De prime abord, on serait tenté de penser qu’il y a, au sein de l’Union européenne, autant de modèles différents de justice sociale que d’États-membres – des modèles qui d’ailleurs parfois s’opposent et qu’on voit mal comment réconcilier. Comment donc parler de justice sociale européenne ? Le concept n’est-il pas trop ambitieux1 ?

Bruno Palier

Bruno Palier est directeur de recherches à Sciences Po. Paris au sein du Centre d’études européennes et de politique comparée.

À l’échelle de la planète entière, l’Europe se distingue par son modèle social unique, résumé en ces termes par Angela Merkel : « 5 % de la population, 20 % du PIB, 55 % des dépenses publiques, y compris les dépenses sociales ». Il y a là un fait commun à tous les États-membres. On peut ajouter à cela la garantie publique que ceux qui ne peuvent pas travailler perçoivent un revenu ; que ceux qui sont malades reçoivent un traitement ; que ceux qui sont âgés touchent une retraite.

À l’échelle continentale, cependant, les pays nordiques, les pays libéraux de l’Ouest, l’Europe centrale, l’Europe du Sud et l’Europe de l’Est offrent cinq modèles d’État-providence différents à bien des égards. On observe même, à l’intérieur de ces groupes, des différences marquées entre, par exemple, le Portugal et l’Espagne sur la participation des femmes au marché du travail ou entre la Finlande et la Suède sur le recours aux acteurs privées. La vraie question, ici, est donc celle de l’échelle pertinente.

Sur la justice sociale, la vraie question est celle de l’échelle pertinente.

Bruno Palier

Tout semble aussi dépendre des objectifs que se donnent les États en matière de justice sociale. Certains pays européens – l’Allemagne et la France au premier chef – ont fait l’objet de vives critiques de la part de l’ONU et de l’OCDE pour n’avoir pas permis un accès équitable à l’éducation et au marché du travail aux migrants qu’ils accueillaient sur leurs territoires. Y aurait-il là, en creux, la définition d’un modèle européen ?

Leila Hadj Abdou

Leila Hadj Abdou est chargée d’enseignement et de recherche à l’Institut Universitaire Européen.

On voit là qu’en ce qui concerne l’intégration économique des migrants et la mobilité sociale, deux modèles s’opposent. Aux États-Unis, l’intégration économique par le travail est au fondement de la politique migratoire ; l’Europe n’embrasse pas la même philosophie. Précisément parce que les pays européens perçoivent l’accès au marché du travail comme un accélérateur de migrations, celui-ci y a été restreint pour les migrants et les demandeurs d’asile. Bien sûr, il peut y avoir des différences à l’intérieur du continent et certains pays peuvent se montrer plus accueillants que d’autres mais en même temps la convergence des vues à l’intérieur du continent sur ce sujet est particulièrement frappante.

Andreas Wimmer

Andreas Wimmer est professeur de sociologie à l’Université Columbia.

Ce modèle américain de politique migratoire semble pourtant très atteint depuis l’élection de Donald Trump, qui a mis en lumière les courants racistes, suprématistes et nativistes qui traversent de larges parts de l’électorat et ont conditionné le fonctionnement du gouvernement des États-Unis ces quatre dernières années. Je continue toutefois de penser que le mythe national d’un pays d’immigration ouvert à tous et de la réussite par le travail rend plus facile la formation d’un communauté nationale inclusive.

Les mythes nationaux européens sont pour des raisons historiques de nature totalement différente. Des siècles de guerres et d’oppositions entre pays voisins ont forgé de solides identités nationales, que relaye la promotion d’une homogénéité linguistique ou culturelle. Mais la différence entre Europe et États-Unis semble aujourd’hui s’être inversée et certains pays européens, comme l’Allemagne, apparaissent comme une terre d’accueil. Il faudra attendre de voir si, les années Trump digérées, le modèle inclusif américain refait surface.

La différence entre Europe et États-Unis semble aujourd’hui s’être inversée et certains pays européens, comme l’Allemagne, apparaissent comme une terre d’accueil. Il faudra attendre de voir si, les années Trump digérées, le modèle inclusif américain refait surface.

Andreas Wimmer

Le complexe de supériorité qu’entretient l’Union européenne vis-à-vis des États-Unis en matière de justice sociale est-il d’ailleurs justifié ?

