Le Liban en guerre

Comment appréhender la guerre civile libanaise dans la multiplicité de ses échelles et dans la variété de ses dimensions ?

Stéphane Malsagne, Dima de Clerck, Le Liban en guerre 1975-1990, Paris, Belin, 2020, 480 pages, ISBN 978-2-410-016, URL https://www.belin-editeur.com/le-liban-en-guerre

Alors que le Liban est secoué par une crise politique et économique grave depuis octobre 2019, cet ouvrage est présenté par ses auteurs comme le moyen de comprendre les ressentiments et les frustrations de la société libanaise actuelle, nés des affrontements confessionnels du milieu du XIXe siècle et surtout de la Guerre du Liban (1975-1990). Néanmoins, les auteurs soulèvent la difficulté de prendre de la distance par rapport à des évènements inachevés, tabous et dont les archives ne sont pas toujours disponibles, ainsi que de ne pas céder à l’autocensure alors que l’élite politique en place depuis trente ans a mis en place une « amnistie sélective » pour se maintenir au pouvoir après la guerre. Malgré ces difficultés, l’ouvrage parvient à rester critique et à garder la distance nécessaire, même lors des descriptions des horreurs de la guerre.

Dans le champ académique, l’ouvrage répond au constat de Samir Kassir dans les années 1990 repris à leur compte par S. Malsagne et D. de Clerck, à savoir que peu d’ouvrages traitent du conflit dans sa globalité. Les deux auteurs reprennent l’approche multidimensionnelle que Samir Kassir a initiée en 1994 mais qu’il n’a appliquée que sur la période 1975-1982. Le titre de l’ouvrage « le Liban en guerre » montre leur volonté de s’éloigner d’une approche évènementielle strictement politique et régionale pour laisser place aux dimensions sociales, économiques et culturelles. De même, à l’instar de S. Kassir, ils préfèrent parler de « la Guerre du Liban » pour englober les différents conflits, guerres et échelles qui la composent, ainsi que pour éviter le terme de « guerre civile » qui masque la dimension « globalisée » du conflit. Ainsi les auteurs reprennent à Bruno Cabanes dans Histoire de la guerre, l’idée que les conflits de la Guerre Froide ont eu dans leur majorité une triple dimension : globale, internationale et régionale, et l’appliquent au Liban en y ajoutant une quatrième dimension, le conflit civil. Sans mettre de côté la dimension civile du conflit, les auteurs entendent ainsi montrer qu’elle est indissociable d’enjeux régionaux mais aussi mondiaux. Cet ouvrage vise par conséquent à repenser la Guerre du Liban comme un « conflit globalisé », une « guerre-monde ».

Cette volonté de saisir le conflit dans sa multiplicité s’exprime par la composition de l’ouvrage en six chapitres correspondants à autant d’approches différentes. Cette approche thématique et non chronologique en facilite la lecture et donne une certaine autonomie à chacun des chapitres qui peut être lu de manière indépendante. Sur chacune des thématiques abordées, les auteurs s’appuient sur les recherches les plus récentes, offrant ainsi à leur lecteur une ample bibliographie sur la question ainsi qu’un aperçu des principaux débats historiographiques dans lesquels les auteurs se positionnent.

Le premier chapitre introduit les différents facteurs ayant mené à la guerre et offre un cadre chronologique en revenant sur la question de la périodisation du conflit. Les origines du conflit sont classées selon des facteurs institutionnels et politiques – l’échec du confessionnalisme politique –, externes – rôle du conflit israélo-arabe mais aussi des puissances occidentales –, et enfin, les facteurs socio-économiques – inégalités et dégradation de la situation économique. Les auteurs reprennent la périodisation la plus courante en quatre phases : la « guerre des deux ans » (1975-76), la trêve syrienne et les interventions israéliennes (1977-1982), la « seconde invasion israélienne et ses conséquences » (1982-1985) et « la guerre israélo-syrienne par Libanais interposés au sein des mêmes camps » (1986-1990). Ce cadrage historique permet ensuite de faciliter la lecture de l’ouvrage mais donne aussi un aperçu des débats historiographiques et de l’absence de consensus autour des dates de la guerre, à commencer par celle retenue comme son début, le 13 avril 1975.

Les deux chapitres suivants, centrés sur les combattants puis sur les civils, fournissent une multitude d’approches et d’analyses empruntant davantage à la sociologie, voire à l’anthropologie, à l’économie ou à la géographie pour expliquer d’une part la participation aux combats, les violences exercées, et de l’autre, le quotidien de la survie des civils pendant la guerre. Le chapitre sur les combattants analyse notamment l’icône du milicien : de son origine dans la figure du qabaday (fier-à-bras), aux raisons de son engagement, en passant par son univers (l’uniforme, le talkie-walkie, les Ray Ban…). Ce chapitre livre d’une part des analyses de sous-groupes au sein des combattants comme les femmes combattantes, les enfants-soldats, les combattants étrangers, mais il questionne également les motivations des combattants, les violences exercées, les armes employées et revient sur plusieurs massacres. Dans ce chapitre qui est sans doute le plus difficile à lire à cause des descriptions des violences commises, les auteurs ont recours à des analyses anthropologiques pour appréhender le déchaînement de violence et la barbarie, devenue dans la Guerre du Liban « un élément de communication adressé aux siens comme aux autres pour signifier leur exclusion » (p. 121). Le chapitre consacré aux civils aborde également de multiples thèmes à travers leurs dimensions socio-culturelles, économiques ou encore psychologiques : les violences subies, la résilience, les réorganisations du quotidien, la baisse du niveau de vie, les conséquences psychologiques de la guerre, les loisirs, les abris, l’exil, les résistances, le morcellement du territoire national etc.

