Nous sommes le 10 août 2020. Le Premier ministre libanais, Hassane Diab, un universitaire et ex-ministre sans grande envergure, annonce sa démission. Six jours plus tôt, le port de Beyrouth était frappé par une gigantesque explosion, a priori accidentelle, faisant plus de 200 morts, 6 500 blessés et 300 000 sans-abris, et rasant des quartiers entiers de la ville.

Dans un pays où la reddition des comptes est quasi-inexistante, cette démission aurait pu constituer un signal positif. Mais le sunnite Hassane Diab, qui dirige une équipe de “technocrates” soi-disant apolitiques, tous désignés par les partis traditionnels au pouvoir, semble avoir payé le prix de la colère du chef du Législatif, le chiite Nabih Berry, aux manettes depuis 1992, plutôt que d’avoir cédé à la colère de la rue. Le Premier ministre, qui tentait d’apaiser cette colère, avait proposé de tenir des législatives anticipées. Nabih Berry, estimant que cela empiétait sur ses prérogatives, avait menacé de questionner le gouvernement Diab sur l’explosion devant le Parlement. Le chef du cabinet semble donc avoir rendu son tablier pour éviter un tel scénario.

Plus de la moitié de la population vit dans la pauvreté

Le 17 octobre 2019, le Liban voyait se déclencher une révolte populaire inédite réclamant le départ de toute la caste au pouvoir. Depuis, il a aussi connu la pandémie du coronavirus, un fléau venu aggraver la pire crise économique et financière du pays en 30 ans : la livre libanaise s’est effondrée, l’inflation est montée à trois chiffres, le remboursement de la dette publique est en défaut historique, et plus de la moitié de la population vit désormais dans la pauvreté.

« Ce qui semblait être une énième crise de gouvernance est en réalité une crise de système bien plus grave. »

MATTHIEU KARAM

On aurait pu croire, que face à une telle situation, les dirigeants du pays aient formé un gouvernement dans la foulée de la démission de l’équipe sortante. Pourtant, presque six mois plus tard, le Liban est toujours sans cabinet. Ce qui semblait être une énième crise de gouvernance est en réalité une crise de système bien plus grave. Dans ce pays, former un gouvernement nécessite généralement plusieurs mois. On rappellera que la dernière présidentielle de 2016, s’était faite attendre pendant deux ans et demi. Dans le même temps, les députés s’octroyaient en 2009 le droit de renouveler leur mandat de dix ans, sans l’approbation du peuple

Depuis 1943, date de son indépendance du mandat français, Le Liban, pays aux 18 communautés religieuses, a connu de nombreuses crises, dont l’une d’elles a débouché sur une guerre civile de 15 ans, entre 1975 et 1990. Aujourd’hui, la classe au pouvoir est majoritairement formée d’anciens seigneurs de guerre qui ont troqué le treillis pour un costume-cravate. Le Pacte national de 1943, sorte de gentlemen’s agreement qui prévoit la répartition communautaire des trois présidences (République aux maronites, gouvernement aux sunnites et Parlement aux chiites), était censé permettre au système libanais d’être malléable, tout en instaurant des garde-fous pour rassurer les communautés. Mais depuis trente ans, ce Pacte, ainsi que la Constitution amendée en 1989, sont sans cesse dénaturés et malmenés par les dirigeants. Le confessionnalisme s’est invité dans les plus petits détails de la vie politique et de l’administration, au détriment de la méritocratie.

Mauvais mélange de genres

Cette mauvaise gouvernance, couplée à un mauvais mélange de genres entre le monde des banques, des affaires, et celui de la politique, a finalement débouché sur la crise économique et financière qui frappe le Liban depuis 2019. Un cheminement qui semblait inévitable, mais que personne ne voulait voir venir.

