Tout comme « la cause juste de l’indépendance du Kosovo appelle à un devoir de supériorité morale », il en va de même lorsqu’il convient de « regarder son passé en face, ce que la Serbie est toujours incapable de faire ». C’est dans cette optique développée par Loïc Trégourès, spécialiste des Balkans occidentaux, que les Chambres Spécialisées de la République du Kosovo ont été envisagées et initiées.
Influence et portée des Chambres Spécialisées
Le 3 août 2015, l’Assemblée nationale du Kosovo adoptait le 24ème amendement de la Constitution kosovare sous l’impulsion du rapport du député suisse Dick Marty auprès du Conseil de l’Europe. Cet amendement venait créer l’Article 162 consacrant ainsi la création des Chambres Spécialisées. C’est sur le fondement des allégations de ce rapport dénonçant un trafic d’organes perpétré par l’UÇK (Armée de Libération du Kosovo (ALK) – Ushtria Çlirimtare e Kosovës en albanais) qu’ont été créées les Chambres Spécialisées, qui ont récemment inculpé des anciens combattants de l’UÇK devenus acteurs politiques du pays au sortir de la guerre. Ainsi, Jakup Krasniqi, président de l’Assemblée du Kosovo de 2007 à 2014, Kadri Veseli, le succédant à ce poste de 2014 à 2019, Hashim Thaçi, président du Kosovo de 2016 à 2020, et Rexhep Selimi, député du parti Vetëvendosje (Autodétermination) sont accusés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité commis au Kosovo entre le 1er janvier 1998 et le 31 décembre 2000. Les Chambres Spécialisées intègrent le système juridictionnel kosovar à tous les niveaux et fonctionnent conformément à la Constitution kosovare et au droit international. Elles se composent de deux organes : les chambres, qui remplissent une fonction judiciaire tout en reflétant la structure juridique nationale en raison de leur représentativité de toute la hiérarchie juridictionnelle du Kosovo. Quant à l’administration et les autres tâches des Chambres spécialisées, c’est le deuxième organe, le bureau administratif, qui en a la charge. Le Bureau du Procureur spécialisé, lui, est un organe indépendant chargé d’enquêter et de poursuivre les crimes relevant de la compétence des Chambres spécialisées. Afin de garantir leur impartialité dans les jugements, ces dernières sont composées uniquement de juges internationaux et sont basées à la ville de La Haye, aux Pays-Bas.
C’est précisément au nom de cette supériorité morale que la classe politique kosovare et l’opinion publique ont fini par consentir à la création de ces chambres, grâce à l’élan de l’ancien président du Kosovo Hashim Thaçi. Toutefois, cette approbation publique était loin de consentir à ce que semble être aujourd’hui l’affaiblissement manifeste et obstiné de la cause juste de l’UÇK troublée et annihilée par la poussée d’un florilège d’assertions. De plus, ce n’est pas la première fois que son image en tant qu’organisation se fait étriller devant des juridictions par l’inculpation de ses anciens combattants. En effet, c’était dans un premier temps le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) qui était chargé de traduire en justice les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991. Le TPIY a inculpé à deux reprises l’ancien premier ministre kosovar Ramush Haradinaj, pour finalement l’acquitter de ses charges. Une décision qui a soulagé la société kosovare, principalement la classe politique, dans la perspective de l’héritage de l’UÇK, mais qui a irrité le discours serbe qui insistait sur l’existence de « pressions » envers les témoins.
Certains conçoivent la création des Chambres spécialisées comme les prémices d’un nouvel espoir qui comblerait les prétendues lacunes des décisions du TPIY en lien avec les anciens combattants de l’UÇK jugées partiales et inconsistantes. Tandis que d’autres y voient un acharnement et une réelle volonté de nuire à l’image de la cause juste de l’UÇK ainsi qu’à celle du Kosovo en tant que pays. Cela ferait de la guerre pour son indépendance un engagement illégitime. Même si cette cause juste de l’UÇK n’en est aujourd’hui pas moins fortement diffamée et calomniée, « il ne faut jamais oublier que ce n’est pas parce que l’autre se comporte mal que ça justifie ou atténue un mauvais comportement que l’on aurait soi-même », dit Loïc Trégourès.