Le quatrième chapitre intitulé « États, institutions et systèmes miliciens » revient à une histoire plus institutionnelle et politique. Les auteurs exposent les débats historiographiques autour de la notion d’« État failli » et se positionnent en faveur de travaux récents, ceux de Pierre France et Jamil Mouwad, qui mettent en avant la « résilience de l’État ». S’ils analysent les dysfonctionnements et la perte de souveraineté de l’État, S. Malsagne et D. de Clerck démontrent que l’État et les institutions ne se sont pas effondrés mais recomposés, à l’image des administrations qui se sont dédoublées à l’Est et à l’Ouest ou de l’armée qui, malgré son affaiblissement et ses divisions, n’a jamais été désintégrée. Dans un second temps, les auteurs analysent les formes d’administration et d’économies parallèles mises en place dans les « proto-États » miliciens.

Les auteurs étudient ensuite les dimensions régionales, internationales et globales de la Guerre du Liban (chapitre 5). Tout en mettant en garde contre les utilisations qui ont pu être faites du concept de « guerre des autres » ainsi que contre les nombreuses théories du complot émanant des différents camps qui se sont nourries de la question des influences étrangères dans le conflit, ils démontrent l’interdépendance entre la politique intérieure et les ingérences extérieures. Ils reviennent ensuite sur l’implication de différents pays : les interventions directes de la Syrie et Israël en premier lieu, mais aussi la rivalité États-Unis / URSS, les médiations et interventions de la France ou encore l’impuissance du Vatican. Le chapitre se clôt sur une des idées phares de l’ouvrage : celle d’aller « vers une histoire globale et connectée de la Guerre du Liban ». La dimension globalisée de la Guerre est illustrée par sa médiatisation internationale et surtout par « l’ensemble des flux mondiaux considérables qu’elle engendre » (p. 357) – flux de combattants, d’armes, trafics illégaux, flux financiers, aide humanitaire etc.

Finalement, le dernier chapitre, « l’ampleur d’une tragédie », revient sur les pertes humaines, civiles et militaires, les déplacements de populations et leurs conséquences, les destructions matérielles et les conséquences sur l’économie et la démographie. Il analyse les effets de l’accord de Taëf et de la loi d’amnistie générale dont les conséquences résonnent particulièrement aujourd’hui : « les formalités de sortie de guerre ont renforcé le rôle du leader politique communautaire (za’im) comme intermédiaire entre l’État et le groupe dont il est le porte-parole, et consolidé le système confessionnel libanais ». Enfin, il se clôt sur la stratégie nationale de retour des déplacés montrant l’échec de la réconciliation entre druzes et chrétiens dont les relations sont toujours tendues, et mettant notamment en cause l’absence de suivi psychologique.

Enfin, l’importance de la question des représentations et des mémoires dans l’ouvrage illustre l’ampleur du traumatisme pour la société libanaise et semble particulièrement pertinente dans le cadre de la crise actuelle. En effet, les auteurs désignent dès l’introduction le nœud du problème : l’absence d’un travail de mémoire officiel qui permettrait de réconcilier les différents acteurs de la guerre et de surmonter les traumatismes. Trente ans après la fin de la guerre, les anciens chefs de milices, les acteurs de la guerre continuent d’occuper les principaux postes politiques et en l’absence de consensus, aucun discours national n’est produit sur la guerre. Il y a donc une appropriation des mémoires de la guerre par la société civile, ce qui laisse place à une logique conflictuelle entre différentes communautés, voire à l’instrumentalisation du discours mémoriel. Cette situation laisse ainsi craindre la résurgence d’un conflit dans un État qui n’a pas réussi à dépasser les logiques communautaires et clientélistes.

Pour conclure, les véritables atouts de cet ouvrage sont donc de rendre compte de l’état de la recherche tout en proposant une lecture originale de la Guerre du Liban comme un conflit « globalisé ». Cette double lecture de la guerre, à la fois dans sa dimension civile et dans sa dimension globale, présente un cadre de compréhension particulièrement pertinent pour appréhender d’autres conflits du Moyen-Orient, à commencer par la guerre en Syrie. De plus, la richesse des analyses, la diversité des approches et des travaux de recherche cités n’enlèvent rien à son accessibilité et à son caractère synthétique.

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