Le 21 novembre 2020, l’image du Parlement guatémaltèque en flammes a marqué l’opinion internationale. Qu’est-ce qui a conduit à cet événement ? Ce n’est pas seulement l’approbation de la récente loi budgétaire générale des ressources et des dépenses 2021. Cette loi n’est que la goutte qui a fait déborder le vase après des années d’inégalités, d’insécurité et de corruption au Guatemala.

En effet, le Guatemala est un des pays les plus inégaux d’Amérique latine. Cette inégalité importante se traduit non seulement entre l’espace urbain (avec un IDH de 0.58) et celui rural (0.40) 1, mais aussi entre les peuples autochtones (avec un IDH de 0.40) et les non-autochtones (0.56) ainsi qu’entre la classe aisée (avec un IDH de 0.90) et celle plus défavorisée (0.34), l’IDH moyen du pays étant à 0.49. 

Ces inégalités sont ancrées depuis l’époque coloniale et se matérialisent aussi bien en termes économiques que sociaux, en reproduisant des dynamiques qui renforcent et alimentent un système élitiste de privilèges. Les « proprietarios » du pays jouent toutes leurs cartes au sein des institutions étatiques, où des réseaux de pouvoir fortement consolidés continuent à contrôler la prise de décisions. De fait, le Parlement est une des principales arènes de ce jeu de corruption.

Le Guatemala est un pays constitué d’une population principalement jeune et pauvre : 70 % de la population est âgée de moins de 30 ans et 62.4 % de la population vit sous le seuil de pauvreté tandis que presque 30 % vit sous celui de la pauvreté extrême. De plus, 50 % des enfants de moins de 5 ans souffrent de malnutrition chronique. Dans ce contexte, la durée moyenne de scolarisation est de six ans (en comparaison à 11 ans en France). 2

L’année 2020 a été le théâtre d’évènements qui marqueront sans nul doute l’histoire nationale. En janvier, le président Giammatei a pris le pouvoir 3. En mars, face à la pandémie du Covid-19, le pays a fermé ses frontières et a adopté le premier couvre-feu national. En novembre, les ouragans Eta et Iota ont ravagé le pays (ayant affecté, jusqu’au 20 novembre 2020, plus de 174 000 personnes), déjà très fragilisé par la pandémie. Et finalement, durant ce même mois, le Parlement a approuvé le budget 2021 s’élevant à 999,7 milliards de quetzales (soit environ 10,9 milliards d’euros), le plus élevé de l’histoire du pays, dont un tiers  financé par l’émission de dette (notamment grâce aux deux prêts du Fonds Monétaire International).

La question de l’allocation des fonds est le principal point de crispation de ce budget. Celui-ci ne constitue pas un investissement, se traduisant par des avantages pour la population ; au contraire, des sommes très élevées sont destinées au fonctionnement des entités de l’État, dont le Parlement est le grand gagnant.

Alors qu’il y a eu une augmentation des dépenses alimentaires des députés, le budget prévoit une réduction des efforts pour garantir la sécurité alimentaire des plus pauvres, notamment des femmes et des enfants, soulignée par la baisse du budget des programmes du Ministère de la Santé qui visent à vacciner, à nourrir et à alimenter à la fois les mères et les nouveau-nés. Dans un pays où le système de santé publique s’écroule, le Congrès a diminué de près de 30 millions de quetzales (soit environ 3,2 millions d’euros) les contributions financières au traitement du cancer dans les hôpitaux nationaux, notamment en cessant de financer l’unité nationale d’oncologie pédiatrique (UNOP). De même, le Bureau du procureur des Droits de l’Homme, ainsi que l’Université de San Carlos, ont perdu une bonne partie de leur financement : 50 % et 4,42 % respectivement 4.

Dans son communiqué de presse, l’Institut centraméricain d’études fiscales (ICEFI) décrit d’autres anomalies détectées dans le budget 2021. Selon l’ICEFI, les allocations approuvées ne soulignent pas une priorité ou un intérêt pour le renforcement des efforts visant à atténuer et à corriger la vulnérabilité et la détérioration de l’environnement. Cette négligence continuera à condamner le Guatemala à des mesures réactives et d’urgence lors de catastrophes naturelles, comme celles des ouragans Eta et Iota. De plus, l’ICEFI annonce que le budget « ne prévoit aucune disposition pour évoluer vers un budget plus sensible au genre. Il ne comprend pas des dispositions légales qui institutionnalisent ou assurent la continuité et l’amélioration du processus d’ouverture par sexe, âge et origine ethnique des indicateurs et des objectifs de la gestion budgétaire axée sur les résultats » 5.

L’ICEFI n’a pas été la seule institution à exprimer ouvertement  ses critiques et son mécontentement face à cette initiative. Plusieurs autres organisations et centres d’études ont remis en question le budget et appelé aux manifestations.

Depuis 2015, le Guatemala a vu se développer des manifestations pacifiques contre la corruption, conduites principalement par une grande partie de la classe moyenne éduquée, qui se sont traduites  par la démission de l’ancien président Otto Pérez Molina et l’ancienne Vice-présidente Roxana Baldetti après le scandale de corruption du cas « La Línea ». A partir de ce moment, de nombreuses organisations d’étudiants, d’artistes et de jeunes intellectuels engagés ont formé des institutions et des organisations pour contester le système de corruption. Une culture de la manifestation s’est réinstallée dans le pays. L’année 2015 peut être considérée comme l’année d’un réveil de la part de la population après une longue « période d’endormissement ». Après plus de trente ans de conflit armé et d’un climat de répression civile, les générations ayant vécu cette période avaient gardé une certaine forme d’inactivité, voire même de crainte des manifestations. Les nouvelles générations (notamment appartenant à la classe moyenne de la capitale et des grandes villes) ont au contraire commencé à protester et à s’organiser, notamment à travers les réseaux sociaux.

Depuis 2015, les manifestations convoquées ont été pacifiques et les réponses des gouvernements non répressives. En novembre, les manifestations dans la capitale ont eu lieu à deux endroits clés : la Place de la Constitution, là où se trouve le Palais National, et en face du Parlement. Alors qu’au Parlement, les manifestations sont devenues plus violentes, notamment avec l’incendie du bâtiment législatif, les centaines de personnes se trouvant Place de la Constitution ont poursuivi dans le calme. Cependant, la réponse des forces de l’ordre a été, pour la première fois, violente avec l’usage de gaz lacrymogène, de balles et l’arrestation de civils (dont  des journalistes) 6.  

Ces manifestations ne se sont pas tenues uniquement en réaction au budget 2021, qui vient couronner une année caractérisée par une mauvaise gestion de la pandémie et des catastrophes naturelles, mais aussi des années de corruption et des décennies d’inégalités dans un pays où le pouvoir politique et économique est toujours porté par une élite jusqu’ici considérée comme « intouchable ».  Ces nouvelles générations s’organisent sans crainte, luttant pour la transparence en partageant les informations sur la corruption et en créant des organisations et des institutions qui visent à contester et surtout à améliorer le système politique (c’est le cas de Justicia Ya, Instituto 25A, entre autres). Les mouvements sociaux menés par une population jeune, à l’aide de nouveaux outils et de moyens d’organisation, inspirée par les mouvements dans la région, ont pour ambition de sensibiliser et de transformer tout un pays qui reste jusqu’à ce jour contrôlé par les mêmes familles, la corruption et plus récemment par le crime organisé.