Qu’il y ait des complots et qu’il y en ait toujours eu, cela me paraît être une évidence : de l’assassinat de Jules César à la conspiration des Poudres ou encore celle de la machine infernale de Georges Cadoudal 1, jusqu’aux conspirations financières d’aujourd’hui orchestrées dans le but de faire monter la valeur de certaines sociétés par actions. Mais la caractéristique principale des véritables complots est qu’ils sont immédiatement découverts, que ceux-ci réussissent, comme dans le cas de Jules César, ou qu’ils échouent comme pour le complot d’Orsini contre Napoléon III. Les intrigues de palais ne sont donc pas si mystérieuses que cela. Ce qui nous intéresse plutôt, c’est le phénomène du syndrome conspirationniste qui s’accompagne de la fabuleuse existence de conspirations parfois fantasmatiques, dont est peuplé internet. Celles-ci restent mystérieuses et insondables, car elles ont en commun le trait distinctif du secret, que Simmel décrit si bien. Ce secret est d’autant plus puissant et séduisant qu’il est vide. Or, un secret de ce type constitue une menace : il ne peut être ni révélé ni contesté, et c’est précisément pour cette raison qu’il devient un instrument de pouvoir. D’autres auteurs ont déjà traité ce sujet avant moi. Sur le syndrome conspirationniste, je ne peux que citer Karl Popper, qui a écrit à ce propos des pages qui, à mon avis, sont encore inégalées. Popper a écrit dès les années 1940 dans La société ouverte et ses ennemis 2 que la théorie conspirationniste de la société réside « dans la conviction que l’explication d’un phénomène social consiste en la découverte d’hommes ou de groupes qui s’intéressent à l’occurrence d’un phénomène donné (il s’agit parfois d’un intérêt caché qui doit d’abord être révélé) et qui ont planifié et conspiré pour le promouvoir. Cette conception des fins devant être poursuivies par les sciences sociales découle, bien sûr, de la théorie erronée selon laquelle tout ce qui se passe dans la société – en particulier des événements tels que la guerre, le chômage, la pauvreté, la famine, que les gens détestent généralement – est le résultat de l’intervention directe de certains individus et de groupes puissants. Cette théorie a de nombreux partisans et elle est même plus ancienne que l’historicisme (qui, comme il ressort de sa forme théiste primitive, est un dérivé de la théorie du complot). Dans ses formes modernes, elle est, comme l’historicisme moderne et comme une certaine attitude moderne à l’égard des lois naturelles, le résultat typique de la sécularisation d’une superstition religieuse. La croyance en des dieux homériques dont les conspirations expliquent l’histoire de la guerre de Troie est morte. Les dieux ont été abandonnés. Mais leur place est occupée par des hommes ou des groupes puissants – des groupes de pression sinistres dont la perversité est responsable de tous les maux dont nous souffrons – tels que les célèbres sages de Sion, ou les monopolistes,  les capitalistes ou encore les impérialistes. Je n’ai pas l’intention de dire par là que les conspirations ne se produisent jamais. Au contraire, ce sont des phénomènes sociaux typiques. Ils deviennent importants, par exemple, chaque fois que des personnes qui croient en la théorie du complot arrivent au pouvoir. Et les gens qui croient sincèrement qu’ils savent comment réaliser le paradis sur Terre adoptent aussi facilement que d’autres la théorie du complot et ils s’engagent dans la contre-conspiration contre des conspirateurs inexistants. ».

Ainsi s’achève cette longue citation, mais je dois en ajouter une autre de 1963, toujours écrite par Popper dans Conjectures et Réfutations 3 : « Cette théorie, plus primitive que beaucoup de formes de théisme, est semblable à celle que l’on trouve chez Homère. Il a conçu le pouvoir des dieux de telle sorte que tout ce qui se passait dans la plaine de Troie n’était que le reflet des nombreuses conspirations tramées sur l’Olympe. La théorie sociale de la conspiration est en fait une version de ce théisme, c’est-à-dire de la croyance en une divinité dont les caprices ou les volontés déterminent le cours du monde. C’est là une conséquence de la disparition de la référence à Dieu, et de la question qui s’ensuit « qui se trouve alors à sa place ? ». Cette place est maintenant occupée par plusieurs hommes et groupes puissants – des groupes de pression sinistres, auxquels on peut reprocher d’avoir fomenté la grande dépression et tous les maux dont nous souffrons. ».

Un secret de ce type constitue une menace : il ne peut être ni révélé ni contesté, et c’est précisément pour cette raison qu’il devient un instrument de pouvoir.

