Key Points
  • À la suite des élections législatives du 6 avril 2021, le projet minier du Kuannersuit, révélateur des ambitions du Groenland, est devenu le symbole d’une fragilité politique.
  • Ce projet d’implantation sino-australienne témoigne aussi de la concentration des intérêts étrangers en Arctique et en particulier sur ce territoire.
  • À Narsaq, région touristique devenu le lieu privilégié pour le site d’extraction, les spécificités locales ne semblent pas prises en compte et l’exploitation pourrait devenir le catalyseur de transformations territoriales profondes, accompagnées par un récit tourné vers les énergies vertes.

Le 6 avril dernier, les Groenlandais étaient appelés à élire leur nouveau parlement – l’Inatsisartut. Sur les quelque 56 000 habitants que compte le Groenland, ce n’étaient pas moins de 40 000 électeurs et électrices qui se sont rendus aux urnes pour décider du futur de ce territoire circumpolaire. Ces élections ont été marquées par de vives tensions. Au cœur des débats : un important projet d’exploitation minière à quelques kilomètres de Narsaq, une petite ville située dans l’extrême sud de l’île. Parmi les sept partis en lice, deux étaient sous le feu des projecteurs. D’un côté, le parti Inuit Ataqatigiit (« Communauté du peuple »), une formation écologique de gauche. Plaçant l’écologie et l’indépendance du Groenland au cœur de son projet politique, le parti IA représente une étincelle d’espoir pour les habitants opposés au projet minier du Kuannersuit1. De l’autre côté, le Siumut (« En avant »), un parti d’orientation social-démocrate déjà bien installé au pouvoir depuis une quarantaine d’années, qui défend le projet minier. 

Souhaitant faire de ce territoire circumpolaire le premier producteur occidental de terres rares au monde, ce projet minier porté par une entreprise australienne à capitaux en partie chinois catalyse les désirs d’indépendance économique et politique du Groenland par rapport à Copenhague. Face à la forte opposition de la population Inuit à ce projet, la victoire de l’IA marque un coup d’arrêt pour ce projet hautement médiatisé par la presse locale et étrangère. Cette exploitation minière proche de Narsaq, ville particulièrement vulnérable d’un point de vue économique, est révélatrice des inquiétudes qui pèsent sur le développement de l’industrie extractive en Arctique. 

Pour comprendre les enjeux de ces élections, il est important de revenir sur les spécificités politiques, économiques, sociales et géographiques de ce territoire autonome, mais constitutif du Royaume du Danemark. Le projet du Kuannersuit est-il la clé pour l’indépendance du Groenland ? Se fera-t-il au détriment de la population locale ? Ces élections anticipées fortement marquées par cet important projet minier révèlent la difficile conciliation entre développement territorial, préservation des modes de vie locaux, indépendance économique et politique, et mondialisation des territoires.

Souhaitant faire de ce territoire circumpolaire le premier producteur occidental de terres rares au monde, ce projet minier porté par une entreprise australienne à capitaux en partie chinois catalyse les désirs d’indépendance économique et politique du Groenland par rapport à Copenhague.

Joaquim Gaignard, Léa Tourdot, NICOLAS VERRIER

Le projet minier du Kuannersuit, révélateur des ambitions groenlandaises

Le Groenland : territoire autonome mais constitutif du Danemark

Le Groenland profite d’une autonomie politique depuis 1979 après l’adoption par référendum en 1978 de la loi sur son autonomie (Greenland Home Rule Act)2. Après avoir intégré la Communauté économique européenne (CEE) en 1973 comme territoire constitutif du Danemark, le Groenland se retire de cette dernière (y compris de la CECA et l’Euratom) en 1984 à l’issue d’un référendum tenu en 1982.  Une disposition contenue dans le Protocole sur le régime particulier applicable au Groenland prévoit néanmoins un régime spécial en ce qui concerne la pêche puisque ce secteur est toujours soumis aux lois du marché commun européen3. Il est aujourd’hui associé à l’Union européenne comme pays et territoires d’outre-mer (PTOM) et fait l’objet d’un partenariat de développement constant avec l’Union. Cela permet à l’île de bénéficier, en 2021 d’une aide financière annuelle de 16 521 754 euros4.

Depuis l’adoption de la loi de 1979, le Groenland a pu se doter d’institutions politiques propres renforçant ses compétences exécutives et législatives. Un gouvernement compétent et légitime est créé à Nuuk5. Les compétences groenlandaises s’étendaient sur divers secteurs allant de la santé à l’éducation, en passant par la fiscalité. Le Danemark lui conservait les compétences régaliennes de police, de sécurité, de justice et de politique monétaire. Le domaine des ressources naturelles était quant à lui, conjointement coordonné par le Groenland et le Danemark.