Le 17 octobre 2019, la grogne populaire explose dans la rue comme jamais auparavant. Excédés par les scandales de corruption et des conditions de vie qui ne cessent de se détériorer, des milliers de Libanais manifestent quotidiennement pour réclamer le départ de la classe au pouvoir. Saad Hariri, chef du gouvernement, démissionne treize jours plus tard. Le président de la République, Michel Aoun, et son allié le Hezbollah, sont dans l’embarras. Comment calmer la colère de la rue qui les fustige, tout en restant au pouvoir ? Face à une contestation divisée, sans vision claire ni alternative crédible, les partis traditionnels s’entendent en janvier 2020 pour désigner Hassane Diab comme chef de cabinet. Cette nomination n’empêche en rien le Liban de poursuivre sa descente aux enfers. L’explosion au port, le 4 août, sera la goutte qui fera déborder le vase.

Le Pays du Cèdre est habitué à compter sur la communauté internationale pour venir à son secours. Mais dans un monde frappé par une pandémie, Beyrouth est loin d’être la priorité des puissances étrangères. Surtout lorsque ses dirigeants semblent incapables de faire preuve de bonne volonté pour sortir de la crise. La France du président Emmanuel Macron a toutefois répondu présente. Lors d’une deuxième visite en moins d’un mois dans la capitale libanaise, Emmanuel Macron annonce le 1er septembre une feuille de route pour une sortie de crise. Cependant, l’initiative française, qui prévoit des réformes indispensables pour lutter contre la corruption, et la formation en deux semaines d’un gouvernement “de mission” composé d’”experts”, ne comporte aucun appel à la classe dirigeante à céder le pouvoir. En somme, cette initiative demande aux dirigeants de faire tout ce qu’ils ont toujours refusé de faire dans le but de se maintenir en place.

Le pouvoir continue de se débattre

Moins de 24 heures avant l’arrivée d’Emmanuel Macron à Beyrouth, le président Aoun nomme Mustapha Adib, un ambassadeur peu connu du public, pour former un gouvernement et succéder à Hassane Diab. Bon gré, mal gré, Saad Hariri approuve ce nom. Mustapha Adib surprend les dirigeants en tentant de former son équipe sans passer par les partis politiques. Mais face aux pressions de la classe au pouvoir, il jette l’éponge 26 jours plus tard, sans même avoir pu présenter de mouture au chef de l’Etat.

« Le pouvoir continue, lui, de se débattre, sans parvenir à se réinventer et sans vouloir céder la place. Retour à la case départ. »

MATTHIEU KARAM

Face à cet énième revers, la contestation populaire semble dans le coma. Les manifestations sont quasi-inexistantes, alors que la population continue de s’appauvrir et que les plus chanceux ont pris un aller simple pour émigrer. Le pouvoir continue, lui, de se débattre, sans parvenir à se réinventer et sans vouloir céder la place. Retour à la case départ. C’est Saad Hariri qui est désigné le 22 octobre. On prend les mêmes et on recommence. Même Paris semble s’accommoder de ce choix, tant l’impasse est profonde au Liban.

Saad Hariri affirme vouloir former une équipe d’experts non affiliés aux partis traditionnels. Mais ses adversaires, notamment le Courant patriotique libre fondé par le président Aoun et dirigé par son gendre, le député Gebran Bassil, accusent le Premier ministre désigné d’être une figure politique traditionnelle, et donc de déroger à la règle des experts indépendants. Après quatorze réunions entre le président Aoun et le Premier ministre désigné, aucune percée n’a à ce jour été enregistrée. Pire, les rapports entre les deux hommes se sont sérieusement détériorés, atteignant, selon certains observateurs, un point de non-retour.

Le chef de l’Etat, 85 ans, au pouvoir jusqu’en 2022, semble vouloir pousser Saad Hariri vers la porte de sortie. Ce dernier ne compte pourtant pas jeter l’éponge, ce qui voudrait dire qu’un nouveau gouvernement risque de ne pas voir le jour avant plusieurs mois, voire plus, selon les pronostics les plus pessimistes. S’il se récuse, Saad Hariri ramènerait le pays au point zéro, alors qu’aucune alternative crédible au sein de la communauté sunnite ne semble émerger.