Umberto Eco

Mais après Popper, le syndrome conspirationniste a été étudié par de nombreux autres auteurs. La bibliographie est immense, je citerais les livres récents de Kate Tuckett, Conspiracy Theories, et La face cachée de l’histoire de Daniel Pipes, traduit en 2005 mais publié en réalité en 1997 avec un titre plus explicite : Conspiracy : How the Paranoid Style Flourishes and Where It Comes From (Conspiration : comment le style paranoïaque s’épanouit et d’où il vient). Le livre s’ouvre sur une magnifique citation de Metternich, qui aurait dit en apprenant la mort de l’ambassadeur russe : « Quelles ont dû être ses motivations ?”. 

L’humanité a toujours été fascinée par des complots fantasmés. Popper citait Homère, mais plus proche de nous, on se souvient de l’abbé Barruel, qui avait attribué la Révolution française à une conspiration fomentée par les anciens Templiers survivants regroupés dans les sectes maçonniques, jusqu’à ce que sa théorie soit complétée par le mystérieux capitaine Simonini 4. Celui-ci aurait introduit les Juifs dans son tableau, afin d’asseoir les fondements des futurs protocoles des sages anciens de Sion. Mais je le répète, il suffit de surfer sur Internet pour découvrir des révélations à foison de nouvelles intrigues.

Récemment, j’ai également trouvé sur Internet un site qui attribue toutes les vilenies des deux derniers siècles aux jésuites, et ce en prenant pour base un long texte : Le monde malade des jésuites 5 d’un certain Joël Labruyère. Comme l’indique le titre, il s’agit d’une revue de tous les événements s’étant produits dans le monde – ce qui n’inclut pas seulement les plus contemporains -, qui seraient dus à la conspiration universelle des jésuites. Les jésuites du XIXe siècle, du père Barruel à la naissance de la revue La Civiltà cattolica 6 et aux romans du père Bresciani, ont été parmi les principaux inspirateurs de la théorie maçonnique de la conspiration juive. Ceux qui appartenaient aux francs-maçons libéraux, anticléricaux et mazziniens leur ont justement rendu la monnaie de leur pièce, avec leur théorie de la conspiration jésuite, celle-ci ayant été popularisée moins par certains pamphlets ou célèbres livres, à commencer par Les Provinciales de Pascal, ou par Le Jésuite moderne de Vincenzo Gioberti ou encore les écrits de Michelet et Quinet, que par les romans d’Eugène Sue, Le Juif errant et Les mystères du peuple. Rien de bien nouveau, donc, mais le texte de Labruyère porte à son paroxysme l’obsession des jésuites dont je ne fais qu’un résumé sommaire, car le fantasme comploté par Labruyère est homérique : les Jésuites ont toujours eu pour objectif de mettre en place un gouvernement mondial, contrôlant à la fois le Pape et les différents monarques européens par le biais des célèbres Illuminati de Bavière, que les Jésuites eux-mêmes ont organisés pour ensuite les dénoncer comme communistes ; ils ont essayé de faire tomber les monarques qui avaient interdit la Compagnie de Jésus ; ce sont les jésuites qui ont fait couler le Titanic, car depuis cet incident, il leur a été possible de fonder la Federal Reserve Bank grâce au soutien des Chevaliers de Malte (qu’ils contrôlent), et ce n’est pas un hasard si les trois juifs les plus riches du monde (Astor, Guggenheim et Straus), qui s’étaient opposés à la fondation de cette banque, sont morts dans le naufrage du Titanic. En collaboration avec la Banque fédérale, les jésuites ont ensuite financé les deux guerres mondiales, ce qui n’a évidemment apporté des avantages qu’au Vatican. Quant à l’assassinat de Kennedy, si nous n’oublions pas que la CIA est également née comme un programme jésuite inspiré des exercices spirituels d’Ignace de Loyola, et que les jésuites contrôlaient la CIA par l’intermédiaire du KGB soviétique, il est alors clair que Kennedy a été tué par les mêmes personnes qui avaient fait couler le Titanic. Bien sûr, tous les groupes néo-nazis et antisémites sont d’inspiration jésuite, les jésuites étaient derrière Nixon et Clinton, ce sont les jésuites qui ont causé le massacre d’Oklahoma City, les jésuites ont inspiré le cardinal Spellman qui a fomenté la guerre du Vietnam qui a rapporté 220 millions de dollars à la Jesuit Federal Bank ; et bien sûr, l’Opus Dei, que les jésuites contrôlaient par l’intermédiaire des Chevaliers de Malte, ne pouvait pas manquer au tableau.

