La toile de Pénélope : un canon portugais
Un canon se greffe par définition dans une tradition, en jaillit et l’établit, mais quel espace pour les traditions reste-t-il dans des sociétés post-traditionnelles comme la nôtre ?
Au cours du mois d’octobre, le Portugal a inauguré deux nouveaux monuments à sa littérature.
L’un, en pierre, est situé à Famalicão, une petite ville du nord où un bâtiment appartenant à la Fondation Cupertino de Miranda a été transformé en Tour de la littérature (sous la devise “Éloge et simplification de la littérature portugaise”). 1 Chemin verbal et iconographique, cette exposition permanente avance à rebours (du présent aux origines, dans une déflation programmatique de toute idée de progrès) dans l’histoire de la poésie et de la prose lusitaniennes, exposant lumières et ombres (comme le revers des découvertes : colonialisme et esclavage), gloires et misères (le retard politique et économique accumulé pendant plusieurs siècles), grâce et malheurs (aveuglement et violence individuels et collectifs). Quinze salles récapitulent treize étapes de la littérature portugaise. La puissance de la poésie se déploie dans l’impuissance des poètes, le miracle de l’œuvre dans la quotidienneté de l’existence, en s’affirmant comme germination contre-intuitive de la mort – de l’auteur, du héros, du spectateur – comme soustraite au temps qui passe (qui n’a de pouvoir réel que sur la vie). Pour durer, il faut être mortel, mais en inscrivant la fin comme symbole, comme mot qui dans la circularité de son retour transmet un sens et une forme de beauté. La roue devient un emblème de la poésie, dans la tour littéraire Famalicão, qui ferme sa spirale descendante dans un cercle de danse autour d’un grand arbre totémique : la nature et la culture ne sont pas deux mondes parallèles, mais une différenciation herméneutique inépuisablement explorable et réfutable :
O chestnut tree, great rooted blossomer,
Are you the leaf, the blossom or the bole ?
How can we know the dancer from the dance ?
Les responsables de la Tour de la Littérature, António M. Feijó, João R. Figueiredo et Miguel Tamen, professeurs de l’Université de Lisbonne, sont également éditeurs du monument textuel à la littérature portugaise qui prend forme dans un volume qui vient de paraître : O Cânone (Le Canon).
En 64 articles courts, aussi dénudés que possible de notes et de bibliographie, 51 écrivains portugais 2 et quelques catégories historiques et conceptuelles sont présentés (« Lyrique médiévale » ; « Baroque » ; « Critiques » ; « Prix » ; « Poètes Lauréats » ; « Portugal » ; « Orpheu e presença », deux revues littéraires du XXe siècle ; « Canon 2 », féminin, et « Canon 3 », gay ; « Canon », tout court). Ces entrées ont été choisies comme des figures, notions et phénomènes essentiels du panorama littéraire portugais par les organisateurs de l’anthologie, qui ont également signé deux tiers des contributions. Deux essais sont exceptionnellement dédiés à Luís de Camões et Fernando Pessoa, étoiles fixes du firmament poétique lusitanien, et quatre à la notion de canon : l’importance de cette notion et de ces auteurs justifie et nécessite même, selon les trois organisateurs, une diffraction des points de vue qui incarne d’ailleurs l’une des idées directrices de l’œuvre. L’instance normative et méritocratique, inévitablement sélective, inhérente à une entreprise telle que la définition d’un canon, est un critère régulateur qui ne peut pas être érigé en principe. Rejeter le relativisme, accepter et produire des arguments de mérite, ne signifie pas renoncer au pluralisme : la pluralité ne suspend pas la normativité, elle la module simplement sur la base de la faillibilité et de l’évolution des points de vue ancrés dans la singularité historique et individuelle de l’auctorialité. Reconnue comme une dynamique relationnelle et non substantive, la normativité ouvre des processus, favorise des parcours sans précédent de compréhension et de jugement plutôt que de les fermer, plutôt que de tarir le travail herméneutique dans des architectures hiérarchiques de stérilité systématique.
Établir un canon, dans cette perspective, n’équivaut pas à tracer un périmètre, mais à redémarrer un chemin commun de lecture, non fragmenté dans l’auto-isolement de la prolifération des spécialismes et de l’historicisme philologique. Le canon n’invoque pas une cristallisation méta-historique de valeurs absolues, mais une coexistence d’écritures différentes déchiffrée comme une interdépendance, qui nécessite un ‘aperçu’, une lecture de l’ensemble, et donc une cartographie, qui ne peut pas contenir le ‘ tout’, mais doit le ‘simplifier’ dans la traçabilité historico-philologique de la conversion interprétative et critique.