Andreas Wimmer

Je crois qu’il est pleinement justifié et, comme la crise sanitaire l’a révélé récemment, qu’il l’est peut-être encore davantage aujourd’hui qu’hier. Globalement, les modèles sociaux européens ont plutôt bien tenu pendant la crise. Nombre de pays ont eu recours au chômage partiel, par exemple, ce qui a contribué à maintenir les emplois ; cela n’a pas été le cas aux États-Unis. Mais je crois aussi que l’idée de justice sociale n’a pas subi la même pression en Europe qu’aux États-Unis. À Los Angeles, à New York, dans les grandes villes, on a vu d’interminables files d’attente se former devant les banques alimentaires. On a beaucoup moins vu ce genre de scènes en Europe…

Leila Hadj Abdou

Je suis d’accord, mais je crois qu’il ne faut pas aborder la question uniquement en termes de modèles sociaux ou de puissance publique mais regarder aussi, plus concrètement, ceux qui sont les bénéficiaires de cette justice sociale. On voit bien que les choses se jouent d’abord à l’échelle individuelle : la notion de justice sociale met en branle des valeurs personnelles, des idéaux, des convictions, ce que l’on perçoit comme juste ou comme équitable. Je crois que c’est précisément dans cette dimension individuelle, personnelle, que l’Europe et les États-Unis tendent à évoluer dans la même direction. Les lignes de fractures autour des questions de redistribution des richesses, de reconnaissance sociale, mais aussi, de manière plus politique, d’identités, sont aujourd’hui très similaires de part et d’autre de l’Atlantique. C’est pourquoi je crois d’ailleurs que la question sociale seule est loin d’épuiser ce débat : on voit bien, au moins depuis le Brexit, comment en Europe, les lignes de fractures ne sont plus uniquement économiques mais aussi très politiques – tout comme aux États-Unis. Ne s’intéresser qu’aux problématiques sociales serait manquer un certain nombre de dynamiques importantes qui tendent à lier aujourd’hui justice sociale et crises politiques ou culturelles.

La notion de justice sociale met en branle des valeurs personnelles, des idéaux, des convictions, ce que l’on perçoit comme juste ou comme équitable. Je crois que c’est précisément dans cette dimension individuelle, personnelle que l’Europe et les États-Unis tendent à évoluer dans la même direction.

Leila Hadj Abdou

Justement, sur cette articulation du politique et de l’économique, voyez-vous les débats sur les inégalités, l’exclusion sociale ou les discriminations comme des distractions vis-à-vis de l’enjeu de la redistribution ou, au contraire, comme des questions centrales auxquelles une juste redistribution pourrait apporter une réponse satisfaisante ?

Turkuler Isiksel

Turkuler Isiksel est professeure associée de sciences politiques à l’Université Columbia.

Autrefois, le terme de justice sociale faisait en quelque sorte corps avec l’idée de redistribution matérielle, du partage des bénéfices et des coûts d’une économie de marché de manière plus équitable entre les différents groupes et classes qui composent la société. Ce que l’on a vu ces derniers mois, de manière très intense, notamment avec le mouvement Black Lives Matter, est un basculement vers des problématiques que les politologues ont eu tendance à appeler des questions d’identité ou de reconnaissance sociale : la reconnaissance et la mise en valeur au sein de la société des identités des gens ou groupes de gens qui ont été opprimés et exclus du pouvoir, mais aussi marginalisées dans les sphères économiques et sociales.

Cela soulève une question qui fait rage en ce moment parmi les experts en sciences politiques, qui cherchent à se confronter à la montée des populismes dans de si nombreux pays et démocraties, celles établies comme celles en transition. Il y a en quelque sorte deux principales positions extrêmes sur le sujet : une selon laquelle les mouvements populistes sont une forme de réponse à l’insécurité socio-économique découlant du néolibéralisme et de la mondialisation économique ; et une autre selon laquelle il s’agit bien plus de problèmes de reconnaissance, précisément d’anxiétés sociales sur l’identité et les rapports de domination.

Pour autant, si l’on prend telles quelles les demandes exprimées par les mouvements populistes d’aujourd’hui, le problème de l’intégration européenne n’est pas tellement qu’elle empêche une distribution équitable des ressources, mais qu’elle érode la cohésion culturelle et la solidarité dans l’élément politique national, et qu’elle présente une menace pour la souveraineté. Ainsi, la proposition de retirer aux États-membres certaines fonctions d’assistance sociale, pour les mettre entre les mains de l’Union – ce qui a toujours été cher aux supranationalistes ou à la gauche fédéraliste européenne –, serait le pire remède à cette montée des populismes. Ce serait comme approcher le feu de graisse des politiques identitaires avec l’eau des compétences supranationales étendues, qui enlèvent certaines prérogatives-clés des états-membres. Je pense donc que nous avons raison de nous tenir à cette distinction du politique et de l’économique, tout en reconnaissant qu’en pratique, ces inquiétudes sont souvent difficiles à démêler l’une de l’autre.