Incidences sur la postérité de l’UÇK
Ainsi, outre le fait d’avoir empêché Hashim Thaçi de signer un quelconque document avec le président serbe Aleksandar Vučić dans le Bureau ovale, les Chambres spécialisées jouent un rôle d’une certaine importance dans l’avancée des négociations et des relations entre le Kosovo et la Serbie. Selon Loïc Trégourès, « [ç]a n’intéresse pas Vučić de régler la question du Kosovo, et de toute façon l’opinion serbe n’y est pas du tout prête si l’on en croit la dernière étude de Bezbednost ». Il ajoute qu’aux yeux du président serbe et à ceux de l’Église orthodoxe, « le Kosovo est le cœur de la Serbie, le temps n’a donc aucune importance ». En effet, prétendue région historique serbe perdue au profit des Ottomans il y a plus de 630 ans, les milieux religieux et politique serbes pensent majoritairement que le Kosovo finira par leur revenir. La détérioration des relations fragiles entre les deux pays ne peut être que l’unique résultat de l’adjonction à cette instabilité au Kosovo de propos et d’actes ternissants qui déligitiment plus collectivement qu’individuellement le combat et la cause de l’UÇK.
En outre, de par le soutien presque universel à cette armée de libération de la majorité des albanophones, ces inculpations suscitent chez eux un vrai débat. La flamme de ce dernier est ravivée par le statut du tribunal chargé d’accuser l’ancien président et ses anciens frères d’arme. Les Chambres spécialisées ont en effet vu le jour grâce aux répercussions du rapport de Dick Marty qui accusait l’ancienne organisation militaire de trafic d’organes. Or aujourd’hui, ces chambres de droit kosovar délocalisées à La Haye accusent les anciens combattants de cette armée de libération de nombreux crimes, mais pas de trafic d’organes. Les preuves du rapport de Dick Marty, qui sont pourtant la pierre angulaire de l’existence de ces chambres, sont aujourd’hui laissées en suspens et ne figurent dans aucune des accusations. Cet élément alimente aujourd’hui les débats sur la continuité de la mission et l’existence même de ces dernières.
Le passage de l’accusation d’un groupe à des individus s’accompagnant de l’omission du plus important chef d’accusation – le trafic d’organes – se révèle alors tout de même assez ubuesque et saugrenu. Il n’en reste pas moins que cet aspect ne peut en aucun cas révéler une impartialité dans le traitement du sujet du Kosovo et de sa guerre ; l’UÇK et son héritage en sont au contraire affaiblis. Néanmoins, il convient de ne pas oublier que « ce n’est pas parce que l’UÇK était du bon côté de l’Histoire face à la Serbie de Milošević que ses commandants peuvent être absouts des crimes éventuels commis en marge de cette guerre, que ce soit contre des Serbes, ou contre des Albanais rivaux politiques ».