L’autonomie du Groenland a été renforcée après le référendum de 2009 par l’adoption du Self-Governement Act on Greenland en 20096. Le Danemark conserve néanmoins la défense, la monnaie et une partie de la diplomatie insulaire. Ce nouveau texte octroie une extension des compétences et des pouvoirs au Groenland portant ce dernier vers une autonomie renforcée. Par ailleurs, en application de l’article 12, le gouvernement groenlandais peut conclure des accords bilatéraux et multilatéraux selon ses domaines de compétences. De surcroît, en plus des 16 millions d’euros d’aides européennes7, le Groenland jouit d’une aide financière annuelle du Danemark évaluée à 3.4 milliards DKK à 456 millions d’euros (art.5), soit deux tiers du budget annuel groenlandais et 40 % de son PIB8. Enfin, autrefois partagées entre le Groenland et le Danemark, les compétences sur les ressources naturelles et minières ainsi que leur extraction, deviennent exclusivement groenlandaises. Cependant, il est important de noter qu’en son article 8, la loi de 2009 dispose que si les revenus issus de l’exploitation des ressources minérales sont supérieurs à la subvention annuelle danoise, alors cette dernière sera réduite à la moitié de la valeur des revenus annuels de l’exploitation si ceux-ci dépassent 75 millions de couronnes danoises, soit un montant d’un million d’euros9.

En vertu de l’article 21 de la loi de 2009 le peuple groenlandais peut choisir de demander son indépendance. L’article prévoit qu’une décision sur l’indépendance peut être prise par le Naalakkersuisut (le gouvernement groenlandais) si cette dernière est approuvée par référendum et consentie par le Folketing (le parlement danois). Le Groenland jouirait alors du plein exercice de sa souveraineté sur son territoire. À ce jour, cette issue n’est pas envisagée au regard particulier des aides dont l’île bénéficie. La compétence exclusive sur les ressources naturelles et minières permet au Groenland de s’engager davantage sur la scène internationale, nourrissant les intérêts croissants d’autres puissances (on fera ici une mention particulière aux États-Unis et à la Chine). Cela permet aussi aux Groenlandais, au travers de leur gouvernement, d’avoir un contrôle effectif sur les ressources naturelles. En effet, lors des dernières élections législatives, la majorité des Groenlandais ont manifesté leur opposition  à l’exploitation minière du Kuannersuit au profit de leur environnement.

Autrefois partagées entre le Groenland et le Danemark, les compétences sur les ressources naturelles et minières ainsi que leur extraction, deviennent exclusivement groenlandaises.

Joaquim Gaignard, Léa Tourdot, NICOLAS VERRIER

Les élections législatives du 6 avril 2021 : entre fragilité politique et désaccord pour l’avenir du Groenland  

Le 6 avril 2021, les Groenlandais ont voté avec un an d’avance pour renouveler leur parlement. Deux raisons expliquent l’anticipation de ces élections législatives qui étaient initialement prévues en avril 2020. Tout d’abord, une crise politique au sein de l’ancienne majorité et un désaccord sur un projet d’exploitation minière sur le site du Kuannersuit dans le sud du Groenland, regorgeant de terres rares et d’uranium.

Le Parlement groenlandais, constitué de 31 sièges, est pourvu pour une durée prévue de quatre ans. Ses membres sont élus au scrutin proportionnel plurinominal de liste dans cinq circonscriptions. Compte tenu du système électoral, la répartition des sièges se fait proportionnellement au nombre de voix remportées. L’ancienne majorité était composée du Siumut, de l’Inuit Ataqatigiit et du Naleraq. 

Le Siumut est un parti social-démocrate dirigé par Erik Jensen. Fondé en 1979, c’est l’un des principaux partis politiques groenlandais et a dominé le paysage institutionnel pendant une quarantaine d’années. À ses côtés, on retrouve le parti « Inuit Ataqatigiit » (IA) fondé en 1976. Nait comme un parti indépendantiste, l’IA s’est progressivement dessiné des valeurs socialistes et écologiques. L’IA s’est davantage marqué dans le paysage politique groenlandais après 2009 et s’est imposé comme le principal adversaire du Siumut. Aujourd’hui l’IA est dirigé par Mudde Egede, aussi nouveau premier ministre groenlandais. Le Naleraq, né en 2014, est un parti centriste aux valeurs indépendantistes. Ce parti a été fondé par Hans Enoksen, après que celui-ci ait quitté le Siumut après la victoire de l’IA aux élections législatives de 2009. Depuis sa création, Hans Enoksen est à la tête du Naleraq.

Le premier ministre aujourd’hui démis, Kim Kielsen, a fait l’objet d’une première tentative de motion de censure en octobre 2020 pour conflit d’intérêts10. La motion a échoué à 14 voix contre 13. Il perd peu après les élections internes du Siumut, laissant sa présidence à Erik Jensen, favorable à l’indépendance économique et politique du Groenland. Kim Kielsen décide néanmoins de conserver son poste de Premier ministre. 