Cette notion normativiste mais pluraliste, relationnelle plutôt que substantive, du canon ne peut cependant pas manquer de prendre en compte l’hypothèque ‘idéologique’ qui lui est actuellement associée : il est impossible de nier que celle de canon est désormais devenue une idée suspecte et « clivante », comme le souligne António Feijó dans l’essai homonyme qui ouvre le livre, en évoquant des modèles autoritaires, centralisés et éventuellement socialement discriminatoires de sélection des contenus de la culture, typiques des sociétés traditionnelles.
Un canon se greffe par définition dans une tradition, en jaillit et l’établit, mais quel espace pour les traditions reste-t-il dans des sociétés post-traditionnelles comme la nôtre ? Comment faire confiance à sa fonction de mise en commun, à sa capacité à faire ‘ensemble’, si désormais on nous a montré ad nauseam qu’une tradition vit autant d’inclusion que d’exclusion, et que sa force repose entièrement sur la capacité d’imposer, et éventuellement dissimuler ses propres ciseaux axiologiques, rejetant l’alternative constituée par les individus et les minorités comme non pertinente ?
Dans notre monde en rapide mutation, la ‘suspicion’ anti-traditionnelle coexiste avec inquiétude et alerte avec la conscience du fait que des traditions on continue à avoir besoin, que leur dissolution est une perte de civilisation pour laquelle nous n’avons pas préparé des outils alternatifs appropriés. Ce n’est pas pour rien, qu’autour du canon fait rage l’une des batailles décisives des études postcoloniales : les antagonistes les plus virulents du canon traditionnel sont les défenseurs du renforcement de nouveaux canons, politiquement corrects, car ils sont établis selon des modalités correctives du statu quo, dans lesquelles la logique du la sélection est inversée, allant des périphéries vers le centre, du bas vers le haut, du plurivoque à l’univoque.
Tout en acceptant explicitement (dans la réflexion de l’un de ses auteurs, António Feijó, et dans l’inclusion de deux articles consacrés à des traditions minoritaires et refoulées comme celles de l’écriture féminine et gay) la légitimité des revendications sociales qui sous-tendent ces révisions des canons culturels et artistiques dominants, le canon de la littérature portugaise proposé par le livre ne se présente pas comme une redéfinition radicale de la tradition littéraire du pays, il ne provoque pas d’altérations sensationnelles du noyau consolidé des auteurs canoniques consacrés dans la mémoire populaire, scolastique et académique, car il se reconnecte directement aux mécanismes profonds de formation de la tradition, éloignés de l’immédiat et du verticalisme de la décision politique, opérant dans le territoire impur et opaque, jamais opérationnellement et rationnellement totalisable, de la mémoire culturelle et de son insoluble oscillation entre répression et antagonisme, entre dissimulation et polémique, discrimination et assimilation. L’intégration et la rupture sont les deux pôles entre lesquels se meut le processus d’auto-reproduction d’une tradition, et un bon canon est, aux yeux des auteurs de ce volume, précisément ce qui articule la fécondité de cette dialectique.
Après tout, la tradition n’est définie que comme une sélection synchronique d’un patrimoine symbolique historiquement constitué, de ce qui est considéré comme valide par une société ou par un sujet social, et qui doit donc être transmis : diachroniquement préservé, ‘sauvé’ de la poussée érosive de changement inhérente au passage du temps, au flot incessant de l’histoire. En d’autres termes, la tradition est garante du permanent dans l’impermanent, dans une perspective radicalement anti-métaphysique : sa tâche n’est pas de véhiculer ce qui en étant dans l’histoire ne lui appartient pas, lui est antérieur (l’essence intemporelle des idées et des choses), mais de préserver celui de l’historique, du temporel, qui s’impose comme durable. La fonction de la tradition est de convertir le diachronique en un interchronique, en identifiant ce qui ‘passe’ d’une époque à l’autre. La figure qui la représente au mieux est celle de la toile de Pénélope : la conjugaison d’un interminable défaire nocturne du faire diurne ; un tissage patient intercalé par une dissolution tout aussi patiente et clandestine.