Si l’on prend telles quelles les demandes exprimées par les mouvements populistes d’aujourd’hui, le problème de l’intégration européenne n’est pas tellement qu’elle empêche une distribution équitable des ressources, mais qu’elle érode la cohésion culturelle et la solidarité dans l’élément politique national, et qu’elle présente une menace pour la souveraineté.

Turkuler Isiksel

Leila Hadj Abdou

C’est pour cela qu’il ne faut pas négliger l’échelle individuelle dans nos analyses. La question est aussi celle de la différence dans les hiérarchies de valeur dans les populations. L’identité, l’héritage culturel prennent parfois une place plus grande dans les débats publics ou les inquiétudes personnelles que la redistribution matérielle. Je crois que ce dont il est question ici, c’est que beaucoup de gens mettent parfois ces valeurs d’identité au-dessus des valeurs économiques. Bien sûr, les deux sont importantes, et elles sont entremêlées. Si l’on ne se montre pas sensible à cela, le fossé ira en s’élargissant.

Je voudrais revenir précisément sur la question de la fracture identitaire et la place qu’elle peut occuper dans le modèle social européen, en particulier vis-à-vis de la montée des populismes. En 2012 l’Union Européenne recevait le prix Nobel de la Paix, mais l’on voit aujourd’hui une résurgence du racisme, de l’islamophobie, de l’antisémitisme, de l’homophobie un peu partout sur le continent. Comment l’expliquer ? Qu’est-ce qui aurait mal tourné ces dernières années ?

Andreas Wimmer

J’ai une vue légèrement différente quant à ce qui peut expliquer l’émergence du national-populisme en Europe, principalement en Europe de l’Est, mais aussi aux États-Unis. Je ne crois pas que le problème fondamental soit celui de l’identité ; je crois que les enjeux sont en fait très politiques. Je ne crois pas que les gens se trompent sur leurs intérêts ou seraient induits en erreur par de méchants populistes. Je crois qu’ils perçoivent au contraire certains des problèmes auxquels les populistes essaient de répondre en des termes très réalistes.

Quels sont ces problèmes ? Les partis de gauche se sont tout simplement détournés de la représentation des intérêts de la classe ouvrière, en Europe comme aux États-Unis. C’est un phénomène qui a commencé dans les années 70 et s’est ensuite accéléré : les positions sociales-démocrates classiques, orientées vers la classe ouvrière, ont été remplacées par des politiques économiques néolibérales : l’intégration européenne et l’intégration économique mondiale, entre autres.

Dans le même temps, avec la montée des politiques identitaires à gauche, du multiculturalisme, du discours de diversité et de protection des minorités, il y a aussi eu une perte de pouvoir – au moins symbolique, ou perçue comme telle – de la majorité ouvrière ou salariée qui, d’un coup, ne s’est plus sentie représentée dans le débat public national. Et la perte à la fois de la sécurité économique dans le sillage de l’intégration globaliste néolibérale et de la primauté symbolique, ont alors déclenché les appels national-populistes à restaurer la souveraineté nationale, à restaurer la primauté des intérêts de la classe ouvrière dans les politiques économiques face aux élites bureaucratiques, à restaurer la primauté des membres des classes ouvrières nationales dans le marché du travail, contre des migrants du monde entier – ou dans le cas de l’Europe, de l’Europe entière – et de restaurer la dignité des membres de la nation contre cette sorte de discours de diversité cosmopolite.

Les partis de gauche se sont tout simplement détournés de la représentation des intérêts de la classe ouvrière, en Europe comme aux États-Unis. C’est un phénomène qui a commencé dans les années 70 et s’est ensuite accéléré : les positions sociales-démocrates classiques, orientées vers la classe ouvrière, ont été remplacées par des politiques économiques néolibérales : l’intégration européenne et l’intégration économique mondiale, entre autres.

Andreas Wimmer

Tout ça est donc tout à fait sensé du point de vue des classes ouvrières qui ont en effet perdu la représentation politique, perdu leur sécurité, et perdu un cadre de pensée de politiques économiques dans lequel leurs intérêts étaient alors au centre. Et je crois que de cette analyse sociopolitique de ce qui porte ces mouvements, qui prend pour une fois sérieusement en compte la perspective des gens qui votent pour ces partis, ce phénomène n’a pas l’air simplement poussé par des peurs irrationnelles liées à des questions d’identité qui sont complètement éphémères.