Et l’intrigue de l’Opus Dei nous renvoie au Da Vinci Code de Dan Brown, un roman qui a fait du syndrome conspirationniste sa matière première, forçant des légions de lecteurs crédules à aller visiter des endroits en France et en Angleterre où les choses décrites par Dan Brown étaient bien évidemment introuvables. Il y a une infinité de variations dans la narration de Brown, comme lorsqu’il dit que le Prieuré de Sion a été fondé à Jérusalem par un roi français appelé Godefroy de Bouillon , alors qu’on sait que Godefroy  n’a jamais accepté le titre de roi, ou que pour éliminer les templiers, le pape Clément V avait envoyé des ordres secrets mis sous scellés qui devaient être ouverts simultanément par ses soldats dans toute l’Europe le vendredi 13 octobre 1307. Or, il est historiquement établi que les messages destinés aux baillis et aux sénéchaux du royaume de France avaient été envoyés non pas par le pontife, mais par Philippe le Bel et qu’on ne sait pas très bien comment le Pape faisait pour disposer de soldats dans toute l’Europe. Ou encore lorsque Brown confond les manuscrits trouvés à Qumran en 1947, qui ne parlent pas du tout de la véritable histoire du Graal, avec les manuscrits de Nag Hammâdi qui contiennent quelques évangiles gnostiques.  En parlant enfin d’un cadran solaire dans l’église Saint-Sulpice, à Paris, il dit qu’il s’agit d’un reste d’un temple païen qui se trouvait à cet endroit précis, où on pourrait voir une « ligne rose »  correspondant au méridien de Paris, une ligne se prolongeant sous terre jusqu’au sous-sol du Louvre et sous la pyramide inversée qui serait la dernière demeure du Saint Graal. Et encore aujourd’hui, de nombreux chercheurs de mystère se rendent en pèlerinage à Saint-Sulpice pour chercher cette ligne méridienne, à tel point que les régisseurs de l’église ont été obligés d’apposer un avis qu’ils semblent avoir retiré par la suite, et qui indiquait : « Le cadran solaire composé de la ligne de cuivre encastrée dans le sol de l’église fait partie d’un instrument scientifique construit au XVIIIème siècle. C’est avec l’accord avec l’autorité ecclésiastique que les astronomes de l’Observatoire de Paris ont utilisé cette ligne pour définir divers paramètres de l’orbite terrestre. Contrairement à ce qui a été dit avec beaucoup d’imagination dans un récent roman à succès, il ne s’agit pas du vestige d’un temple païen, qui n’a jamais existé en ce lieu. Le méridien en question n’a jamais été appelé la Ligne de la Rose, il ne coïncide pas avec le méridien passant par le centre de l’Observatoire de Paris et qui sert quant à lui de référence pour les cartes où les longitudes sont mesurées en degrés à l’est et à l’ouest de Paris. Aucune notion mystique ne peut être déduite de cet instrument astronomique, si ce n’est la conviction que Dieu le Créateur est le Seigneur du temps. Notez également que les lettres P et S dans les petites fenêtres circulaires et aux deux extrémités du transept font référence à Pierre et Sulpice, les saints patrons de l’église, et non au Prieuré imaginaire de Sion ».

Massimo Polidoro, l’un des collaborateurs les plus actifs du CICAP, le Comité italien pour le contrôle des affirmations pseudo-scientifiques, avait publié pour les Éditions Piemme un ouvrage intitulé Rivelazioni. Il libro dei segreti e dei complotti, une de ses nombreuses publications sur les fake news qui circulent dans les médias et même dans la tête des personnes que nous considérons habituellement comme raisonnables. Polidoro rappelle  que le présumé complot à l’origine du meurtre de Kennedy, les différentes histoires sur la véritable fin d’Hitler, les secrets de Rennes-le-Château, où Jésus épousa Marie-Madeleine, ne sont que des fake news. Mais pourquoi ces fake news ont-elles autant de succès ? Parce qu’elles rendent accessibles des connaissances qui sont refusées à d’autres, et pour tout un tas d’autres raisons qui conduisent Polidoro à se référer naturellement à l’essai de Popper. Mais il cite également les études de Richard Hofstadter dans The Paranoid Style in American Politics, où l’auteur met en avant l’idée que l’appétit pour le conspirationnisme doit être interprété en appliquant les théories issues de la psychiatrie à la pensée sociale. Il s’agit donc là de deux descriptions possibles de la manifestation de la paranoïa, à ceci près que le paranoïaque psychiatrique voit le monde entier comploter contre lui, tandis que le paranoïaque social croit que la persécution par les pouvoirs occultes est dirigée contre son propre groupe, sa propre nation, sa propre religion. Le paranoïaque social est, je dirais, plus dangereux que le paranoïaque psychiatrique parce qu’il voit ses obsessions partagées par des millions d’autres personnes et qu’il a l’impression d’agir contre le complot de manière désintéressée. Ceci explique un certain nombre de faits qui se passent encore dans le monde d’aujourd’hui, en plus des nombreux événements s’étant produits dans le passé. Polidoro citait aussi Pasolini, qui a dit un jour que  « l’intrigue nous fait délirer parce qu’elle nous libère du fardeau qui nous contraint à devoir affronter la vérité ».

