Le 4 août 2020, deux explosions touchent le port de Beyrouth, ravageant la capitale et ses alentours. Ressenties jusqu’à Chypre et résonnant dans la tête des Libanais, ces deux détonations intriguent une population libanaise sans réponses. Les lignes téléphoniques sont coupées et les chaînes télévisées perturbées pour une dizaine de minutes, le calvaire des libanais ne fait que commencer. Très vite, le bilan est établi : 2750 tonnes de nitrate d’ammonium stockées à l’entrepôt numéro 12 auraient explosées, faisant plus de 200 morts et des milliers de blessés.1

Quelques jours après le drame, les Libanais regagnent la rue, de grandes manifestations sont annoncées pour le samedi 8 août. Les manifestants brandissent des potences ; ils réclament justice, des démissions et parfois des exécutions. Deux jours plus tard, le Premier ministre Hassan Diab annonce la démission du gouvernement. Il s’avère que ce gouvernement était informé de la présence des tonnes de nitrate d’ammonium dans le port, et qu’il avait été prévenu maintes fois de la dangerosité de ce stockage. Comment est-ce que ces substances chimiques sont arrivées au port de Beyrouth ? Qui tenir pour responsable ?

Les premiers éléments de l’enquête

Les deux déflagrations ont fait écho dans le monde entier, et la communauté internationale ne tarde pas à se mobiliser pour un pays rongé par la dette, la corruption, une pandémie, et la dévastation de sa capitale. Les premières aides arrivent moins de 24 heures après le drame, le président français Emmanuel Macron se rend lui-même sur place moins de deux jours après l’accident. Si l’aide internationale envers le Liban est généralement financière, elle aurait pu être de nature juridique, si les autorités libanaises avaient accepté de recourir à une enquête internationale. Cependant, cela n’a pas été fait, et seuls des enquêteurs français et ceux du FBI américain ont eu l’autorisation de participer aux investigations préliminaires.2

L’histoire des 2750 tonnes ne date pas d’hier, elle remonte à 2013. Le 29 septembre 2013, le Rhosus quitte la Géorgie avec sa cargaison explosive en direction du Mozambique. Le propriétaire russe, ne pouvant plus payer l’entretien du bateau ni les salaires, demande à l’équipage arrivé en Grèce de modifier l’itinéraire. Nouvelle destination : Beyrouth, un tour de passe-passe pour transporter davantage de cargaison en se faisant payer de quoi pouvoir continuer la traversée. Dans la capitale libanaise, le bateau s’arrête définitivement, n’étant pas en règle pour prendre le large, et l’équipage se retrouve bloqué au Liban. Un an plus tard, les marins ont obtenu le droit de retourner chez eux, la cargaison explosive est stockée dans l’entrepôt 12, et le Rhosus coule.

Selon l’enquête du FBI, seules 500 tonnes seraient à l’origine de cette explosion, et non pas 2750. Où est le reste de la matière ? L’enquête laisse les Libanais avec plus de questions que de réponses. Seuls quelques fonctionnaires du port et des autorités douanières sont détenus3. Les employés de l’Etat, ayant obéi aux ordres donnés par l’Etat sont placés en détention. Qu’en est-il de l’Etat ? Qu’en est-il du gouvernement ? Maints avertissements ont été envoyés aux autorités portuaires, aux ministères, au gouvernement4 et également au Président de la République. Certains avaient largement le temps d’agir, d’autres moins, mais aucune autorité n’a agi. Les responsables se rejettent la responsabilité et les quelques arrestations ne satisfont pas les libanais.

En effet, les autorités portuaires affirment avoir envoyé des mises en garde, ils ont même proposé de vendre la cargaison. Sans succès. Le directeur général du port de Beyrouth, Hassan Koraytem, a expliqué qu’on lui avait affirmé qu’une vente aux enchères sera organisée, elle n’a jamais eu lieu. Hassan Koraytem affirme également que la direction du port n’avait pas le droit de disposer de la marchandise placée sous la garde d’un représentant de justice. Badri Daher, directeur des douanes, placé en détention pour plus d’un mois, certifie avoir alerté la justice plus de six fois sur la nécessité de réexporter la cargaison déchargée à la suite d’une décision de justice.5

Une responsabilité politique ?

Les autorités politiques se déchargent également de toute responsabilité. Le Hezbollah est pointé du doigt. Accusé d’avoir plein contrôle sur le port, il dément formellement toute accusation. Quant au ministre des travaux publics, au Premier ministre et au Président de la république, ils affirment qu’ils auraient fait ce qu’ils pouvaient faire.

Suite à une enquête de la sécurité de l’Etat, un rapport sur la dangerosité de la matière avait été demandé. Le rapport est communiqué assez tardivement, le 20 juillet, au Premier ministre Hassan Diab, ainsi qu’au Président de la République, Michel Aoun. Le Président l’envoie par la suite au Conseil supérieur de défense, qui s’adresse ensuite au Ministre des travaux publics : cette dernière transmission ne parviendra au ministre que 24 heures avant le drame. Il réclamera les documents relatifs à l’administration du port et les recevra. L’administration se décide alors à exécuter une directive envoyée trois mois plut tôt par la sureté générale, avec le résultat qu’on connaît.

L’enquête piétine, tourne en rond, et après quatre mois, il n’y a toujours aucune prémisse de justice nationale. La question de l’immunité ministérielle se pose. Est-ce que des ministres ou le Premier ministre peuvent être inculpés ? Ou est-ce que cela violerait la Constitution libanaise ? Ce n’est qu’après cinq mois qu’une réponse sera donnée, lorsque le juge chargé de la procédure, Fadi Sawan, inculpe quatre responsables politiques : le Premier ministre Hassan Diab, et trois autres ministres : Ali Hassan Khalil, Ghazi Zeaiter et Youssef Fenianos. Cela a été rendu possible par la levée de leur immunité, un cas permis pour des affaires pénales6. Ces derniers auraient reçu plusieurs « rapports écrits les mettant en garde […] pour se débarrasser du nitrate d’ammonium », a communiqué une source judiciaire à l’AFP. Ils sont accusés de négligence.7

Cette enquête portera-t-elle ses fruits ou est-ce qu’une loi d’amnistie sera imposée comme ce fût le cas en 1991 à la suite de la guerre civile8 ? L’oubli peut-il être imposé à un peuple qui ne veut pas pardonner la mort de ces proches ?