Le nouveau président du Siumut, Erik Jensen, émettait des réserves quant à l’exploitation de cette mine détenue par Greenland Minerals, une compagnie australienne détenue en partie par des capitaux chinois, laissant la place à une insatisfaction du côté du « Parti Démocrate »11, en faveur de l’exploitation qu’ils considèrent comme une voie vers l’indépendance du territoire d’outre-mer. Dès lors, ces derniers ont décidé de se retirer de la coalition en février 2020 laissant le Siumut en gouvernement minoritaire. Le 16 février, une nouvelle motion de censure est votée à l’Inatsisartut à l’encontre de Kim Kielsen, encore Premier ministre. Sans avoir réussi à reconstituer une majorité, ce dernier se retire de son poste. Le lendemain, un vote au parlement prévoit la tenue anticipée des élections pour le 6 avril 2021.

À l’issue des élections d’avril 2021 l’Inuit Ataqatigiit (IA) remporte les élections avec 37 % des voix (9.900 votes) contre 30 % (environ 7 900 votes) pour leur adversaire, le Siumut. Ainsi, l’IA et le Siumut remportent respectivement 12 sièges et 10 sièges. Par comparaison aux résultats de 2018, l’Inuit Ataqatigiit gagne 4 sièges et le Siumut en gagne 3. Les élections de 2018 avaient en effet démontré, un essor du « Parti Démocrate », qui avait remporté 20 % des suffrages pour un nombre total de 6 sièges. Le 6 avril dernier, le Parti Démocrate n’a remporté que 10 % des suffrages perdant ainsi 3 sièges par rapport à 2018.

En outre, n’ayant pas obtenu la majorité absolue, l’IA devait former une coalition gouvernementale. Divergent sur de nombreux points, le « Parti Démocrate » a refusé de former une coalition avec IA12. De même, une coalition entre l’IA et le Siumut est rejetée, ce dernier n’étant pas un choix optimal pour la mise en œuvre du programme de la gauche écologique. C’est donc vers le Narleraq, un parti indépendantiste qui s’oppose également au projet minier, que le choix de la coalition s’est orienté. Additionnés aux 12 sièges d’IA, les 4 obtenus par les indépendantistes permettent d’atteindre une majorité au Parlement local, soit 16 sièges sur 31. Múde Egede, le nouveau Premier ministre groenlandais, annonçait la formation d’une coalition avec le Narleraq le 19 avril.

C’est vers le Narleraq, un parti indépendantiste qui s’oppose également au projet minier, que le choix de la coalition s’est orienté.

Joaquim Gaignard, Léa Tourdot, NICOLAS VERRIER

Le projet du Kuannersuit : entre contestation et volonté d’émancipation

Le projet de mine au Kuannersuit entend entreprendre l’exploitation de 11 millions de tonnes de terres rares et 270 000 tonnes d’uranium. Ce projet s’additionnerait à huit autres licences d’exploitation13 aux quatre coins du Groenland14. L’engouement, y compris à l’international, pour le potentiel minier au Groenland fait naître des intérêts croissants depuis une quinzaine d’années. Selon certaines estimations, l’entreprise australienne engendrerait un bénéfice de 60 millions de dollars par an, dont 90 % seraient issus de l’exploitation des terres rares. Ces estimations seront probablement revues à la hausse dans les prochaines années si l’entreprise obtient sa licence d’exploitation. Situé à seulement huit kilomètres de la ville de Narsaq dans l’extrême sud du Groenland, le projet de mine de Greenland Minerals (GML), fit l’objet d’une étude de faisabilité et d’une étude d’impact environnementale et sociale qui a débuté en 2012. GML avait obtenu une licence d’exploration en 200515, et qui devrait expirer en 202316. Cette licence ne lui permet pas d’exploiter de ressources. Il faut en effet une approbation du gouvernement groenlandais qui doit également passer par une audience publique devant le Parlement groenlandais pour que GML puisse commencer son exploitation. Par ailleurs, le projet doit faire l’objet d’une consultation populaire non contraignante. Cette dernière initiée en décembre 202017 prévoit d’être clôturée en juin 2021.