Bruno Palier

Je suis plutôt d’accord. C’est ce que j’ai appelé le « shrinking and shouting2 » des classes moyennes inférieures. La classe moyenne largement composée d’une main d’œuvre semi-qualifié, qui était encore essentielle dans les années 40 et 50, a vu sa taille et son importance dans la société chuter drastiquement à partir des années 1970, ses perspectives d’emploi étant menacées par à la fois la mondialisation et les progrès technologiques (automatisation) – c’est le shrinking. Et, par conséquent, parce qu’ils veulent être reconnus et entendus, ne pas perdre leur influence, ils manifestent et utilisent les mouvements populistes comme porte-voix – c’est le shouting.

Il y a, en effet, dans ce cri d’alarme, une demande de reconnaissance. Mais c’est aussi une exigence de justice sociale : ils demandent également de la sécurité et de la protection, pour les emplois et la santé. C’est ce qu’on appelle le « welfare chauvinism » : vouloir une part de l’aide publique, mais pour soi-même et pas pour les migrants. Pour revenir sur ce qui était dit plus tôt, je crois que l’on ne peut pas redistribuer correctement si l’on ne sait pas à qui l’on souhaite redistribuer, et il faut donc d’abord identifier où se trouvent les problèmes sociaux.

Je crois qu’une chose qui est toujours difficile à la fois en Europe et aux États-Unis est de reconnaître que les pauvres d’aujourd’hui ne sont plus les plus âgés mais les jeunes et les familles monoparentales. Il nous faut reconnaître cela avant de pouvoir réorganiser la redistribution. Globalement, je pense qu’il y a un lien très fort entre la notion de reconnaissance (qui sont les nouveaux pauvres, les nouveaux exclus, les nouveaux marginalisés) et la notion de redistribution qui n’est pas juste une question d’argent : c’est aussi une question d’éducation et d’accès aux soins. Il y a, selon qui l’on est, différents besoins. Et il nous faut d’abord pour le moins prendre en compte ces évolutions.

Je crois qu’une chose qui est toujours difficile à la fois en Europe et aux États-Unis est de reconnaître que les pauvres d’aujourd’hui ne sont plus les plus âgés mais les jeunes et les familles monoparentales.

Bruno Palier

Turkuler Isiksel

Je n’entendais pas dire que l’explication du soutien aux mouvements populistes à travers la thèse des inquiétudes socioculturelles était forcément irrationnelle. Je ne pense pas qu’il y ait quoique ce soit d’irrationnel dans une classe culturellement dominante cherchant à préserver sa situation de prédominance culturelle. Je pense au contraire que c’est une compréhension très rationnelle de leurs intérêts.

Je suis aussi d’accord au sujet des partis de gauche ayant cessé de représenter la classe ouvrière, et je pense que c’est un élément très important. Toutefois, en parallèle, cet appel nouveau à la classe ouvrière est très orienté par les politiques identitaires parce qu’il la caractérise selon des lignes nativistes ou raciales. Par exemple, aux États-Unis où une très large proportion de la classe ouvrière est sans-papiers, les appels du pied de Trump sont très imprégnés de ces problématiques identitaires. Et cela n’est pas nouveau : la coalition du New Deal était, officiellement comme officieusement, pour beaucoup une aide à la classe ouvrière blanche, et laissait de côté les personnes de couleurs. Ces pratiques ont donc une longue histoire.

Bruno Palier

C’est très juste. Le débat en cours dans la plupart des pays européens est en effet celui de la réponse politique à apporter à ce que j’appelle les « cris de la classe moyenne inférieure ». C’est d’abord, pour l’heure, une réponse identitaire dans laquelle on parle de migrations, d’accès aux bénéfices, ce genre de choses. Ce qui est surprenant, en revanche, c’est l’absence d’une réponse de gauche à ces problèmes qui dirait : « vos problèmes sont sociaux, ils n’ont rien à voir avec l’immigration ». Prenons la pandémie des opioïdes. Elle concerne la classe moyenne inférieure, votant pour Trump, dans laquelle on observe une précarité croissante : perte d’emplois, problèmes de santé. Ce sont des problèmes sociaux. Je trouve étonnant que la gauche n’essaie pas de s’adresser à ce groupe, celui de la classe moyenne inférieure, à travers des approches traditionnelles ou typiques de la gauche (à savoir une question sociale), mais plutôt à travers des questions identitaires. Faire cela ne fait que légitimer la rhétorique de la droite et de l’extrême-droite parce que le débat est abordé selon leurs termes, alors que l’on pourrait changer d’angle et que ces gens ont réellement de graves problèmes sociaux, et que nous avons peut-être des solutions.