Toute théorie conspirationniste oriente l’imagination du public vers des dangers imaginaires en le détournant de menaces authentiques, comme l’a un jour suggéré Chomsky en imaginant une sorte de complot des théories complotistes.

UMberto Eco

Maintenant que le monde est truffé de conspirationnistes, cela pourrait nous laisser indifférents, et si quelqu’un croit que les Américains ne sont pas allés sur la Lune, on pourrait dire alors que c’est tant pis pour lui. Mais des études récentes ont conclu que l’exposition à des informations qui approuvent la théorie du complot a pour effet un moindre engagement politique des individus, et ce par rapport à ceux qui sont exposés à des informations qui réfutent les théories complotistes. En fait, si vous êtes convaincu que des sociétés secrètes sont aux manettes, que ce soient les Illuminati ou le groupe Bilderberg qui sont sur le point d’établir un nouvel ordre mondial, je ne peux certainement rien y faire. Je ne peux que renoncer à discuter avec vous, et dans le pire des cas l’avoir un peu mauvaise. Ainsi, toute théorie conspirationniste oriente l’imagination du public vers des dangers imaginaires en le détournant de menaces authentiques, comme l’a un jour suggéré Chomsky en imaginant une sorte de complot des théories complotistes. Ce sont les institutions qui sont elles-mêmes visées par les théories complotistes qui tirent le meilleur parti de l’existence de ces théories. Cela revient à dire qu’en imaginant que c’est Bush qui a fait tomber les deux tours pour justifier l’intervention en Irak, on passe par une série de différentes fantasmagories et l’on s’arrête d’analyser les vraies raisons pour lesquelles Bush est intervenu en Irak et l’influence que les néoconservateurs ont eue sur lui et sa politique.

Mais ce que je voudrais aborder maintenant, ce n’est pas tant la propagation du syndrome de conspiration, qui est sous les yeux de tous, que les techniques pseudo-sémiotiques par lesquelles les conspirations sont prouvées et justifiées. Il y a vingt-cinq ans, je m’étais attardé, dans mon livre Les limites de l’interprétation 7, sur ce que j’appelais un « cancer de l’interprétation », que j’identifiais dans ce que je définissais comme la « dérive hermétique » :  cette manière désinvolte avec laquelle  les maîtres de l’occultisme parvenaient à  trouver des relations entre des événements déconnectés, sur la base d’analogies et de similitudes douteuses. À l’époque, je m’intéressais aux alchimistes et aux délires de René Guénon 8, sans parler de ce champion du fascisme hermétique qu’avait été Julius Evola 9. Mais même si je ne peux pas reprendre tous ces arguments ici, je voudrais montrer comment les mêmes procédures désinvoltes sont appliquées par les théoriciens du complot.

La fascination pour les coïncidences suffit à en convertir plus d’un selon le dicton de E. M. Forster : « only connect« . Pour ne donner que quelques exemples, voici une belle série de coïncidences qui, si elles n’ont pas dégénéré en théories du complot, pourraient donner du grain à moudre aux complotistes : j’ai lu sur internet que Lincoln a été élu au Congrès en 1846, Kennedy en 1946, Lincoln a été président en 1860, Kennedy en 1960 ; leurs deux femmes ont perdu un enfant alors qu’elles demeuraient à la Maison Blanche, ils ont tous deux ont reçu une balle dans la tête tirée par un Sudiste un vendredi ; le secrétaire de Lincoln s’appelait Kennedy et le secrétaire de Kennedy s’appelait Lincoln, le successeur de Lincoln était Johnson né en 1808, et Lindon Johnson, le successeur de Kennedy, était né en 1908. John Wilkes Booth, l’assassin de Lincoln, était né en 1839, Lee Harvey Oswald en 1939 ; Lincoln a été abattu au théâtre Ford, Kennedy a été abattu dans une voiture « Lincoln » produite par Ford ; Lincoln a été tué dans un théâtre et son assassin est allé se cacher dans un entrepôt, l’assassin de Kennedy a été abattu dans un entrepôt et est allé se cacher dans un théâtre, Booth et Oswald ont tous deux été tués avant le procès. Et pour couronner (vulgairement) le tout, un jeu de mots qui ne marche qu’en anglais : une semaine avant sa mort, Lincoln avait été « in Monroe, Maryland », une semaine avant Kennedy avait été « in Monroe, Marilyn ».

