of Books ?
European Review of Books est une nouvelle revue littéraire consacrée à l'Europe dans sa définition, et dans ses frontières les plus larges. Dans cet entretien, Sander Pleij, l'un de ses fondateurs, développe les valeurs qu'il entend donner à cette revue : ouverture, pluralité, multilinguisme... et une nouvelle manière de faire l'Europe culturelle – au-delà des frontières géographiques.
Que doit être une revue pour vous ?
Nous souhaitons vraiment donner un sens à l’idée de « lire par deux fois ». Nous ne souhaitons pas que nos lecteurs nous lisent une fois, de manière peut-être un peu superficielle. Nous cherchons au contraire à provoquer une réaction. Que ce soit du rire, de l’intérêt, de la curiosité, nous voulons éveiller les sens de nos lecteurs, car cela correspond à la manière dont nous lisons nous-mêmes. Toutefois, la revue ne s’occupera pas seulement de livres, mais aussi d’autres formats : théâtre, politique, musique…
Comment comptez-vous animer la European Review of Books ?
Nous serons particulièrement attentifs à l’écriture, qui devra être parfaite. Nous pensons que l’édition attentive des articles peut grandement bonifier la qualité de la revue. Nous allons publier des essais qui profiteront pleinement des possibilités offertes par ce type d’écriture : il s’agit d’une capacité à articuler le vagabondage intellectuel au juste coup d’œil, et à des questions fortes. Le genre de l’essai permet à la fois de poser des questions, et de raconter des histoires.
C’est une recherche intellectuelle, non pas un format d’opinion. De manière plus concrète, grâce au crowdfunding qui est en train de se terminer et dont nous avons déjà atteint l’objectif, nous serons capables de publier notre premier numéro, qui consistera en un magazine d’environ 250 pages. En plus de cela, nous serons en mesure de publier un article en ligne par semaine pendant un an. Nous espérons lever de nouveaux fonds afin d’attirer plus de lecteurs, de manière à atteindre à terme trois publications d’articles par semaine, et trois numéros de revue par an.
Êtes-vous influencés par des revues déjà existantes ?
Je me sens redevable vis-à-vis des générations d’écrivains et de penseurs qui ont bâti et contribué à des magazines, peu importe leur taille, certains écrivant pour une faible audience, tentant de comprendre et de donner un sens au monde, et partageant leurs vues avec leurs lecteurs.
Je ne peux pas dire que c’est une inspiration puisque j’ai découvert Le Grand Continent il y a à peine six semaines. Mais je dirais que votre revue correspond à ce que je cherchais depuis un certain temps maintenant, même si votre perspective éditoriale est différente. Nous voulons partir des livres, de ces enregistrements humains, destinés à la fois au présent et au futur.
Je repense parfois aux fondateurs de la New York Review of Books qui a été créée en 1963, et je me demande ce qu’ils auraient fait différemment s’ils avaient dû tout recommencer à notre époque. Leur attitude correspond un petit peu à la nôtre lorsque nous avons rencontré N+1, la revue-sœur de European Review of Books qui est basée à New York. Je dirais qu’ils sont une de nos sources d’inspiration, notamment par l’attention qu’ils portent à la fiction. Par-delà ces influences, nous avons à cœur de tout remettre sur la table pour créer une revue à notre goût.
Recherchez-vous une audience spécifiquement européenne, ou bien globale ? Quelle serait votre audience parfaite ?
J’ai été journaliste et éditeur dans des magazines et des publications littéraires et politiques durant presque vingt ans. J’ai assisté au déclin du format papier, et j’avais constamment affaire à des managers qui venaient me demander quelle était ma cible. Bien évidemment, il est important d’y penser.
En vérité, nous voulons toucher des gens du monde entier, en partant de l’Europe. Notre base reste l’Europe. C’est là où nous avons commencé, et je suis convaincu que les questions soulevées en ce moment sur ce continent sont à la fois très importantes et susceptibles de toucher le monde entier. Nous avons déjà un membre du comité éditorial basé à New York, et nous espérons également avoir un correspondant basé à Pékin. J’ai déjà quelqu’un en tête qui travaille à l’Académie de design là-bas, et que j’ai envie d’impliquer à notre travail.