Leila Hadj Abdou

Je crois que tous ces éléments sont très importants et qu’ils sont tous mutuellement compatibles. La question de ce qui aurait mal tourné est donc plus complexe qu’il n’y parait. Je pense, comme Bruno, que la droite radicale est parvenue à imposer ces thèmes dans le débat public ; mais je crois que le sentiment anti-migratoire que mentionnait Andreas doit être, lui, bien davantage nuancé.

Quand on regarde les enquêtes d’opinion, on observe – et ce de manière encore plus nuancée aux États-Unis – qu’il n’y a pas que de farouches anti-migrants dans l’électorat populiste. En fait, on voit même dans de nombreux pays européens que l’opinion publique est devenue plus favorable à l’immigration, de manière globale. Il n’y a donc pas de large sentiment anti-immigration de principe en Europe, mais plutôt une variété d’opinions médianes, liées à différentes situations ou différentes inquiétudes : parle-t-on d’immigration clandestine ou d’immigration économique, par exemple ? En réalité, la plupart des inquiétudes touchent à l’immigration clandestine. Elle a été un problème très saillant et a été instrumentalisée par certains acteurs politiques aux États-Unis. Mais je crois que cette idée que les citoyens européens seraient anti-migrants a beaucoup influencé le programme de certains acteurs politiques, sans pour autant représenter fidèlement une opinion majoritaire chez leurs électeurs.

Cette idée que les citoyens européens seraient anti-migrants a beaucoup influencé le programme de certains acteurs politiques, sans pour autant représenter fidèlement une opinion majoritaire chez leurs électeurs.

Leila Hadj Abdou

Bruno évoquait au début de cette conversation les différentes approches qui coexistent au sein de l’Union européenne au sujet de la justice sociale ; on voit bien, lorsqu’on parle des populismes, que tout n’est pas uniforme et homogène en Europe sur cette question et que certains semblent meilleurs élèves que d’autres. Quels pays européens pourraient aujourd’hui faire figure de modèle en matière de justice sociale ?

Andreas Wimmer

Je vais laisser ici s’exprimer mon nationalisme suisse caché, et je vais donc proposer la Suisse, et ce pour différentes raisons. La différence entre les revenus les plus élevés et les plus faibles a été relativement stable ; la croissance économique des quinze ou vingt dernières années a profité aux deux catégories. Mutatis mutandis, comparé aux autres pays, non seulement en Europe mais aussi aux États-Unis, on pourrait dire que la classe moyenne a bien plus profité de la croissance économique que n’importe où ailleurs.

Nous avons parlé de l’intégration des immigrants, et un indicateur évident d’ouverture est la mobilité sociale de la seconde génération : les enfants des immigrants, majoritairement issus des classes ouvrières, parviennent-ils à entrer à l’université ? Parviennent-ils à sortir de la classe ouvrière, à entrer dans la classe moyenne ? D’un point de vue relatif, la Suisse y réussit extrêmement bien, certainement mieux que l’Allemagne, ou que d’autres endroits en Europe.

Je crois cependant qu’il y a beaucoup de choses à dire sur le modèle allemand, dans le sens où certains de ses aspects sont un frein à la mobilité des migrants, qui, comme je le disais, dépend fortement de la structure de son système éducatif et de comment les jeunes gens y sont, très tôt, dirigés tantôt vers l’apprentissage ou vers les études universitaires. C’est à l’opposé du modèle français où beaucoup plus de gens vont à l’université. L’Allemagne ne fait donc pas si bien que ça ; mais quand il s’agit de distribuer les bénéfices de la croissance à travers les différentes classes de la société, elle fait mieux que les autres.

Cela varie donc selon ce qu’on entend exactement par « justice sociale », selon qu’il s’agisse d’intégration des immigrants ou bien d’une perspective classique de redistribution des richesses dans une logique de classe. Des pays différents se prêtent à des modèles différents.

Au sujet des nouvelles identité politiques que Turkuler mentionnait au tout début, des questions de reconnaissances, alors je pense qu’il y a des pays qui font mieux, peut-être le Royaume-Uni, qui a tout du moins plus de facilité à pluraliser sa perception de ce que signifie être britannique, par rapport aux convulsions que l’on observe en France ou en Allemagne sur ces sujets.

Bruno Palier

On compte, toutefois, d’immenses inégalités de genre en Suisse. Je voudrais rappeler que le dernier canton à avoir accordé le droit de vote aux femmes en Suisse ne l’a fait qu’en 1994 et que l’accès au marché du travail des femmes est loin d’être idéal. Tout dépend de la définition que l’on donne à la notion de justice sociale.