Mais je voudrais terminer en reconstituant un faux complot qui a hanté et hante toujours l’imagination de beaucoup de gens. Une conspiration qui n’est pas une mince affaire, parce qu’elle implique Jésus-Christ en personne, et parce qu’elle conduit encore des milliers de badauds au village de Rennes-le-Château. Il s’agit d’une conspiration reposant sur l’idée que le Christ a épousé Marie-Madeleine et qu’il a ainsi fondé  la dynastie mérovingienne et le  fantomatique Prieuré de Sion encore actif aujourd’hui. Celui-ci est lié, et il ne peut que l’être, au mystère du Graal, qui a toujours eu quelque chose à voir avec les Templiers.

La relique légendaire a parcouru des chemins tortueux, et l’une des légendes les plus récentes due aux livres du nazi Otto Rahn 10 voulait qu’elle se trouve à Montségur dans le sud de la France, à la frontière avec l’Espagne, près de Saintes-Maries-de-la-Mer en Camargue, où une légende disait que les Saintes Maries avaient débarqué de Palestine (mais aucune légende n’a jamais mentionné Jésus comme leur compagnon de voyage). Le prétexte pris pour l’invention de ce complot est l’histoire de l’abbé Bérenger Saunière qui fut entre 1885 et 1909 le curé de la commune de Rennes-le-Château, un petit village situé à une quarantaine de kilomètres de Carcassonne. En son temps, on parlait d’une possible relation avec la jeune servante Marie Denarnaud, mais cela n’a jamais été prouvé. Ce que l’on sait, c’est que Saunière avait restauré l’extérieur et l’intérieur de l’église locale, avait construit une villa (la Villa Bethania) pour y vivre, et une tour sur la colline appelée Tour Magdala, qui rappelait la Tour de David à Jérusalem, ce qui n’est pas rien. Des travaux extrêmement coûteux : on a calculé que le coût correspondait à environ deux cents années du salaire d’un curé de province, et bien sûr, les rumeurs avaient commencé à circuler, à tel point que l’évêque de Carcassonne avait ouvert une enquête puis transféré Saunière dans une autre paroisse. Saunière avait refusé puis s’était retiré jusqu’à sa mort en 1917. En effet, Saunière (qui était une canaille) avait trouvé un fabuleux trésor : en réalité, l’astucieux curé, par des annonces dans des journaux et des magazines à caractère religieux, se faisait envoyer de l’argent en promettant de dire la messe pour le défunt du donateur, ce qui lui avait permis d’accumuler de l’argent pour des centaines de messes qu’il n’avait jamais réellement célébrées, et c’est pour cette raison même qu’il fut jugé par l’évêque de Carcassonne. Mais après sa mort, on vit naître une horde d’hypothèses ridicules : on commença à dire que lors de la rénovation de la paroisse, Saunière avait trouvé une tombe dans le sous-sol de l’église et qu’il y avait trouvé un récipient d’objets précieux (il s’y trouvait probablement un objet de moindre valeur laissé sur place par le curé de Rennes pendant la Révolution française, avant de s’enfuir en Espagne). En se fondant sur ces faibles indices, on avait commencé à croire que Saunière avait trouvé un fabuleux trésor. À sa mort, il avait laissé tout ce qu’il avait construit à sa jeune servante qui, pour donner de la valeur aux propriétés qu’elle avait ainsi héritées, avait continué à abonder en histoires sur la légende autour du trésor. Héritier des propriétés de Marie Denarnaud, Noël Corbu avait ouvert un restaurant dans le village, et diffusé dans la presse locale l’histoire du mystère du « Curé aux milliards », et causé l’arrivée de quelques chasseurs de trésors s’adonnant aux fouilles dans la région.

