Durant la pandémie de COVID-19, la finance durable poursuit son développement alors que beaucoup défendent une surperformance des fonds ESG par rapport au marché. Cette tendance est soutenue par les émissions de dette durable (figure 1), et la pandémie a d’ailleurs opéré un changement important dans le mix jusqu’alors dominé par les obligations vertes. En effet de nombreux émetteurs ont eu recours à des obligations sociales ou des « pandemic bonds » pour financer les dépenses liées à la situation sanitaire et son impact sur l’économie.

Source  : Climate Bond Initiative, Novembre 2020

Cependant, d’importants débats subsistent autour de l’intérêt de ce type d’obligations, particulièrement dans le cas des obligations vertes avec les accusations récurrentes de greenwashing. Parallèlement, on observe le développement d’instruments concurrents, au premier rang desquels les ESG-linked bonds. Ils permettent d’internaliser les facteurs ESG dans le coût de financement et donc a priori d’inciter financièrement les émetteurs à modifier leurs pratiques, mais sans proposer la même transparence d’utilisation des fonds1

Obligations vertes : pourquoi faire ?

Instruments à l’origine de la finance verte, les obligations vertes ont vu leurs volumes d’émission augmenter de manière substantielle, tout comme leur attractivité pour les émetteurs. Ces derniers y voient tout d’abord un puissant outil marketing pour signaler leur engagement en faveur de la transition, alors que les questions réputationnelles prennent une importance croissante sur les marchés.

Émettre de telles obligations permet aussi a priori d’accéder à des poches de liquidités additionnelles, constituées des investisseurs ESG qui excluent de leur portefeuille les instruments conventionnels, sans pour autant se couper des investisseurs traditionnels qui peuvent tout à fait investir dans une obligation verte. Ce faisant, le but de l’émetteur est de diminuer ses coûts de financement en décalant l’équilibre offre demande, via l’apparition de ce que l’on appelle dans le cas des obligations vertes un greenium, soit une différence de prix entre obligations vertes et non vertes toutes choses égales par ailleurs.2

Les investisseurs ont compris que l’usage des obligations vertes pourrait être dévoyé, avec des émetteurs attirés par l’effet d’aubaine. Le risque est alors un manque de transparence, l’apparition de greenwashing massif et in fine un risque réputationnel élevé pour ces investisseurs. Ils sont d’autant plus démunis en l’absence de standard définis par les régulateurs sur les processus de reporting ou même la taxonomie des dépenses éligibles.

Les évolutions législatives en cours au niveau européen, particulièrement la taxonomie et le standard d’obligation verte qui devraient être mis en place en 2021, apporteront une clarification bienvenue sur ce marché. D’ici là, on observe une importance grandissante de la stratégie environnementale globale des émetteurs au-delà même des dépenses éligibles. Dans les frameworks3 d’émissions présentés récemment par l’Allemagne, le Luxembourg ou l’Egypte, les stratégies nationales des pays et leurs objectifs climatiques sont mis en avant de manière précise pour rassurer les investisseurs quant au risque réputationnel.

Un autre exemple, enfin, montre que la transparence des obligations vertes ne suffit plus aux investisseurs. Fin septembre, le fonds NN Investment Partners a annoncé liquider sa position sur l’obligation verte polonaise, non pas parce que les fonds auraient été utilisés pour des usages inappropriés mais simplement par manque de clarté du gouvernement sur sa politique nationale en matière de charbon. Il s’agit d’un signal faible – NN Investment Partners ne détient pas une part significative de l’obligation – mais qui a connu une forte couverture médiatique.

ESG-linked bonds : marché naissant et déjà des incertitudes

Les ESG-linked bonds sont pensés pour maximiser l’impact des investissements, en faisant varier le coût de financement selon la réussite ou non d’objectifs ESG sous-jacents. En matière environnementale, on pense par exemple à un objectif en matière d’émissions de CO2.

Le marché est très peu développé à ce stade. Il a été inauguré par l’énergéticien italien ENEL et ses trois émissions en euro, dollars et livre sterling. Pour l’émission inaugurale en 2019, l’objectif choisi était l’augmentation de la part de renouvelable dans le mix installé. Concrètement, si en 2021 les énergies renouvelables ne représentent pas 55 % de la puissance installée (contre 48 % en 2019), alors le coupon de l’obligation augmentera de 25 points de base. ENEL a été suivi par quelques autres émetteurs dont Novartis avec 1.85Md EUR en septembre 2020 ainsi que Schneider Electric (convertible) et le cimentier Lafarge en novembre.

Le lent développement du marché tient probablement à la difficulté de mesurer précisément ces objectifs environnementaux, par exemple les émissions de CO2 en scope 1 (opérations), 2 (consommation énergétique) ou 3 (cycle de vie des produits), tout comme à l’absence de standard de marché malgré les guidelines proposées par l’International Capital Markets Association en juin 2020.4 En effet les méthodes existantes pour ce genre d’indicateurs, tout comme pour l’empreinte carbone des portefeuilles financiers, sont multiples et peuvent donner des résultats très différents.