Même si la fonte des glaces représente une aubaine économique dans l’Arctique groenlandais facilitant la mise en œuvre de divers projets miniers, l’industrie extractive pourrait devenir la source d’importants dommages environnementaux. Les conséquences de l’exploitation minière sur l’environnement et sur la biodiversité affecteraient de manière considérable le mode de vie des populations locales qui repose principalement sur leur environnement. On peut principalement souligner la contamination des cours d’eau et des sols, les résidus toxiques et les dépôts de déchets radioactifs. Rappelons ici que le phénomène de fonte de l’inlandsis groenlandais (1.7 million de km²) s’est nettement accéléré ces 10 dernières années (2010-2019) puisque ce sont 2000 gigatonnes de glace qui ont fondu, soit la moitié de la fonte évaluée sur les 30 dernières années. Cela représente une élévation totale du niveau de la mer de 1,1 cm (outre  les autres effets tels qu’une désalinisation de l’eau, une modification des courants marins, répercussions sur la biodiversité, etc.)18

Pourtant, les principaux arguments avancés en faveur du projet de GML tournent autour du potentiel économique. L’administrateur général du groupe australien, qui est par ailleurs groenlandais, déclarait sur Euronews : « cela peut contribuer de manière significative à l’économie du Groenland. Le Groenland peut devenir un acteur clé, car nous pourrions être assis sur des matières premières qui représentent 15 à 20 % de la demande mondiale de ces métaux. Après tout, ce sont ces terres rares qui devraient être le moteur de la transition écologique »19. Un autre argument en sa faveur est la création d’emplois locaux, là où encore aujourd’hui, 16 % de la population groenlandaise vit sous le seuil de pauvreté. Pourtant, au vu des résultats des élections, les Groenlandais ont préféré leur environnement à leur économie, à l’instar de leur nouveau Premier ministre, Mute Egede qui déclarait lors du dernier débat télévisé de ces législatives : « La santé publique est ce qu’il y a de plus important. Nous savons que le projet aura des conséquences sur l’environnement »20. Cet avis a été surtout partagé par les citoyens de Narsaq, dont 68 % ont voté en faveur d’IA qui a le vent en poupe.

Carte  : Gaëlle Sutton / Groupe d’études géopolitiques

Une implantation sino-australienne au Groenland : un projet minier au-delà des frontières nationales

Acheter un territoire : les États-Unis n’en sont pas à leur coup d’essai

Le 16 août 2019 est resté dans les mémoires des habitants de l’île. Le Wall Street Journal21 révélait que le président états-unien Donald Trump, et son équipe de proches conseillers, auraient envisagé le rachat du Groenland. 

« Le Groenland est riche en ressources valorisables telles que les minerais, de l’eau et de la glace de grande pureté, des stocks de poissons, de l’énergie renouvelable et une frontière pour le tourisme d’aventure. Nous sommes ouverts aux affaires, mais pas à la vente.  » rétorquait le compte twitter officiel du Ministère des Affaires étrangères du Groenland, le jour-même. Une ligne similaire chez le Premier ministre d’alors du Groenland, Kim Kielsen : « Le Groenland n’est pas à vendre, mais le Groenland est ouvert au commerce et à la coopération avec les autres pays, y compris les États-Unis »22.

L’idée finalement rejetée par le Danemark et le Groenland a occasionné une gêne diplomatique. Le Président des États-Unis qui devait se déplacer le mois suivant à Copenhague, a annulé sa visite le 20 août, à coup de tweets23 au prétexte que la Première Ministre danoise, Mette Frederiksen n’exprimait « aucun intérêt à discuter l’acquisition du Groenland« .

Cette idée folle d’acheter un territoire à un autre État, était en réalité une pratique historique. Rappelons que la Louisiane a été vendue aux Américains par Napoléon Ier en 1803, ou encore que l’Alaska avait été acheté aux Russes en 1867, et à la même époque l’achat du Groenland et même de l’Islande était envisagé24. En 1946, Harry Truman avait en effet proposé 100 millions de dollars aux Danois pour le Groenland25

Derrière le ramdam médiatique et la tonitruance toute trumpienne, se cache bien des enjeux très contemporains. L’île recèle en effet de ressources et de potentiels économiques, qui auraient été une motivation pour ces considérations. De plus, les États-Unis sont liés à Copenhague – et donc au Groenland – par la signature d’un accord en 1941, en pleine guerre26 contre le Troisième Reich, permettant l’ouverture de la base de défense avancée de Thulé, mise en service depuis 1943. Pendant la Guerre froide, la base accueillant grand nombre de radars et de capteurs, est par la suite devenue un maillon essentiel de la dissuasion nucléaire, composant vital dans la chaîne de défense antimissile des États-Unis, et du North American Aerospace Defense Command (NORAD) ; et base avancée pour les bombardiers stratégiques américains. Mais un autre facteur aurait pu jouer pour réitérer la proposition d’achat : la modification rapide de la région sous l’effet du changement climatique et les dynamiques géopolitiques qui l’accompagnent.

« Trump veut acheter le Groenland mais la Chine, sa némésis, y est avant lui »

C’est ainsi que Forbes titrait un article se penchant sur les événements d’août 201927. Cette proposition de rachat a rappelé au monde la place de l’île sur la carte, son importance et son intégration grandissante dans la mondialisation, accompagnée notamment d’efforts chinois pour y poser un pied. Le projet du Kuannanersuit est porté par une compagnie basée en Australie, Greenland Minerals Limited (GML).