C’est à ce moment de l’histoire que Pierre Plantard fit son entrée (et vous me direz ensuite si vous feriez suffisamment confiance à cet homme pour lui acheter ne serait-ce qu’une voiture d’occasion). Plantard, après s’être engagé politiquement dans des groupes d’extrême droite, avait fondé des groupuscules antisémites, et à l’âge de dix-sept ans, il avait lancé « Alpha Galates », un mouvement qui soutenait le régime de Vichy (ce qui ne l’a pas empêché après la libération de présenter ses organisations comme des groupes de résistance partisane). En décembre 1953, après six mois de prison pour abus de confiance (il sera plus tard condamné à un an pour corruption de mineurs), Plantard inaugurait son Prieuré de Sion, en enregistrant officiellement l’association à la sous-préfecture de St-Julien-en-Genevois. Il se targuait alors de l’ancienneté de son prieuré, son origine remontant à près de deux millénaires, comme l’auraient indiqué des documents découverts par Saunière lors de la rénovation de l’église. Ces documents auraient démontré la perpétuation de la lignée des rois mérovingiens, Plantard prétendant par ailleurs descendre du roi Dagobert II. L’escroquerie de Plantard avait croisé le chemin du livre de Géraud de Sède, auteur en 1962 d’un livre sur les mystères du château de Gisors en Normandie. C’est là qu’après quelques déceptions littéraires il s’était retiré pour y élever des cochons, et qu’il avait rencontré Roger Lhomoy, une sorte de clochard un peu foldingue, qui avait autrefois travaillé comme jardinier au château, puis avait passé deux ans à creuser la nuit dans les sous-sols à la recherche d’anciennes galeries souterraines. Selon ses dires, il était entré dans une pièce où il avait vu sous une voûte romaine de trente mètres de long un autel de pierre, avec sur les murs des images de Jésus et des douze apôtres. Au sol, le long des murs, se trouvaient des sarcophages de pierre ainsi que trente coffres en métal précieux. Le détail intéressant est que toutes les recherches effectuées par la suite, sous l’impulsion de de Sède, n’ont jamais abouti à la fabuleuse salle, et ce malgré l’identification de quelques galeries. Mais entre-temps, de Sède avait été approché par Plantard, qui prétendait avoir non seulement des documents secrets qu’il ne pouvait « malheureusement » pas montrer (comme les nombreux documents rosicruciens), mais aussi un plan de la mystérieuse salle.

L’escroquerie de Plantard avait croisé le chemin du livre de Géraud de Sède, auteur en 1962 d’un livre sur les mystères du château de Gisors en Normandie. C’est là qu’après quelques déceptions littéraires il s’était retiré pour y élever des cochons, et qu’il avait rencontré Roger Lhomoy, une sorte de clochard un peu foldingue, qui avait autrefois travaillé comme jardinier au château, puis avait passé deux ans à creuser la nuit dans les sous-sols à la recherche d’anciennes galeries souterraines.

Umberto Eco

En fait, Plantard l’avait dessiné lui-même en suivant les indications de Lhomoy. Cela avait alors poussé de Sède à écrire son livre et à émettre des hypothèses sur le rôle joué par les Templiers dans le récit. En 1967, de Sède publie L’Or de Rennes, ouvrage grâce auquel le mythe du Prieuré de Sion s’impose définitivement aux médias, notamment par la reproduction des faux parchemins que Plantard avait entre-temps réussi à diffuser dans diverses bibliothèques et qui en réalité (comme Plantard lui-même l’avouera plus tard) avaient été dessinés par Philippe de Chérisey, humoriste et acteur de radio français, qui en 1979 déclara enfin être l’auteur des faux : il avait recopié la graphie onciale à partir de documents trouvés à la Bibliothèque Nationale. De Sède trouva dans ces documents une référence troublante à un tableau de Poussin où (comme cela s’était déjà produit dans un tableau de Guercino) des bergers découvrent une tombe portant l’inscription : « Et in Arcadia ego ». Il s’agit d’un memento mori classique, la Mort manifestant sa présence jusque dans l’heureuse Arcadie. Mais Plantard avait affirmé que cette phrase figurait dans les armoiries de sa famille depuis le XIIIe siècle, ce qui était peu probable étant donné que Plantard était le fils d’un serveur. Il prétendait aussi que le paysage dans les tableaux évoquait celui de Rennes-le-Château alors que Poussin est né en Normandie et que Guercino n’avait jamais été en France, et que les tombes des tableaux de Poussin et Guercino ressemblaient à un sépulcre visible jusque dans les années 1980 dans une rue entre Rennes-le-Château et Rennes-les-Bains (mais il a malheureusement été prouvé que le tombeau ne fut construit qu’au XXe siècle). En tout état de cause, il apporta la preuve que les tableaux avaient été commandés à Guercino et Poussin par le Prieuré de Sion. Mais le déchiffrage de la peinture de Poussin ne s’est pas arrêté là : un anagramme « Et in Arcadia ego » était l’injonction « I Tego Arcana Dei », c’est-à-dire : « Va-t’en, je cache les mystères de Dieu ». C’était alors la preuve indubitable que le tombeau était celui de Jésus. D’autres hypothèses inquiétantes avaient été émises par de Sède sur certains aspects de l’église restaurée par Saunière. Par exemple, on y trouve l’inscription : « Terribilis est locus iste », qui a fait trembler les amateurs de mystère. Il s’agit en fait d’une citation de la Genèse qui apparaît dans de nombreuses églises et qui se réfère à la vision de Jacob qui rêve de monter au ciel et qui se réveille en disant, dans la version de la Vulgate : « Que ce lieu est terrible » ; mais en latin « terribilis » signifie aussi « digne de vénération », et donc capable de susciter une crainte révérencielle : l’expression n’a donc rien de menaçant. Dans l’église, le bénitier est tenu par un démon à genoux que l’on identifie comme étant Asmodée, mais on pourrait dire que de nombreuses églises romanes présentent des figurations de diables. Enfin, Asmodée est surmonté de quatre anges sous lesquels est gravée la phrase : « Par ce signe tu le vaincras », qui pourrait faire référence à  « In hoc signo vinces », mais l’ajout de l’article « le » a conduit les chasseurs de mystère à compter les lettres de la phrase, qui sont au nombre de vingt-deux, tout comme les dents du crâne placé à l’entrée du cimetière, comme les merles de la Tour Magdala, et comme le nombre de marches des deux escaliers menant à la Tour. Les lettres composant l’article « le » sont alors les treizième et quatorzième de la phrase, et 1314 est la date de l’exécution sur le bûcher de Saint Jacques de Molay, le Grand Maître des Templiers. Avec les chiffres, vous pouvez faire tout ce que vous voulez. En s’intéressant ensuite aux autres statues, en tenant compte des initiales des saints représentant Germana, Rocco, Antoine l’Ermite, Antoine de Padoue et Luc, on obtient le mot « Graal ».