Turkuler Isiksel

L’une des choses à prendre en compte est que l’idée d’une diversité de modèles nationaux se heurte aux contraintes strictes de l’union économique et monétaire de l’Union européenne ; ce n’est donc pas coïncidence que la Suisse ait été en mesure de suivre un chemin différent et de parvenir à des résultats efficaces, précisément parce qu’elle n’est pas dans l’Union. Évidemment, beaucoup des règles de l’Union s’appliquent à la Suisse et la Suisse a accepté volontiers ces obligations. Mais la crise du Covid-19 a pu mettre à mal ces mêmes règles, en particulier les règles fiscales et budgétaires auxquelles ont été soumis durant les dernières décennies les États-membres de l’Union. C’est donc à l’échelle européenne qu’il faut regarder les choses.

L’une des choses à prendre en compte est que l’idée d’une diversité de modèles nationaux se heurte aux contraintes strictes de l’union économique et monétaire de l’Union européenne.

Turkuler Isiksel

Sur ce sujet, la crise sanitaire a vraiment apporté quelques limitations au régime d’austérité permanent de l’Union Européenne, lui-même contraignant la capacité des États-membres à fournir des biens essentiels à leurs citoyens. Ce régime avait été renforcé lors de la crise de la zone Euro, et je crois bien que s’il est une conséquence dramatique de la politique de l’Union Européenne sur la justice sociale, il s’agit bien des contraintes fiscales et budgétaires sur les États-membres, en particulier ceux de la zone Euro.

Quoiqu’il en soit, avant la pandémie, la Commission s’agitait déjà sur le besoin d’apporter des changements à l’application du pacte de stabilité et de croissance, et aussitôt que frappa la pandémie, ses règles furent suspendues. La Commission elle-même a annoncé qu’elle n’initierait pas de procédures de déficit excessif à l’encontre des États-membres. À l’heure actuelle, tous les pays de la zone Euro ont des déficits budgétaires supérieurs à 3 %. Et bien sûr, les mesures nationales qui ont été adoptées en réponse à la pandémie varient beaucoup. Quels seront les effets de long-terme de ces tendances ? Seront-elles normalisées ? On sait que les mesures politiques prises en urgence pendant les crises sont parfois normalisées au fil du temps. On se demande donc quand et comment l’UE pourra revenir sur ces politiques.

Faudrait-il parler de fractures européennes au sujet de la justice sociale ? Faut-il voir là un casus belli ou un frein à plus d’intégration ?

Bruno Palier

Il est intéressant de constater que la crise financière de 2008  a débouché sur des restrictions en matière budgétaire à partir de 2010. On pourrait dire que le modèle allemand était dominant, et que l’Allemagne voulait imposer son austérité à l’Europe du Sud, de sorte à ce qu’ils deviennent des pays exportateurs, ou au moins ne consommant pas trop. Telles étaient les règles, et il y avait un fort clivage Nord-Sud pendant cette période. Ce qui est remarquable, c’est que les Allemands – et j’entends par là Angela Merkel – ont réalisé qu’ils ne pourraient pas reproduire le même clivage après le Covid, parce qu’il n’était pas possible de condamner moralement l’Europe du Sud : ce n’est pas leur faute, c’est un virus. Ils ont donc changé leur approche en faveur de plus de partage, de la dette par exemple.

Le problème, c’est qu’alors qu’on était sur le point de résorber la fracture Nord-Sud grâce à cette approche, une nouvelle dissension est apparue entre l’Est et l’Ouest. Les pays de l’Est ne veulent pas devoir se soumettre aux règles de l’État de droit et de la démocratie libérale.

Leila Hadj Abdou

Les fractures entre Est, Ouest, Nord et Sud s’ancrent en réalité dans le temps long, et leur forme est très évolutive. La réponse à la situation sanitaire fait parfois ressurgir de vieux conflits, comme entre le Sud du Royaume-Uni, plutôt aisé, et le Nord industriel du pays, qui paye très cher la crise. Il faut prendre garde à ce que certaines fractures historiques ne reprennent pas trop de vigueur dans le contexte présent.

La réponse à la situation sanitaire fait parfois ressurgir de vieux conflits, comme entre le Sud du Royaume-Uni, plutôt aisé, et le Nord industriel du pays, qui paye très cher la crise. Il faut prendre garde à ce que certaines fractures historiques ne reprennent pas trop de vigueur dans le contexte présent.