Au Groenland, la Chine, par l’intermédiaire d’entreprises d’État, a aussi tenté de s’implanter par l’investissement dans la construction d’aéroports. En 2018, Kalaallit Airports Group lançait un appel d’offres pour rénover et moderniser ses trois aéroports : à Nuuk, la capitale, Ilulissat et Qaqortoq28. Trois SOE chinoises29 y avaient répondu et présenté une proposition. Après de nombreuses oppositions tant au Danemark qu’aux États-Unis, la compagnie CCCC se retira de l’appel d’offres d’elle-même30 un an après, juste avant la date limite du 14 juin 2019, soit deux mois avant que Trump émette le souhait de racheter l’île.

Au Groenland, la Chine, par l’intermédiaire d’entreprises d’État, a aussi tenté de s’implanter par l’investissement dans la construction d’aéroports.

Joaquim Gaignard, Léa Tourdot, NICOLAS VERRIER

De plus, les prospections géologiques estiment que des terres rares, de l’or et de l’uranium seraient présents en quantités conséquentes. À l’échelle mondiale, la Chine est le plus grand producteur de terres rares, cruciales pour la construction de nombreux composants électroniques, ce qui la place en quasi-monopole sur ce marché crucial. D’autant plus que ces minerais sont aussi essentiels aux pièces d’éoliennes et de panneaux solaires, déterminants pour la transition écologique, priorité politique de plus en plus pressante.

À l’état de projet depuis plusieurs années, le projet du Kuannersuit de GML avait déjà attiré l’attention, lorsqu’en 2017, la SOE chinoise Shanghe Ressources Holding était entrée dans le capital de GML, à hauteur de 11 %, devenant le premier détenteur d’actions. Aujourd’hui, d’autres grands investisseurs sont entrés dans le capital, et la SOE chinoise n’est plus que le quatrième plus gros actionnaire, avec 125 millions de dollars australiens d’actions représentant 9,32 % du capital total31.

L’arrivée d’un investisseur lié à une compagnie d’État chinoise a inquiété des officiels danois et américains32. Il existe en effet une méfiance qui se généralise en Europe vis-à-vis des investissements chinois dans les infrastructures ou dans l’industrie extractive notamment. Avec la dégradation de l’image de la Chine dans les pays européens et américains, les activités impliquant le pays sont de plus en plus refoulées, par l’invocation de motifs liés à la sécurité nationale ou à la souveraineté. Comme la chercheuse Camilla Sørensen l’observe, la rivalité sino-américaine se déverse partout et semble déclencher une logique de sécuritisation, jusqu’en Arctique33

Dans le cas de GML, la méfiance pourrait certainement être nuancée par le fait qu’aujourd’hui, Shanghe Ressources Holding est tombée derrière trois actionnaires principaux : JP Morgan, Citicorp Nominees et HSBC Custody Nominees (Australie), des sociétés bien occidentales.

La transformation territoriale de Narsaq : une prise en compte contestable des spécificités locales

L’exploitation minière comme catalyseur d’un récit territorial tourné vers les énergies vertes

Ville réputée pour ses paysages naturels impressionnants, sa richesse culturelle et son empreinte rurale, Narsaq est une destination touristique centrale pour le développement du Groenland. Le grand nombre de fermes de moutons sur le territoire de Narsaq a conduit au développement d’un tourisme de proximité entre randonneurs et fermiers, renforçant le caractère rural de ce territoire34. Le projet minier du Kuannersuit bouleverse alors le rapport des habitants et des touristes à leur environnement. De fait, l’implantation de Greenland Minerals marque un tournant pour ce centre urbain qui souhaite s’inscrire au cœur des échanges internationaux. L’exploitation minière est vue comme une opportunité pour développer de nouvelles technologies plus écologiques. La mobilité électrique et l’industrie éolienne représentent une part importante des objectifs de GML35. Comme l’explique Marine Duc, le Groenland a mis en place un « marketing territorial multiforme »36 à travers un taux de participation important de délégataires groenlandais lors de conférences internationales comme le Greenland Oil and Gas event à Londres ou encore le Greenland Day PDAC Convention 2020 à Toronto, créant un espace d’échanges entre les différentes entreprises minières opérant au Groenland. Ce paradoxe entre industrie minière et développement durable tend à faire disparaître la forte empreinte rurale du territoire au profit d’un tourisme d’affaires tourné vers les énergies vertes. Ce marketing territorial peut enfin être appréhendé comme une potentielle instrumentalisation de l’argument écologique comme levier de légitimation d’une activité minière pourtant en déclin dans le reste de la zone arctique.