La légende de Rennes-le-Château aurait peut-être été peu à peu discréditée si le livre de de Sède n’avait pas frappé un journaliste, Henry Lincoln, qui avait consacré trois documentaires à Rennes-le-Château pour la BBC (Mitterrand s’y était également rendu). Au cours de ce travail, Lincoln avait collaboré avec Richard Leigh, un autre amateur de mystères et d’occultisme, et avec le journaliste Michael Baigent, et tous trois avaient eu l’idée de publier un livre, The Holy Grail, qui avait très vite rencontré un vif succès. En bref, le livre reprend toutes les nouvelles diffusées par de Sède et Plantard, en les enrichissant par quelques affabulations, et en présentant le tout comme une vérité historique incontestée. Il établit un lien de parenté direct entre fondateurs du Prieuré de Sion et Jésus Christ, qui ne serait pas mort pas sur la croix, mais qui aurait épousé Madeleine dans sa fuite vers la France et qui aurait donné naissance à la dynastie mérovingienne. Ce que Saunière avait trouvé n’était pas du tout un trésor, mais une série de documents qui reconstituaient la descendance de Jésus avec les termes de  « sang royal », et donc « sang réal », ce qui a été ensuite déformé en « saint graal ». Les richesses de Saunière proviendraient de l’or payé par le Vatican pour occulter cette terrible découverte. Et d’ailleurs, Plantard avait déjà affirmé que Sandro Botticelli, Léonard de Vinci, Robert Boyle, Robert Fludd, Isaac Newton, Victor Hugo, Claude Debussy, Jean Cocteau avaient également fait partie du Prieuré de Sion au cours des siècles. Il ne manquait plus qu’Astérix.

Tous ces faux documents ont renforcé le mythe de Rennes-le-Château, faisant de cette ville la destination de nombreux pèlerinages. Les seuls qui n’y ont jamais cru sont les initiateurs de l’affaire. Au moment où l’histoire a été artificiellement grossie par Baigent et ses collègues, de Sède a dénoncé les différentes fraudes forgées autour du village de Saunière dans un livre en 1988. En 1989 Pierre Plantard a également nié tout ce qu’il avait dit auparavant, et a proposé une deuxième version de la légende selon laquelle le Prieuré ne serait né qu’en 1781. De plus, il avait révisé certains de ses faux documents et ajouté à la liste des Grands Maîtres du Prieuré Roger-Patrice Pelat, un ami de François Mitterrand, qui fut par la suite condamné pour des délits boursiers. Plantard, cité comme témoin, avait admis sous serment qu’il avait inventé toute l’histoire du Prieuré et lors d’une perquisition chez lui, de nombreux faux documents avaient été trouvés ; personne ne le prenait plus au sérieux.

Les richesses de Saunière proviendraient de l’or payé par le Vatican pour occulter cette terrible découverte. Et d’ailleurs, Plantard avait déjà affirmé que Sandro Botticelli, Léonard de Vinci, Robert Boyle, Robert Fludd, Isaac Newton, Victor Hugo, Claude Debussy, Jean Cocteau avaient également fait partie du Prieuré de Sion au cours des siècles. Il ne manquait plus qu’Astérix.