Leila Hadj Abdou

Si l’on revient au sujet de la crise migratoire, on peut observer que l’Union européenne a du mal à trouver les bons leviers. Cela tient à la conception même du système d’asile européen : le règlement de Dublin, qui en est le véritable pilier, dispose que le premier pays dans lequel le demandeur d’asile pose le pied est responsable de sa procédure. Chacun suit ses propres méthodes, cela fait partie intégrante du système en tant que tel. Je crois que ce que disait Bruno sur ce sujet est très juste : ces différences d’approche et ces responsabilités asymétriques sont au fond source de conflits en Europe, et il faut comprendre cela aussi dans le contexte de la montée des démocraties illibérales. Ces nouveaux conflits divisent réellement l’Europe, parce que les lignes de fracture, désormais, sont celles du chacun pour soi : ce ne sont même pas des camps opposés qui s’affrontent, mais bien chaque pays agissant selon ses propres intérêts. Je pense qu’il y a donc là pour l’Europe un défi immense à relever.

Andreas Wimmer

Si je puis me permettre, je recommanderais à l’Union européenne quelque chose qu’elle ne veut peut-être pas entendre : elle doit se pencher sur la question de la justice politique en son propre sein. Bien que beaucoup l’aient pointé du doigt comme une simple faiblesse dans la démocratie, il s’agit en réalité d’un problème qui devra être réglé tôt ou tard, de manière bien plus substantielle qu’en accordant un peu plus de pouvoir à un Parlement Européen dysfonctionnel.

Jusqu’ici, toute la construction de l’Union européenne – la monnaie commune, l’élargissement vers l’Est, qui a ouvert les marchés du travail occidentaux à des millions et des millions de gens, toutes ces décisions aux conséquences massives pour le quotidien des populations – ont été prises sans aucun soutien démocratique. L’Union européenne continue donc d’être un projet élitaire, largement porté par des préoccupations d’ordre politique – ne pas voir l’avènement d’une Troisième Guerre mondiale sur le continent – mais qui grandit de manière technocratique : un projet basé sur les grandes entreprises, avec en sus quelques idées sur la stabilité politique et d’autres sujets.

À moins que l’Europe ne prenne un tournant démocratique et ne fonde réellement ses décisions politiques majeures sur la volonté populaire, je crois que l’on continuera à observer une prolifération des partis eurosceptiques un peu partout et l’accroissement de ces lignes de fracture. Elle connaîtra d’autres Brexit.

L’Union européenne doit se pencher sur la question de la justice politique en son propre sein. Bien que beaucoup l’aient pointé du doigt comme une simple faiblesse dans la démocratie, il s’agit en réalité d’un problème qui devra être réglé tôt ou tard, de manière bien plus substantielle qu’en accordant un peu plus de pouvoir à un Parlement européen dysfonctionnel.

Andreas Wimmer

Turkuler Isiksel

Je crois que l’Union est confrontée à un dilemme assez délicat, qui est que certains des problèmes de justice sociale dont nous parlons depuis tout à l’heure viennent de sa propre application de la discipline de marché pendant des décennies.

De même pour les droits des immigrants : les problèmes d’immigration n’ont pas été créés par le régime de libre-circulation de l’Union ; pour autant, celui-ci fait des flux de réfugiés un sujet de préoccupation pour tous les États-membres. Mais pour que l’Union prenne les rênes et réponde à ces problématiques, en acquérant par exemple un rôle significatif dans la distribution de prestations sociales, l’Union aura besoin de plus de ressources fiscales et de plus de pouvoir. Cela risque encore d’enflammer un peu plus les mouvements populistes nativistes des États-membres, et d’accroître la sensation générale de malaise démocratique que les citoyens ressentent légitimement à déléguer des pouvoirs à une entité politique dont ils ne peuvent ni élire ni renvoyer par des moyens électoraux les décideurs. C’est le déficit démocratique qu’Andreas soulignait.

De plus, l’acquisition par l’Union de plus grandes ressources financières pour répondre aux problèmes de marginalisation sociale, d’emploi, et autres, signifierait que l’Union européenne n’administre pas ses propres projets mais délègue plutôt ces ressources aux États-membres. Pour l’Union, distribuer plus d’euros aux membres, dont certains ne prétendent même plus suivre les valeurs politiques de l’Union, voire même soutenir les bases d’une démocratie constitutionnelle, agir ainsi serait plutôt contre-productif.

Les bénéfices de l’Union européenne ont pendant très longtemps afflué vers des élites qui ont tiré profit des droits de libre-circulation. Il s’agissait principalement de gens qui étaient déjà instruits, qui parlaient une autre langue. Ces gains n’ont pas été distribués de manière équitable.