Ce paradoxe entre industrie minière et développement durable tend à faire disparaître la forte empreinte rurale du territoire au profit d’un tourisme d’affaires tourné vers les énergies vertes. Ce marketing territorial peut enfin être appréhendé comme une  potentielle instrumentalisation de l’argument écologique comme levier de légitimation d’une activité minière pourtant en déclin dans le reste de la zone arctique.

Joaquim Gaignard, Léa Tourdot, NICOLAS VERRIER

La potentielle gentrification de Narsaq : vers une mise en transparence des usages Inuits ?  

Ce projet déconnecté des spécificités territoriales de Narsaq risque de gentrifier ce territoire au détriment des populations locales. Ce territoire aux ressources géologiques importantes peine à retrouver un certain dynamisme économique et souffre d’un fort manque d’attractivité. Huitième ville de l’île, Narsaq connaît une baisse démographique et un taux de chômage parmi les plus élevés du pays. Depuis 1991, Narsaq a perdu un quart de sa population alors que la population groenlandaise ne décroît pas. À la suite de l’effondrement du secteur halieutique, le taux de chômage s’élève à 15,1 % à Narsaq contre une moyenne de 9 % dans le reste du pays37

Pensé comme un levier de développement territorial, le projet du Kuannersuit a pour objectif d’attirer environ 900 travailleurs étrangers dont 400 d’entre eux logeraient sur place38. Bien que créant de nouveaux emplois dans une région en déperdition, cette arrivée massive de population laisse craindre une potentielle ghettoïsation des quartiers Inuits, pourtant majoritaires. La création par GML d’un quartier dédié aux travailleurs étrangers au nord de Narsaq39 risque alors de conduire à un effacement progressif des usages Inuits entraînant une transformation du marché de l’immobilier. Le rapport à l’habitat sera également impacté si les nouvelles constructions ne respectent pas les codes architecturaux Inuits. Dans un pays où la couleur des maisons représente le statut social de l’habitant, l’architecture étrangère renforcerait le sentiment de dépossession des Inuits soit 85 % de la population insulaire. Cette nouvelle dynamique au Groenland s’inscrit dans une potentielle gentrification à l’échelle nationale avec la métropolisation de sa capitale40, transformant Nuuk en vitrine d’un Arctique fantasmé.   

Vers un basculement du secteur halieutique vers le secteur minier : Narsaq, nouvelle ville-entreprise ?

Cette transformation de l’identité de Narsaq et l’arrivée massive de travailleurs étrangers employés par GML risquent de transformer Narsaq en nouvelle ville-minière. Levier d’émancipation économique, l’exploitation minière a engendré le développement de villes entièrement composées de travailleurs à l’image de Novy-Ourengoï en Russie. Cette ville-entreprise41 où plus de 70 % des habitants travaillent pour l’industrie pétrolière42 est extrêmement dépendante d’une seule entreprise et sa pérennité dépendra alors de capitaux privés. À Kuannersuit, le rejet prévu des eaux traitées et surtout celles non traitées dans les zones de pêches et de chasse des communautés Inuits43 va conduire à un effondrement d’une économie indépendante. Face à cette disparition programmée de l’économie locale et la mainmise d’une seule entreprise à capitaux étrangers, Narsaq se trouve menacée par l’épuisement des ressources naturelles.

Conclusion

Les résultats des dernières élections ont montré une réelle volonté citoyenne de se préserver des risques, tant environnementaux que sociaux, qui découleraient du projet du Kuannersuit. Pourtant, les projets comme celui du Kuannersuit fleurissent et semblent se dessiner comme une voie privilégiée pour l’indépendance du Groenland qui, avant de pouvoir aspirer à son indépendance politique doit trouver des moyens pour se défaire d’une forme de tutelle financière danoise et européenne. A contrario, l’isolationnisme ne saurait être perçu comme une solution viable à l’émancipation du Groenland qui demeure pour l’instant dépendante des aides financières transatlantiques. Le constat est qu’à l’heure actuelle, l’exploitation minière n’est guère envisagée par la population groenlandaise comme un moyen d’émancipation.

Cette transformation de l’identité de Narsaq et l’arrivée massive de travailleurs étrangers employés par GML risquent de transformer Narsaq en nouvelle ville-minière.

Joaquim Gaignard, Léa Tourdot, NICOLAS VERRIER

Concernant la rivalité entre les superpuissances états-unienne et chinoise, le tempo semble être au désavantage de la dernière, après des revers subis par diverses SOE en Arctique. De plus, les États-Unis, malgré les aléas trumpiens, ont exprimé le souhait de renforcer les liens avec l’île inuit, en annonçant l’ouverture d’une représentation permanente en 201944. La rénovation des trois aéroports de l’île devrait aussi permettre de renforcer des liens avec le continent américain, tout comme l’ouverture de routes maritimes vers Portland, Maine, grâce à la coopération entre les transporteurs Royal Arctic Line et Eimskip depuis l’été 202045.