Ces incertitudes rendent difficile l’adoption de ces instruments par les investisseurs qui craignent une faible liquidité et une difficulté accrue pour définir leur prix, ce qui nécessite en théorie des modèles d’estimation de l’évolution des indicateurs ESG choisis alors même qu’on les mesure difficilement ex-post.

Plus encore, il a été rapporté dans la presse que les investisseurs ESG classiques étaient sceptiques sur l’émission inaugurale d’ENEL car cet instrument ne requiert aucun fléchage des fonds levés, i.e. ils peuvent être utilisés pour des activités ayant un impact négatif sur l’environnement tant que l’objectif global est bien atteint in fine. L’impact sans transparence ne semble donc pas satisfaisant non plus.

Vers une réconciliation entre transparence et impact ?

Pour comprendre l’impasse dans laquelle la finance durable se trouve aujourd’hui, considérons les deux exemples fictifs d’entreprises énergétiques ci-dessous.

Entreprise A : possède une puissance installée de 80MW avec des centrales à charbon, émet une obligation verte dont les fonds permettent d’installer 10MW de renouvelable, et une obligation conventionnelle pour installer 10MW supplémentaires de centrales à charbon

  • Le mix final installé, avec 90 % de charbon, n’est en rien compatible avec nos engagements climatiques

Entreprise B : possède une puissance installée de 30MW dont 20MW de renouvelable et 10MW en centrales à charbon. Elle émet un ESG-linked bond dont l’objectif sous-jacent est de porter à 80 % la part du renouvelable dans le mix. Pour ce faire, elle installe 60MW de renouvelable et 10MW de centrale à charbon, et atteint l’objectif.

  • On sait aujourd’hui au vu de la durée de vie des centrales à charbon qu’il ne faudrait pas en construire de nouvelle si l’on espère atteindre nos objectifs climatiques, et les pratiques de l’entreprise B sont donc incompatibles avec ces derniers

On voit bien que ni la transparence ni l’impact global au niveau de l’émetteur ne permettront seuls à la finance de jouer son rôle de catalyseur pour la transition. Une solution évidente serait alors de combiner les caractéristiques de ces deux grands types d’instruments pour créer des obligations avec un fléchage des fonds vers des dépenses ayant un impact positif sur l’environnement, tout en introduisant une incitation avec un coût de financement variable pour atteindre des objectifs environnementaux plus globaux.

Réconcilier les deux jambes de la finance durable sera un premier pas, qui devra être suivi par le développement d’une approche structurée de la notion de transition. En effet, s’il est désormais acquis que la finance durable doit s’intéresser à la décarbonation des secteurs les plus intensifs, le rythme du changement reste difficile à mesurer. La question fondamentale reste celle de l’alignement d’un acteur individuel avec les objectifs climatiques à l’échelle de l’économie dans son ensemble. Les initiatives comme ACT, développée par l’ADEME devront donc être structurées au sein de véritables standards.

Sources
  1. Définitions : les use-of-proceeds bonds (UoP bonds) – couvrant les obligations vertes, sociales ou soutenables – désignent des instruments de dette conventionnels dont les fonds doivent être consacrés au financement de dépenses ayant un impact positif par exemple sur l’environnement, les questions sociales ou les deux.Les ESG-linked bonds, aussi appelés « general purpose bonds », sont des instruments de dette sans fléchage des fonds mais dont le rendement (coupon) varie selon des indicateurs ESG définis par l’émetteur.
  2. Un débat académique subsiste autour de l’existence du greenium qui est souvent difficile à estimer lorsque les obligations vertes ne partagent pas exactement les mêmes caractéristiques financières qu’une obligation conventionnelle du même émetteur. Cependant, dans le cas des émetteurs souverains, l’Allemagne a choisi de combiner chaque obligation verte avec un « jumeau conventionnel », qui permet d’observer une différence de rendement persistante mais minime de l’ordre de 2.5 points de base (0.025 %). En Egypte, premier pays de la région ANMO à émettre une obligation verte en dollars, on a observé qu’elle évoluait entre 20 et 30 points de base en dessous de la courbe.
  3. Lorsqu’un pays souhaite émettre des obligations vertes, il présente en amont un cadre qui récapitule ses objectifs climatiques ainsi que l’ensemble des démarches effectuées pour assurer la transparence de l’utilisation des fonds levés grâce à cet instrument. Selon la définition de l’ICMA, ces frameworks doivent comprendre au moins quatre éléments : utilisation des fonds, processus d’évaluation et sélection des projets, contrôle des fonds et reporting.
  4.  Sustainability-linked bonds principles, ICMA, juin 2020