Avez-vous bénéficié de soutiens financiers de la part de l’Union européenne, ou d’organisations européennes ?
Je pense que les publications comme la nôtre ne doivent pas approcher l’Europe en considérant uniquement l’Union européenne. Il y a deux raisons à cela. Tout d’abord, j’ai des amis en Norvège, en Angleterre, en Suisse, en Turquie, qui incarnent pleinement l’Europe que j’imagine. Si l’on regarde l’Euro qui vient de commencer, les matchs se jouent de Glasgow à Saint-Pétersbourg, et jusqu’à Bakou en Azerbaïdjan. C’est une preuve éclatante que l’Europe s’étend au-delà des frontières de l’Union européenne.
Je pense aussi qu’il faut savoir se montrer plus critique vis-à-vis de l’Union. J’avais lu l’an dernier dans la London Review of Books le triptyque très critique de Perry Anderson consacré à l’Union européenne. Sans être d’accord avec tout ce qu’il disait, son opinion était intéressante. Mais son soutien au Brexit l’a rendu inaudible en Europe. C’est le problème : toute critique de l’Union, même perspicace, est très faussement écartée du revers de la main, et perçue comme relevant d’un antieuropéanisme. Je pense au contraire qu’il faut pouvoir regarder l’Union avec un œil critique.
Enfin, je n’ai pas envie que nous ressemblions à l’un de ces magazines qui sont soutenus par des institutions européennes, et qui sont très fiers de leur progressisme et de leur politique inclusive de façade. Ils cherchent à se faire bien voir – alors que leur politique n’a rien d’inclusive ou de progressiste – simplement pour percevoir des financements. Je suis contre cette idée de chercher à se conformer à une certaine idéologie dans l’unique but de percevoir des financements.
Est-ce que votre revue dispose d’une ligne idéologique spécifique, ou êtes-vous complètement ouvert ?
D’abord, je veux m’assurer que notre revue soit capable de réfléchir aux questions de diversité et d’inclusion en m’assurant que nos auteurs soient issus de tous les horizons, de toutes les origines. Je veux également m’assurer qu’il y ait une égalité de genre. L’amitié qui nous lie est une clé de voûte de notre fonctionnement.
Nous souhaitons également questionner les limites des idéologies et des identités politiques contemporaines. Notre ligne, au fond, consiste à questionner. Inlassablement. Par exemple, il ne s’agit pas pour nous de rejeter en bloc le nationalisme sans chercher à en comprendre les racines. Nous entendons soulever les différentes couches qui recouvrent ces idéologies, et voir ce qu’il s’y cache en dessous.
Vous dites dans votre manifeste que vous voulez utiliser l’anglais comme langue principale, mais vous extirper du « piège de l’américain ». Comment comptez-vous vous y prendre ?
N+1, notre sœur new-yorkaise, vient de publier un de mes articles sur le monde anglophone intitulé English is mine. Il raconte l’histoire d’un homme qui confisque en un sens la langue anglaise, faisant de facto de l’anglais américain ou britannique de simples dialectes. On se réfère souvent à l’anglais comme à une lingua franca, et c’est d’autant plus simple dans l’Union européenne aujourd’hui, alors que le Brexit a fait sortir de l’Union son plus grand pays anglophone. Je repense parfois au Moyen Âge, lorsque le latin était une langue savante partagée par certains milieux, qui se différenciait alors des langues vulgaires.
Cela dit, nous entendons constamment questionner la manière dont nous parlons l’anglais, en proposant tous les articles que nous publierons dans leur langue originale et en anglais, afin que nos lecteurs puissent les « lire par deux fois », et ainsi comparer s’il y a des différences d’interprétation avec la version anglaise. En ce moment même, je suis une personne différente en vous parlant anglais [l’entretien s’est déroulé en anglais ndlr], de ce que je serais si je vous parlais en néerlandais. Et à partir du moment où je vous parle en français, je deviens une personne encore différente.