Enfin, ce projet minier soulève de nombreuses questions notamment concernant les retombées pour le développement de Narsaq. D’une part, un questionnement se pose notamment sur le fait que les innovations technologiques dues à l’extraction de terres rares risquent de ne pas bénéficier aux populations groenlandaises, notamment à Narsaq. En effet, cette exploitation minière, bien que créant un nombre élevé d’emplois, va-t-elle permettre au Groenland de moderniser ses équipements ou n’est-elle destinée qu’à l’exportation ? D’autre part, des formations sur les métiers de la mine à destination des populations Inuits ne sont pas encore envisagées par GML, à l’image de la société minière Baffinland, au Nunavut. D’un point de vue général, ce projet minier risque d’enfermer cette population dans une économie non résiliente après la destruction de ses propres modes de production et de consommation.

Sources
  1. Nous utilisons l’endonyme groenlandais kuannersuit, qui désigne le lieu où le projet minier prendrait place. En danois et dans les sources anglophones, il est souvent écrit dans la langue de l’ancienne puissance coloniale “Kvanefjled”. Rappelons que 90 % de la population est Inuit et a subi l’acculturation coloniale pendant plusieurs siècles.
  2. Greenland Home Rule Act” de 1978.
  3. Protocole sur le régime applicable au Groenland de 1984. 
  4. Ce montant correspond à un budget prévisionnel issu de la proposition de décision du Conseil européen relative à la conclusion d’un accord de partenariat dans le domaine de la pêche durable : Commission européenne. Proposition de Décision du Conseil relative à la conclusion d’un accord de partenariat dans le domaine de la pêche durable entre l’Union européenne, d’une part, et le gouvernement du Groenland et le gouvernement du Danemark, d’autre part, ainsi que de son protocole de mise en œuvre, Pub. L. No. 2021/0037 (NLE) (2021).
  5. Cyr, Alexandra. « La politique du Groenland et sa quête d’autonomie ». Regards géopolitiques 7, no 1 (30 mars 2021).
  6. Parlement du Royaume du Danemark. Groenland : Loi sur l’autonomie du Groenland de 2009 [traduction française par le Conseil Economique et Social des Nations Unies] (21 juin 2009).
  7. Gattolin, André. « Le Groenland, un carrefour entre l’Europe et l’Arctique ? » Rapport d’information. Commission des affaires européennes. Paris, France : Sénat, 4 décembre 2014.
  8. Blanc-Noël, Nathalie. « Danemark. La souveraineté du Groenland est elle possible et souhaitable ?  » Grande Europe, no 24 (2010) : 11.
  9. Loi sur l’autonomie du Groenland de 2009.
  10.  McGwin, Kevin. « Greenland’s Premier Becomes Embroiled in a Row over Roe – ArcticToday ». ArcticToday, 8 juin 2020.
  11. Le « Parti Démocrate », né en 2002, est le quatrième parti le plus important du Groenland. Centriste, le « Parti Démocrate » est fondé sur des valeurs libérales. Il n’est pas en faveur de l’indépendance mais souhaite tout de même conserver le statut d’autonomie.
  12. Aviâja Kilime, et Christine Hyldal, « IA : Vi bevæger os mod koalitionsforhandlinger nu », KNR, Greenland Broadcasting corporation, 13 avril 2021.
  13. Kibsgaard, Helen, et Peter Schriver. « First-Step Analysis : Mining in Greenland ». Lexology, 3 juin 2020. https://www.lexology.com/library/detail.aspx?g=f017b85c-094d-4aa3-8d15-ac5cb17b43dc.
  14.  À cela s’ajoute : un gisement de minerai de fer et une mine d’or dans le sud mais également une mine de plomb et de zinc dans le nord. Les différentes licences d’exploitation ont été obtenues de 2013 à 2016.
  15. Mineral Licence and Safety Authority, Greenland et Government of Greenland. License MEL 2010-02, M-11 § (2007).
  16. Mineral Licence and Safety Authority, Greenland et Government of Greenland. License MEL 2010-02, M-11 § (2007).
  17. Middleton, Rachel. « Greenland Minerals Looks Forward to Working with New Greenland Government as It Progresses Its Kvanefjeld Rare Earth Project Development ». Proactiveinvestors NA, 9 avril 2021, sect. Mining ?
  18. Si l’entièreté de la glace du Groenland venait à fondre, le niveau des mers s’élèverait à 7 mètres, voir le rapport de l’Agence Européenne pour l’Environnement : European Environment Agency. « Cumulative Ice Mass Loss from Greenland and Antarctica ». Figure. Consulté le 12 mai 2021 ; et The IMBIE team. «  Mass Balance of the Antarctic Ice Sheet from 1992 to 2017  ». Nature 558, no7709 (juin 2018) : 219‑22. L’équipe IMBIE (Ice Sheet Mass Balance Inter-comparison Exercise) est un projet scientifique international soutenu par l’ESA (Agence Spatiale Européenne) et la NASA (Agence Spatiale des Etats-Unis).