La tradition réussie est celle qui cache son rôle destructeur aux yeux de ses destinataires : quiconque observe jour après jour la tapisserie sur le métier à tisser ne doit pas remarquer la suppression du travail effectué précédemment, sinon il crierait de déception. On nous promet le cours de l’histoire comme un mouvement d’accumulation et de progrès, et nous nous retrouvons plutôt à l’expérimenter comme pure transformation à somme nulle. Nous ne nous sentons pas plus riches que ceux qui nous ont précédés, et en effet nous restons plutôt emprisonnés dans son privilège d’antériorité : l’angoisse de l’influence, le poids compétitif de ceux qui viennent en premier est la loi de la bonne tradition, selon Harold Bloom, apôtre contemporain et chantre élégiaque du canon. La tradition est fidèle à ses origines (à cet Ulysse qui ne peut pas revenir, qui comme toutes les origines est devenu inaccessible), par rapport auxquelles elle doit maintenir la « vertu » de sa propre reconnaissabilité, auxquelles elle doit pouvoir revenir comme mémoire sauvée (la contemporanéité avec le passé, même si celle-ci est désormais hors d’atteinte, c’est, comme l’explique Gadamer, la loi herméneutique de la compréhension du sens, processus de synchronisation dialogique de l’extension diachronique de la vérité). Pour cette raison, une tradition efficace est celle qui fait oublier la tradition de la veille, de la génération précédente, pour affirmer son actualité comme le seul pont interchronique possible, cachant la force dissipative de sa fonction mémorielle. Se souvenir c’est sélectionner, supprimer l’insignifiant, le « non durable », le synchronique (travail quotidien, résultat générationnel) qui n’est pas compatible avec les origines, la fidélité à Ulysse, le pacte établissant sa propre souveraineté (de reine mère).
À la base de toute tradition, en d’autres termes, il y a un pacte, l’établissement d’une normativité selon laquelle le diachronique est jugé, modélisé, promu et orienté, par une grille interchronique de pertinence axiologique plutôt qu’épistémique.
Cependant, cette caractéristique fondamentale se complique lorsque nous passons des traditions artistiques, religieuses et communautaires aux traditions épistémiques et artistiques, aux formes d’exercice de la rationalité que nous appelons de forme inexacte les sciences humaines (les humanités), comme la philosophie et la critique d’art.
Là où il y a de la science, en fait, on ne peut pas parler de tradition mais simplement de savoir ; la description de la façon dont nous y sommes arrivés appartient à l’histoire, non à la chose, et que la différence compte, la discrimine de toute connaissance ‘non scientifique’ qui pourtant revendique une légitimité cognitive. Le paradoxe inhérent à cette revendication est le grand moteur de l’aventure inépuisable des humanités et des arts : traditions en constante redéfinition du pacte réglementaire dont elles découlent, en constante reformulation de leurs origines. Si la tradition religieuse, culturelle, sociale est liée par la fidélité à sa propre matrice fondatrice, la tradition épistémique et artistique est en conflit irrémédiable avec elle, est constitutivement refondante, et donc explicite, plutôt que de le cacher, son propre charisme destructeur. Dans une touche légèrement réformiste ou brutalement révolutionnaire (classiciste ou moderniste), cette tradition se livre joyeusement aux prétendants, rompant avec Ulysse, et consommant la fête de la transgression comme l’établissement d’une nouvelle légitimité. Cette pulsion est si constitutive que la modernité en a fait le noyau normatif de la sélection qui convertit la diachronie en valeur interchronique : la nouveauté (telle que décrite de façon mémorable par Frank Kermode dans son canonique The Sense of an Ending) devient alors le critère normatif de validité, la déviance par rapport à l’antériorité est une valeur ajoutée qui fait d’une voix poétique une partie de la tradition, une partie de l’antériorité comme un héritage à partir duquel apprendre, sinon par lequel être régulé. Dans son Canon Occidental, aussi polémique que paradigmatique, Bloom élève ainsi « l’étrangeté » à une catégorie d’excellence canonique, la capacité d’une parole artistique à être différente de la langue de la tribu, et, de même, l’un des éditeurs du volume en question, en affirmant la légitimité d’une « définition littéraire du canon littéraire », identifie le pouvoir « inventif » et brusquement créateur d’un écrit comme un principe sélectif de qualification canonique, établi sur un plan essentiellement inter-auctorial : « Ce qui détermine l’hospitalité canonique pour un auteur, c’est sa cooptation par des pairs, par des auteurs contemporains ou plus tardifs, qui reconnaissent en lui une capacité d’articulation expressive sans précédent, une réelle augmentation des possibilités expressives dans le domaine de cet art » (O Cânone, op. cit., p. 15). 3
Quiconque est le moteur de l’auto-reproduction de la tradition artistique dont il est issu entre de plein droit dans le canon. Être canonique ne signifie pas que l’on est un produit exemplaire de la tradition (ça, c’est être académique), mais qu’on la fait – on qu’on l’a fait – avancer. Ce qui implique que cette inscription n’est pas décidée par les lecteurs mais par les écrivains (artistes et/ou critiques, connectés dans une inter-fonctionnalité profonde), sujets actifs de ce processus d’auto-reproduction. Puisque le canon intercepte la force motrice de la tradition et non son extension, la popularité (prestige, succès) d’un auteur n’est pas en soi un indice de canonicité, soulignent à plusieurs reprises les éditeurs du volume, car l’impact novateur d’une œuvre, son potentiel interchronique, ne correspond pas nécessairement à l’ampleur de sa réception.