C’est intéressant de jouer avec ces questions d’identité, car avec la langue on pénètre dans des identités qui sont légèrement différentes à chaque fois, ce que nous souhaitons encourager. Je me souviens du débat lorsque j’étais plus jeune qui portait sur l’utilisation de l’anglais en France. J’avais six ans à l’époque, et je me souviens que j’entendais que mes amis Français recevaient une gifle s’ils prononçaient des mots en anglais. J’ai l’impression que l’imaginaire français est plus inquiet quant à l’usage de l’anglais. La réalité est toutefois que nous sommes là à parler en anglais ; en niant ce fait, on construit des murs autour de nos langues, on choisit de les conserver plutôt que de les développer. Le fait est que j’adore la langue française, et que je souhaite avoir des lecteurs français qui pourront lire du contenu en leur langue sur notre site, ainsi qu’en anglais.
Dans un article que vous avez déjà publié, Simon Kuper écrit que les technologies de traduction ont atteint un tel niveau désormais qu’elles peuvent effectuer un travail excellent. Dans un monde où la traduction peut se faire en une fraction de seconde, comment allez-vous procéder ?
La réponse à cette question est directement liée à celle à la question précédente, puisque dans le fond, ça revient à laisser un algorithme effectuer le travail d’une personne. Le cofondateur de la revue, George Blaustein, considère la traduction faite par des humains comme une forme de « contrebande spirituelle », en opposition à une traduction plus mécanique faite par des ordinateurs. Nous rentrons donc dans ces parties très concrètes, par exemple dans le choix d’utiliser l’anglais britannique ou américain. Nous sommes conscients que des questions ardues vont se poser à un moment ou à un autre, et c’est du reste pour cela que nous n’avons pas encore de règles spécifiques quant à la traduction de nos articles. Nous allons explorer. Je me souviens d’une expérience – que je crois être réelle – il y a à peu près vingt ans, qui consistait à traduire Le Tigre de William Blake en japonais, puis en chinois, puis en d’autres langues, jusqu’à revenir à l’anglais, de manière à observer si le contenu avait changé après plusieurs traductions. C’est le genre d’expériences qui nous inspirent.
Vous avez dit plus tôt dans l’entretien que l’Europe s’étendait au-delà des frontières de l’Union européenne. Si vous deviez établir des limites à l’Europe, quelles seraient-elles ?
Nous pouvons en discuter bien sûr, mais je serai incapable de vous répondre. L’Europe se trouve également en Nouvelle-Zélande ou bien au Brésil. Je ne vais pas définir des frontières. Par exemple, les anciennes colonies européennes ne contribuent-elles pas à la ré imagination du concept même d’Europe ? Nous avons des contributions très intéressantes à ce sujet. La ré-imagination de l’Europe, mais aussi du passé des personnes qui ont vécu ou vivent dans ces colonies est également un sujet important que nous allons creuser. Je ne fais pas partie de ces personnes qui sont nées dans des anciennes colonies, mais je suis convaincu que nous devons explorer toutes les questions qui gravitent autour de ce sujet.
Vous écrivez dans votre Manifeste que les crises arrivent et repartent, mais qu’il est toujours possible de donner un livre à quelqu’un. Quels seraient les cinq livres que vous aimeriez donner au Grand Continent ?
(Il rit). Quelle question difficile ! Je suis habitué à la poser et je me rends compte qu’il est horrible d’y répondre.
Je répondrais d’abord L’écriture ou la vie de Jorge Semprun. C’est un livre très important à mon avis. Tel que je m’en souviens (mais il m’arrive de me rappeler des livres de façon très imprécise), Semprun sort de Buchenwald après la libération, et va dans les collines qu’il voyait lorsqu’il était encore en enfer. Puis des soldats américains sympathiques s’approchent de lui dans une jeep, et il se demande comment leur dire ce qu’il y a derrière la colline. Faut-il leur parler des piles de cadavres ? Des montagnes de cheveux humains ? Ou faut-il leur dire ce qu’il a vu et vécu ? J’aime aussi profondément l’ambiguïté du titre.
