La conclusion de l’accord commercial entre l’Union Européenne et le Royaume-Uni, signé quelques heures avant la fin de la période de transition, marque la fin de quasiment quatre années d’âpres négociations entre les deux partis. Une nouvelle ère commence pour le Royaume-Uni, après cinq années de vie politique rythmées par le Brexit durant lesquelles beaucoup de grandes questions économiques et sociales ont été mises entre parenthèses. Pourtant, au moment où s’ouvre ce nouveau chapitre, Boris Johnson apparaît encore incertain quant à la direction à donner à la suite de son mandat. 

En 2019, il avait fait du «  levelling up  », un ambitieux projet de rééquilibrage de l’économie en faveur du Nord de l’Angleterre et des Midlands, un des thèmes forts de sa campagne. Il promettait notamment un plan d’investissement de cent milliards d’euros dans les infrastructures1 (transports, logement, etc.) visant à d’atténuer des disparités régionales, en constante augmentation depuis le tournant du millénaire2. Johnson revendiquait alors ouvertement l’héritage de Benjamin Disraeli et des One-Nation Conservatives, un courant qui incarne historiquement une droite sociale, à l’attitude modérée vis-à-vis de l’économie de marché. Dans un article du Monde, Simon Hix, politologue à la London School of Economics, ose même la comparaison avec le Général de Gaulle  : «  Il défend une ligne souverainiste, en faveur de l’intervention de l’Etat, pas du tout libertaire ».3

Pour faire face à la crise du Covid, le gouvernement britannique a en effet mené une politique résolument interventionniste, à rebours de ses prédécesseurs. Chômage partiel à 80 %, augmentation du salaire minimum, programme de soutien à l’emploi des jeunes, le Chancelier Rishi Sunak a multiplié les mesures de soutien à l’économie. Mais que traduisent réellement ces mesures ? Sont-elles de simples nécessités de la crise économique, ce que Peter Hall a pu appeler un «  Keynésianisme d’urgence  »4 ? Ou sont-elles au contraire le reflet de mutations plus profondes au sein du Parti Conservateur et de son électorat ? 

Boris Johnson a plusieurs fois clamé sa volonté d’incarner la rupture avec la ligne conservatrice de son parti sur le plan économique. Une fois la crise du Covid passée, Johnson et Sunak ont tous deux promis qu’il n’y aurait d’ailleurs pas de retour à l’austérité des années 2010, que Johnson avait qualifiée «  d’erreur  » pendant sa campagne. Pourtant, devant les membres du parti Conservateur, Sunak a tenu à rappeler que le maintien de l’équilibre budgétaire était le «  devoir sacré  » de son parti5, un discours qui n’est pas sans rappeler celui du duo Cameron-Osborne. En novembre, le même Rishi Sunak annonçait le gel des salaires de quelques 1,3 millions d’employés du secteur public. Quelques mois plus tard, le Ministère des Transports entérinait la réduction d’environ un cinquième du budget de Transport for the North, l’agence chargé des transports dans le Nord de l’Angleterre. Même si ces coupes budgétaires ne devraient pas impacter les grandes infrastructures telles que la ligne à grand vitesse HS2, elles interrogent tout de même sur la réalité du programme de «  levelling up  ». 

En l’absence d’une boussole économique, Boris Johnson donne donc l’impression de naviguer à vue, multipliant déclarations d’intention et annonces contradictoires. Un épisode récent illustre parfaitement ces hésitations. Le 14 janvier dernier, le Financial Times faisait état d’un projet de révision du droit du travail que le gouvernement préparait en coulisse6. Était notamment envisagée la suppression de la limitation du temps de travail à 48 heures hebdomadaires, obligation à laquelle les employeurs britanniques étaient tenus par la directive européenne sur le temps de travail. Le Times évoquait quelques jours plus tard des discussions entre Boris Johnson et des chefs d’entreprise portant sur la transformation du Royaume-Uni en «  Singapour Européen  »7, une expression régulièrement employée par la frange très libérale des partisans du Brexit. Face à la protestation des syndicats et de l’opposition travailliste, le gouvernement est finalement obligé de revenir publiquement sur ce projet de révision le 27 janvier, deux semaines seulement après les révélations du Financial Times. 

Une majorité divisée sur les questions économiques

Margé une majorité de 87 sièges à la Chambre des Communes (la plus large pour un gouvernement britannique depuis les victoires historiques de Tony Blair aux élections de 1997 et 2001), Johnson doit faire face aux divisions de son parti sur les sujets économiques. Sa ligne «  sociale  » est loin d’être majoritaire au sein d’un parti conservateur toujours imprégné de l’héritage de Margaret Thatcher. On retrouve ainsi aux plus hautes fonctions ministérielles Dominic Raab (Ministre des Affaires Étrangères), Priti Patel (Ministre de l’Intérieur), Liz Truss (Ministre du Commerce International) et Kwasi Kwarteng (Ministre des Affaires, de l’Énergie et de la Politique Industrielle). Tous les quatre sont avec Chris Skidmore (député conservateur, ancien Ministre des Universités et de la Recherche) les auteurs de Britannia Unchained, un livre-programme à l’accent ultra-libéral. Dans cet ouvrage publié en 2012, ils prônaient notamment une refonte du modèle social britannique, estimant que la générosité de ce dernier est à l’origine de la «  paresse  » des travailleurs britanniques. 

À cette ligne (ultra-)libérale s’opposent notamment les néo-députés conservateurs originaires du «  Mur Rouge  », le bastion déchu du Parti Travailliste. Malgré leur relative inexpérience, ces néophytes occupent une place hautement symbolique au sein de la majorité. C’est en effet l’électorat qu’ils représentent, majoritairement issu des classes populaires et pro-Brexit, qui a permis la victoire des Conservateurs en 2019. C’est donc à eux que s’adresse tout particulièrement le projet de «  levelling up  », à travers lequel Johnson souhaite ancrer durablement son parti dans le Nord du Royaume. 

Cette cohabitation (schématique) entre conservatisme-libéral et conservatisme-social n’est ni nouvelle ni spécifique au Royaume-Uni (le même débat existe au sein de nombreux partis de la droite européenne). Néanmoins, les récentes mutations du Parti Conservateur sur la question du Brexit ont ces divisions particulièrement saillantes. En adoptant sur une position intransigeante sur le Brexit, Boris Johnson a misé sur une stratégie gagnante puisque près de trois-quarts des partisans du Leave l’ont soutenu en 20198. Seulement ce nouvel électorat ne sera pas facile à satisfaire. Comme le note Jonathan Hopkin dans son livre Anti-System Politics, peu de choses unissent les classes populaires urbaines du Nord de l’Angleterre et les électeurs aisés du Sud, au-delà de leur rejet de l’Union Européenne. Il sera donc très difficile pour Boris Johnson et son gouvernement de concilier leurs intérêts au sein d’un programme économique cohérent. 

Si certains rêvaient Boris Johnson en pourfendeur du consensus néolibéral qui a dominé la politique anglaise depuis le tournant des années 80, la réalité s’avère donc bien plus complexe. Mais il ne faut pas non plus sous-estimer le changement profond que Boris Johnson incarne. Son discours parfois ouvertement souverainiste et interventionniste reflète en effet de profondes mutations au sein de l’électorat conservateur où les classes populaires occupent un poids de plus en plus conséquent.