Turkuler Isiksel

Les bénéfices de l’Union européenne ont pendant très longtemps afflué vers des élites qui ont tiré profit des droits de libre-circulation. Il s’agissait principalement de gens qui étaient déjà instruits, qui parlaient une autre langue. Ces gains n’ont pas été distribués de manière équitable. Je ne dis pas que l’Union n’a pas bénéficié aussi aux personnes moins aisées – bien sûr que c’est le cas, au travers par exemple des fonds de cohésion ou de la politique agricole commune – mais ce ne sont pas des droits ou bénéfices individuels, et il est donc difficile pour les citoyens de percevoir ces bénéfices quand ils sont en leur faveur.

Diriez-vous donc, en guise de conclusion que, malgré tous ses défauts et ses problèmes, l’Union européenne, toujours prompte à donner des leçons de droits humains et de justice sociale, peut encore se poser en modèle pour le monde ?

Bruno Palier

L’un des défis est de savoir si la justice sociale en Europe se fait au détriment des autres pays hors Union européenne. Cela est vrai pour la redistribution : devons-nous partager entre nous ou aussi avec les autres ? Cela est vrai pour le changement climatique : devons-nous devenir une économie décarbonée au détriment des pays du Sud et de l’Afrique, par exemple ? Voilà le genre de questions qui se posent.

Ainsi, nous pouvons trouver des solutions qui sont bonnes pour nous-mêmes, mais qui pourraient augmenter les inégalités avec le reste du monde. C’est l’un des grands défis à l’horizon, et l’Europe s’en est bien sortie jusque-là. Mais avec son histoire coloniale, et en ayant négligé le Sud, la question est de savoir si l’Europe doit continuer à faciliter le profit de ses membres ou bien adopter le rôle d’un modèle, dans un monde plus intégré et plus interdépendant en raison du changement climatique et de la mondialisation.

L’un des défis est de savoir si la justice sociale en Europe se fait au détriment des autres pays hors Union européenne.

Bruno Palier

Leila Hadj Abdou

Voilà à nouveau une question difficile, mais je crois que l’on doit toujours être sceptique sur les rôles de modèle en général. Je crois que Bruno y a parfaitement répondu. On peut aussi songer à sortir d’un eurocentrisme qui chercherait toujours à penser l’Europe en termes de modèle. L’Europe s’est toujours elle-même présentée comme tel, mais je ne suis pas sûr qu’il soit dans l’intérêt des autres pays de marcher dans ses pas. Chaque région du monde doit répondre à des défis qui lui sont propres, avec des stratégies et des solutions adaptées. Il y a des solutions régionales parce qu’il y a des problématiques régionales. Je suis donc sceptique sur le rôle de modèle.

Andreas Wimmer

Je crois qu’est venu le temps de l’humilité, peut-être pour nous tous, à travers le globe. Il y a d’autre modèles dehors : si l’on veut avoir un très bon secteur public qui offre des biens publics, il faut aller à Singapour ; du point de vue des décideurs, si l’on veut un bon modèle de réponse à la crise sanitaire, il faut aller en Corée du Sud ; si l’on veut avoir une société peuplée, industrialisée et mondialement intégrée sans que les inégalités sociales n’y aient explosé, il faut aller au Japon.

Je crois malgré tout que, dès lors qu’il s’agit d’inclusion sociale, d’aides publiques et de décisions supranationales, l’Europe s’en sort plutôt bien. C’est le seul endroit du monde où différents pays, qui ont une histoire commune très conflictuelle, prennent réellement des décisions communes. C’est là quelque chose de vraiment très, très inhabituel, et je crois qu’il s’agit bien de la promesse propre à l’Europe, non pas tant dans les autres domaines de décision que dans la coopération internationale, dans cette coopération volontaire. C’est un modèle qui est assez unique, et qui peut encore se révéler quelque peu prometteur pour le reste du monde.

Sources
  1. Le Grand Continent a retranscrit et synthétisé la discussion sur la place accordée à la justice sociale dans le projet européen animée en octobre dernier par le journaliste Ali Aslan dans le cadre du cycle « Debating the Future of Europe ». Cette série de débats, dont Le Grand Continent est partenaire, est organisée conjointement par le centre parisien de l’Université Columbia, son Institut Européen et son programme Alliance.
  2. KURER, Thomas et PALIER, Bruno. Shrinking and shouting : the political revolt of the declining middle in times of employment polarization. Research & Politics, 2019, vol. 6, no 1, p. 2053168019831164.