Umberto Eco

Cependant, en 2003, le Da Vinci Code de Dan Brown fut publié, clairement inspiré par de Sède, Baigent, Leigh et Lincoln, et de nombreuses autres littératures occultes. Mais Brown affirma que toutes les nouvelles informations qu’il avait fournies étaient historiquement vraies. Le plus intéressant est que Lincoln, Baigent et Leigh ont poursuivi Brown en justice pour plagiat. Or, la préface du Saint Graal présente tout le contenu du livre comme une vérité historique. Ceci étant dit, si quelqu’un établit la vérité d’un fait historique, par exemple que César a été assassiné aux Ides de mars, c’est dès le moment où la vérité historique est rendue publique que ce fait historique devient une propriété collective. Celui qui fait le récit des vingt-trois coups de couteau infligés à César au Sénat ne peut pas être accusé de plagiat. Mais à l’inverse, Baigent, Leigh et Lincoln accusant Brown de plagiat ont publiquement admis que tout ce qu’ils avaient vendu comme vérité historique était fictif, et donc relevait seulement de leur propriété littéraire personnelle. Il est vrai que pour mettre la main sur une partie du butin de Brown devenu milliardaire, on pourrait sans doute trouver quelqu’un prêt à jurer qu’il n’est pas le fils de son père légitime mais de l’un des dizaines de marins que fréquentait sa mère, et Baigent, Leigh et Lincoln devraient avoir notre plus profonde sympathie. Mais ce qui est encore plus curieux, c’est que pendant le procès, Brown a affirmé n’avoir jamais lu le livre de Lincoln et ses collègues, une défense contradictoire pour un auteur qui prétendait avoir pris toutes ses nouvelles informations de sources fiables, qui disaient exactement ce que les auteurs du Saint Graal avaient dit.

Mais s’agit-il d’une conspiration ? Il est sûr que pour les touristes et les fidèles qui continuent de s’y rendre, Rennes-le-Château est toujours un lieu de pèlerinage. Le cas de Rennes-le-Château nous montre non seulement combien il est facile de créer une légende à partir de rien, mais aussi comment elle réussit à s’imposer même lorsque les historiens, les tribunaux et autres institutions ont reconnu sa nature mensongère, ce qui peut nous faire penser à un aphorisme attribué à Chesterton : « Quand les hommes ne croient plus en Dieu, ce n’est pas qu’ils ne croient en rien, ils croient en tout ». C’est, si vous vous en souvenez, l’une des observations de Popper, et qui me semble être la bonne épigraphe pour une réflexion sur le syndrome conspirationniste.

Sources
  1. Georges Cadoudal (Kerléano, Auray, 1771 – Paris 1804) : adhérant à la doctrine du réalisme antirévolutionnaire, il fut l’un des chefs de la chouannerie. Après la fin de la révolte des Chouans en 1800, et ce malgré les tentatives de Napoléon pour l’attirer dans son camp, il fomenta l’attentat de la “machine infernale” contre le premier consul, suivi en 1803 par une conjuration visant à enlever Napoléon. Arrêté le 9 mars 1804, il fut condamné à mort.
  2. K. Popper, La société ouverte et ses ennemis, Seuil, 1979
  3. K. R. Popper, Conjectures et réfutations, Payot, 1979
  4. Le faussaire et agent secret Simone Simonini est un personnage qui a réellement existé, mais il est aussi le héros d’un roman d’Umberto Eco Le Cimetière de Prague (Grasset, 2011)
  5. Disponible sur le site : http://nsd.007.free.fr/A/Religions/Fortement_manip_et_manich/Catholicisme/monde_malade_jesuites.html
  6. Revue catholique fondée à Naples en 1850 par les Pères de la Compagnie de Jésus.
  7. U. Eco Les limites de l’interprétation, Grasset 1992
  8. René Jean-Marie-Joseph Guénon (Blois, 1886 – Le Caire, 1951) : auteur ésotériste français
  9. Julius Evola (Roma, 19 maggio 1898 – Roma, 11 giugno 1974) : philosophe, peintre, poète écrivain ésotériste italien, admiré par Mussolini pour ses idées relatives au retour de la romanité et une théorie spirituelle de la race.
  10. Otto Rahn (Michelstadt, 1904 – Söll, 1939) : officier des SS mais également chercheur spécialiste d’histoire médiévale. Il publia son ouvrage La croisade contre le Graal, suscitant l’attention de certains membres du NSDAP comme Heinrich Himmler. Il s’éloigna par la suite des idées du national socialisme après avoir démissionné des SS. En 1939 on le retrouva mort sur le versant d’une montagne près de Söll, dans le Tyrol autrichien dans des circonstances qui demeurent obscures mais pouvant faire penser à un suicide.
Crédits
Ce texte est la traduction de la Lectio Magistralis d'Umberto Eco à l'occasion de la remise de son doctorat honoris causa en Communication et culture des médias à l'Université de Turin. Il a été transcrit en italien par Marta Massini.