Le Hezbollah, poids lourd de la scène politique libanaise, et seule formation à encore détenir des armes depuis la fin de la guerre civile, se trouve dans une position inconfortable. D’un côté, il souhaite ménager le président Aoun, son allié qui lui accorde une couverture politique chrétienne depuis 2006. D’un autre, il s’accommode plutôt bien de Saad Hariri, ce dernier lui ayant déjà fait une concession de taille : le ministère des Finances qui devrait rester aux mains des chiites.

En face, les partis politiques traditionnels hostiles au Hezbollah et au président Aoun, à savoir les Forces libanaises de Samir Geagea, les Kataëb de Samy Gemayel, le Parti socialiste progressiste de Walid Joumblatt, et le Courant du Futur de Saad Hariri, ne parviennent pas à former un front uni comme ils l’avaient fait en 2005 dans le cadre de l’alliance du 14-Mars. Si W. Joumblatt réclame la démission du président Aoun, les partis chrétiens opposés au chef de l’Etat ne vont pas jusqu’à franchir ce pas, une sorte de tabou : cet appel serait vu comme une atteinte au rôle de la communauté maronite au sein du pouvoir.

« La classe politique au pouvoir a tout fait pour prouver qu’elle est irréformable et réfractaire au changement. »

MATTHIEU KARAM

Du côté des formations dites de la “société civile” et nées pour la plupart de la révolte du 17 Octobre, on appelle aussi à des législatives anticipées. Mais dans un pays où les députés se sont arrogés le droit de prolonger leur mandat de dix ans, un tel scrutin risque tout simplement d’être reporté indéfiniment. Surtout si l’issue de l’élection peut faire pencher la balance en faveur des partis d’oppositions, et permettre l’entrée à l’Hémicycle de députés issus de la contestation populaire. Le Parlement votant les lois et élisant le chef de l’Etat, il s’agit d’une question de vie ou de mort pour la classe dirigeante qui ne sciera pas la branche sur laquelle elle est assise.

Sur le plan régional et international, le tableau n’est pas plus rassurant. La politique de la nouvelle administration américaine du président Joe Biden n’est toujours pas claire, et risque de mettre des mois pour se dessiner. Si le désintérêt constant des Etats-Unis au Moyen-Orient se confirme, le Liban pourrait donc ne pas figurer au haut de l’agenda américain, même dans le cadre des négociations attendues avec l’Iran.

Le vieux monde se meurt

L’impasse semble donc totale, loin d’une simple crise de gouvernement. C’est tout le système libanais qui est grippé. 2022 sera l’année de toutes les échéances : présidentielle, législatives et municipales. La crise risque de perdurer d’ici là. A moins qu’un facteur imprévu ne vienne chambouler la donne, comme l’effondrement total du pays sur le plan économique, social, ou politique. 

Face à la grave détérioration de la situation socio-économique dans le pays, accélérée par le confinement strict en place, un regain de la mobilisation dans la rue à travers tout le territoire commence à se faire ressentir depuis plusieurs jours. Ces manifestations ont même dégénéré en heurts à Tripoli, dans le Nord, faisant un mort et plus de 300 blessés. Des développements qui n’augurent rien de bon et qui font craindre d’autres dérapages sécuritaires.

La classe politique au pouvoir a tout fait pour prouver qu’elle est irréformable et réfractaire au changement. Mais l’alternative se fait toujours attendre, et aucune opposition crédible, qu’il s’agisse des partis politiques traditionnels, ou ceux issus de la contestation populaire, n’a pour le moment pu émerger. « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres », disait Gramsci. Au pays du Cèdre, le « Liban de papa »1 est mort. Le nouveau Liban, lui, se fait attendre.

Sources
  1. Anthony Samrani, « Pourquoi la révolution libanaise n’a pas (encore) eu lieu« , L’Orient Le Jour, 15 octobre 2020.