Je choisirais ensuite If Beale Street Could Talk de James Baldwin. L’histoire est celle d’un garçon et d’une fille victimes de racisme, mais qui n’apparaissent pas comme des figures pathétiques. Baldwin traite magnifiquement des traumatismes et de la victimisation. Sa narration est brute comme la vie, dans laquelle une victime est plus que peut l’être le simple personnage pathétique et traumatisé d’une histoire de victime.
Un autre livre très important pour moi est Humanity. A Moral History of the Twentieth Century, écrit par Jonathan Glover. Bien qu’il soit philosophe, le livre consiste plus en une approche sociologique, qui se concentre sur tous les endroits où des atrocités se sont passées durant le siècle dernier. Il regarde les personnes responsables de ces crimes avec un regard très clair, et en vient à la conclusion que pour commettre des atrocités, il faut déshumaniser l’autre. Un très bon exemple de cette déshumanisation est le bombardement d’Hiroshima. Dans le livre, il explique qu’au moment de lâcher une bombe nucléaire, l’armée a demandé au président américain l’autorisation, qui a lui-même fait appel à un comité d’éthique qui donne son accord, ce qui fait que Truman donne le sien à l’armée. Plus tard, Truman a regretté sa décision, en reconnaissant pourtant qu’à ce moment-là, les trois groupes avaient chacun une part de responsabilité. Ce processus de dilution de la responsabilité est toujours à l’œuvre aujourd’hui.
Pour mon dernier livre, je choisirais Bezette Stad du poète flamand Paul Van Ostaijen, qui s’est rendu à Berlin en 1918, juste avant la fin de la guerre. C’est un de mes grands amours littéraires. J’ai même écrit un roman fou dans lequel ce poète découvre le secret de la vie. L’un de ses derniers poèmes, Bezette Stad, se termine par cette phrase magnifique : « Je veux être nu et commencer ».
Vous avez mentionné plus tôt que vous souhaitiez aborder de nombreux champs et thématiques différents dans votre revue. Est-ce qu’il y a certains sujets que vous ne comptez pas aborder ?
Non, par contre nous ne publierons pas d’articles d’opinion. Je pense que tout le monde est fatigué de ce format frustrant puisqu’il s’arrête au moment où l’on commence à vouloir en savoir plus.
Nous sommes en train de formuler nos engagements : pas d’opinion, la réflexion constante sur l’idéologie, et nous présenter comme un carnet à l’intention de tous ceux qui ne lisent qu’un livre de non-fiction par an, pendant l’été, et croient avoir tout compris au monde. Nous voulons également accorder une place à l’humour dans nos publications. Je pense que pour proposer de la belle écriture, il faut pouvoir introduire une certaine notion de gaieté, de légèreté.
Que représente la culture européenne pour la European Review of Books ?
Je vois la culture européenne comme un ensemble pluriel, irrégulier, complémentaire ; Descartes a vécu et écrit aux Pays-Bas, Van Gogh a peint certaines de ses plus grandes œuvres en France, Leonard de Vinci n’avait pas de passeport italien. Il existe une histoire européenne antérieure à la construction nationale du XIXe siècle. Je veux entretenir une conversation culturelle avec des Français, avec des Turcs, avec des Polonais. Je ne veux plus entendre parler de la littérature de Houellebecq à travers la bouche d’un critique hollandais, qui entend m’expliquer le rôle et la signification des œuvres de Houellebecq dans la littérature française. Je veux également savoir ce que l’on a pensé en France de Lupin, ou bien de The Crown. Pourquoi cette conversation ne devrait être menée que par des médias anglo-saxons, et non pas entre nous ?