Cet affaiblissement de l’image de la lutte pour l’indépendance et surtout de l’image du Kosovo en tant que pays vis-à-vis de la Serbie profite à cette dernière. Comme le dit justement Loïc Trégourès, « il y a bien entendu une injustice au regard de l’absence relative de condamnations d’officiers serbes ». L’influence négative des Chambres spécialisées dans les relations entre les deux pays se combine avec l’incompréhension devant l’inculpation ou l’accusation d’aucun officier serbe. « On ne peut pas reprocher, à bon droit, aux Serbes de protéger leurs criminels, quand on ne sait pas admettre qu’il y en a aussi chez soi. » Tout de même, la présidente des Chambres spécialisées du Kosovo, Ekaterina Trendafilova, affirmait en 2017 que « les chambres ne poursuivront aucun groupe ethnique. Elles ne poursuivront aucune organisation. Elles ne poursuivront et ne tiendront responsable que des personnes individuelles ». Loïc Trégourès rappelle à juste titre que certaines personnes « confondent aussi les individus incriminés avec l’UÇK. C’est très compréhensible, mais ça n’en demeure pas moins faux ». La dissociation reste néanmoins assez difficile à faire, impactant ainsi les relations entre les deux pays voisins et fragilisant le Kosovo constamment rappelé sur son banc d’accusé dans les négociations avec la Serbie. Il pâtit en effet de la propagation des nombreux assentiments à une infériorisation allant en son encontre par le biais de déconsidérations contre l’UÇK, ce qui déséquilibre évidemment la discussion interétatique. Avec ces attaques contre l’ancienne armée de libération, le Kosovo est d’emblée dirigé vers le siège du camp fautif.
Ce qui est certain, c’est que si ce jeu sempiternel d’accusations perdure, cela devrait potentiellement obstruer la course à l’intégration européenne des deux pays. Quant à la stabilité de la région qui leur est requise, la Serbie joue un rôle-clé mais l’aggravation de son différend avec le Kosovo ne devrait pas la propulser de sitôt sur la voie européenne. De la même manière, ce bon voisinage est nécessaire pour une intégration à l’OTAN ; le Kosovo est fortement plus favorable à l’alliance transatlantique que la Serbie, encore pétrifiée et rancunière des bombardements de 1999. Le Kosovo, lui, a davantage de chemin à faire avec son affirmation sur le plan international qui passe assurément par une adhésion à l’ONU. Celle-ci ne pourra être possible tant que la moitié des pays siégeant aux Nations unies ne reconnaissent pas son indépendance et que la Serbie continue sa campagne de « déreconnaissance ». Aujourd’hui, l’heure est à la tenue d’élections législatives puis d’élections présidentielles pour lesquelles Loïc Trégourès affirme qu’« on sent qu’une alternative existe et qu’elle n’est pas loin ». Ces dernières pourraient laisser entrevoir une possibilité de gestion plus souveraine tant interne qu’externe du Kosovo.
Enfin, dans le débat concernant les Chambres spécialisées, si chacune des parties concernées trouve des arguments allant dans leur sens, une chose commune à ces deux juridictions peut en attendant être relevée. Ni le TPIY, ni les Chambres spécialisées, n’ont montré de réelle efficacité dans la poursuite équitable de personnes ayant potentiellement commis des crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou des violations graves du droit international humanitaire. Face à ces faits et ce manque de proportionnalité, le peuple kosovar a quoi qu’il en soit perdu toute confiance en cette justice transitionnelle promue par la communauté internationale. Ce problème d’efficacité judiciaire survenu en premier avec le TPIY semble perdurer et muter sous une forme moins abstraite mais plus décriante avec les Chambres spécialisées. Suite à deux premières apparitions initiales, le procès des quatre accusés se tiendra probablement dans les années à venir, sachant que les avocats de la défense ne l’attendent pas avant l’été 2022 tandis que le Bureau du Procureur spécialisé souhaite qu’il se déroule au courant de l’année 2021.
Ainsi, un semblant de manque d’impartialité dissimulé se dissémine graduellement autour de l’image et la symbolique patrimoniales de l’UÇK et, par extension, autour de l’image du Kosovo déprécié. L’absence ou la consécration de certaines décisions judiciaires importe peu et l’impartialité intégrale semble compromise dans le contexte difficile et opiniâtre des Balkans. Cet aspect s’applique aussi et surtout au Kosovo où la nécessité de traiter les parties d’égal à égal est la plus importante de tous les conflits de la région. De plus, ce traitement appellerait également au jugement, à l’inculpation ou à l’enquête concernant la partie serbe de la même manière que des Albanais du Kosovo sont accusés pour des éventuels crimes commis dans cette période de tensions.