  19. Devineaux, Anne. « Groenland : dilemme autour de l’exploitation minière des terres rares  ». euronews, 30 mars 2021.
  20. Ouest France et Agence France Presse. « Le Groenland porte au pouvoir la gauche écologiste, opposée à un projet minier controversé  ». Ouest-France.fr, 7 avril 2021, sect. Groenland.
  21. Bender, Michael C., Vivian Salama, Rebecca Ballhaus, et Andrew Restuccia. « President Trump Eyes a New Real-Estate Purchase : Greenland ». Wall Street Journal. 16 août 2019.
  22. Ministry of Foreign Affairs of Greenland et Government of Greenland. « Kort kommentar til rygtet om Trumps interesse for Grønland – Naalakkersuisut », 16 août 2019.
  23. BBC News. « Trump cancels Denmark visit amid spat over sale of Greenland ». BBC News, 21 août 2019, sect. US & Canada.
  24. Mills Peirce, Benjamin. « A Report on the Resources of Iceland and Greenland ». U.S. State Department, 1868.
  25. Farzan, Antonia Noori. « Trump Reportedly Wants to Buy Greenland. So Did the Truman Administration. » Washington Post, 16 août 2019.
  26. Department of State, US Government et Government of the United States of America. « Agreement Relating to the Defense of Greenland ». International Law Studies 40, no 1 (1 janvier 1942) : 13.
  27. Treadgold, T. « Trump Might Want to Buy Greenland But His Nemesis, China, Is There Before Him ». Forbes, 19 août 2019.
  28. Les coûts totaux étaient estimés à 3,6 milliards de couronnes danoises (Danske Kroner, DKK) (soit environ 484 millions d’euros), le gouvernement groenlandais devait financer 2,1 milliards DKK, les 1,5 milliards par un financement externe.
  29. China Communications Constructions Co (CCCC), Beijing Construction Engineering Group (BCEG), ainsi que la banque d’investissement, Export-Import Bank of China (EXIM).
  30. Copenhague s’était engagé le 10 septembre 2018, à prendre pour 700 millions DKK de parts, devenant un actionnaire pesant et orientant de facto le destin de la compagnie. Les conditions et normes exigées pour les chantiers auraient aussi été des éléments décourageants les compagnies chinoises.
  31. Chiffres datant du 22 avril 2021, date de consultation. Pour plus de détails, voir par exemple le site Bloomberg. « Greenland Minerals Ltd – Company Profile and News ». Bloomberg. Consulté le 22 avril 2021, ou encore le site officiel de Greenland Minerals Limited (INVESTORS), et notamment ce rapport financier aux actionnaires datant de fin 2020 : https://www.afr.com/company/asx/ggg/shareholders.
  32. Lucht, Hans. « Chinese Investments in Greenland Raise US Concerns | DIIS ». DIIS Policy Brief, 20 novembre 2018, 4.
  33. Sørensen Nørup, Camilla Tenna. «  China as (Near-) Arctic Great Power Drivers and Perspectives – Research database », ThinkChina. Policy Brief. vol.1 nᵒ 1, 8 mars 2019.
  34. Daniela Tommasini, Tourism, Human Capital & Regional Development in Three Communities in Greenland:Ukkusissat, Narsaq and Qaanaaq, Arctic Yearbook 2014
  35. Site web de Greenland Minerals LTD :  https://www.ggg.gl/materials/rare-earths/
  36.  Duc, Marine. « L’extractivisme sans extraction ? Au Groenland, des politiques de développement territorial entre volontarisme minier et dépossessions  ». Géoconfluences, novembre 2017.
  37. Mikkel Schøler,The Kuannersuit Mining Project – Impacting Greenlandic and International Politics for a Decade, Over the Circle, 9 février 2021
  38. Duc, « L’extractivisme sans extraction ? »
  39. Ibid.
  40. Nicolas Escach, « Nuuk : un modèle groenlandais de métropole arctique ? », Nordiques, 37 | 2019 
  41. Yvette Vaguet,2016,les formes et les enjeux de l’urbanisation en Arctique”, in Joly D., L’Arctique en mutation, Paris, Éditions de l’EPHE
  42. Clara LoÏzzo/Camille Tiano, L’Arctique, Armand Colin, 2019
  43. Duc, « L’extractivisme sans extraction ? »
  44. Government of Greenland. « Press Release Regarding the U.S. Reestablishment of a Permanent Department of State Presence in Greenland – Naalakkersuisut », 9 mai 2019.
  45. Humpert, Malte. « Eimskip and Royal Arctic Line Commence Container Shipping Cooperation to Greenland ». High North News. 29 juin 2020.