Il est évident pour les trois organisateurs de l’œuvre que le choix de ce critère éminemment moderniste comme normativité fondatrice d’une définition littéraire autonome du canon littéraire, éloignée des considérations socioculturelles et politiques, définit une stratégie critique spécifique, avec lesquels d’autres angles d’appréciation de la valeur littéraire (l’engagement humaniste de l’auteur, la représentativité sociale et politique de son œuvre, son ancrage dans la tradition nationale,…) pourront entrer en conflit. Mais vouloir penser une tradition littéraire dans son ensemble, ce n’est pas en faire un tout. Canoniser ne veut pas dire totaliser. La normativité autonome et sélective mise en œuvre dans le jugement reconnaît la limite comme pouvoir de donner forme et donc sens : cette proposition critique ne se pense pas comme illimitée et définitive, mais comme contribution procédurale à l’auto-reproduction de la tradition elle-même. Son décalage ponctuel par rapport aux attentes établies, tant dans des exclusions plus ou moins sensationnelles (comme celle de l’écrivain fétiche Sophia de Mello Breyner Andresen, d’Eugenio de Andrade et José Cardoso Pires 4), que dans des admissions surprenantes, comme celle de Frei Luís de Sousa 5, se configure comme un point de rupture tourné vers l’avenir de la transmission : la liste humblement rétrospective revendique sa propre force proleptique (selon la polarité esquissée dans l’autre essai consacré au canon, à la fin du volume, par Miguel Tamen). Il suffit de lire l’essai de João R. Figueiredo sur Camões, dans lequel l’épopée par excellence des gloires lusitaniennes, Os Lusiadas, est décryptée comme une machine d’autodestruction du genre épique en général, pour saisir le robuste geste réformateur qui sous-tend tout le volume.Dans la modestie de l’aveu de sa partialité, cette proposition de canon aspire, en somme, ambitieusement, à être canonique : si aucune discussion ultérieure sur la littérature portugaise ne pourra se passer de prendre position, dans une clé antagoniste ou de réévaluation, sur le bien-fondé des choix opérés et des critères appliqués dans ce volume, O Cânone aura atteint son objectif et s’implantera dans la mémoire du public et des auteurs en tant que monument textuel de la littérature portugaise.
Sources
- Cette locution est tirée du titre d’une œuvre sur Alvaro de Campos (un des hétéronymes de Fernando Pessoa) du poète moderniste Mario Cesariny. Comprise ainsi, la critique littéraire ne serait qu’une manière d’exalter et en même temps « simplifier » l’écriture littéraire.
- Le critère de précaution retenu à l’égard du panorama contemporain est que le canon reste une dead poets society, à la seule exception d’une écrivaine encore en vie, insérée comme co-auteur d’une œuvre-symbole de 1972 : Maria Isabel Barreno, Maria Teresa Horta e Maria Velho da Costa, Novas Cartas Portuguesas (Nouvelles Lettres Portugaises).
- « La perception par un panel diffus de pairs qu’un auteur qui vient d’arriver a créé, et donc en même temps qu’il a fermé, une possibilité expressive sans précédent qui ne permet qu’une émulation à distance ou des qualifications de détail est la modalité émérite de constituer un canon. » (Ib.)
- Qui écrit aurait également aimé y trouver Daniel Faria e Maria Gabriela Llansol. Il faut attendre le prochain Canon pour rattraper ces deux auteurs singuliers et mystiquement éloignés de la scène littéraire.
- Longtemps plus connu pour être le protagoniste du drame homonyme de Almeida Garret (1844) que comme auteur, ce militaire qui devint écrivain quand il embrassa la vie religieuse, au début du XVIIe siècle, fait actuellement l’objet d’une nouvelle attention critique, qui pour les organisateurs du livre justifie sa ‘canonisation’.