La Guerre des récits, par Christine Ockrent

Aux États-Unis comme en Chine, en Europe comme en Russie, l’avenir des décideurs politiques est désormais entièrement tributaire de leur capacité à contrôler l’épidémie de Covid-19 et à en limiter les conséquences économiques et sociales. Dans son nouvel ouvrage, La Guerre des récits, la journaliste Christine Ockrent analyse les récits que les dirigeants des grandes puissances mondiales s’attachent à construire depuis le début de la crise sanitaire pour justifier leurs décisions auprès de leurs opinions publiques et au-delà.

Christine Ockrent, La Guerre des récits, Paris, Les éditions de l'Observatoire, «Essais», 2020, 192 pages, ISBN 9791032916018, URL https://www.editions-observatoire.com/content/La_guerre_des_récits

Vous avez intitulé cet ouvrage La Guerre des récits et y décrivez la construction, par les empires chinois, américain et russe, de récits nationaux autour de l’épidémie de coronavirus. Pourquoi avoir choisi comme point d’entrée cette notion de récit ?

En réfléchissant à la manière dont les différents régimes ont appréhendé cette pandémie dès son apparition, il m’a semblé qu’il y avait là une occasion de tenter de comprendre, séquence par séquence, comment se construit un “narrative”. Ce terme, que l’on trouve très souvent dans les analyses anglo-saxonnes, est peu utilisé dans l’analyse politique en France. Le traduire par « communication » lui confère une connotation péjorative (« c’est de la com’ »), alors que le “narrative” recouvre une multiplicité de canaux et de flux qui comprennent les réseaux sociaux, les manipulations, les déformations, la propagande et, plus généralement, les efforts déployés par les gouvernants pour convaincre. Cette grille de lecture m’a fascinée, notamment appliquée à la Chine, où la fabrication du récit de la pandémie est toujours en cours. Je lisais récemment une analyse du rebond économique chinois : à en croire les chiffres, la croissance serait aujourd’hui de 4,9 % en Chine, notamment grâce aux exportations de matériel médical. Il y a là une espèce d’ironie qui prolonge la manière dont Xi Jinping a très rapidement compris qu’il pouvait tenter de faire de la pandémie une arme de persuasion, à la fois diamétralement opposée au récit de Donald Trump et en interaction constante avec lui. Outre-Atlantique, les Américains ont découvert, et nous avec eux, l’incroyable inefficacité et la fragilité de la première puissance mondiale. 

Xi Jinping a très vite compris qu’il pouvait tenter de faire de la pandémie une arme de persuasion, à la fois diamétralement opposée au récit de Trump et en interaction constante avec lui.

Christine Ockrent

Quelles conséquences la désastreuse réponse du gouvernement américain face à l’épidémie emportera-t-elle sur le résultat des élections présidentielles ?

Je suis convaincue que l’épidémie sera le déterminant principal du résultat de ces élections. En France, notre habitude du suffrage universel direct nous incite à nous focaliser sur les sondages nationaux ; c’est ainsi que nous nous sommes atrocement trompés en 2016, car ce qu’il faut regarder, aux États-Unis, ce sont les États qui ont basculé. Pour le moment, Joe Biden bénéficie d’environ 9 points d’avance au niveau national ; dans la dizaine d’États clés de l’élection, et surtout dans les quelques États du Midwest où la pandémie repart de plus belle, on voit qu’il est beaucoup plus difficile pour Trump de mobiliser les femmes et les seniors qui avaient voté pour lui en 2016. Les résultats sont donc très difficiles à prévoir et seront difficiles à comprendre, d’autant que le dépouillement prendra plusieurs jours. Plus de 20 millions d’Américains ont déjà voté par correspondance ; chaque État ayant ses propres règles et son propre calendrier pour le vote par correspondance en lui-même comme pour son dépouillement, 500 procès sont déjà en cours, intentés en grande majorité par des Républicains contestant les modalités du vote par correspondance. 

La pandémie a exacerbé les passions et, hélas, les divisions, que les réseaux sociaux accroissent encore. Mais elle ne sera pas le seul facteur déterminant. On s’aperçoit aujourd’hui que les promesses du candidat Trump en 2016, qu’il s’agisse de la résurrection du charbon, des exportations agricoles ou du mur que le Mexique était censé payer, n’ont pas été réalisées, ce qui produira des poches de déception. 

Quelles inflexions peut-on anticiper dans la politique étrangère américaine si Joe Biden devait être élu ? Assistera-t-on au retour du multilatéralisme et de la Pax Americana  ? 

Je ne crois pas au grand retour de l’Amérique mais, dans la manière comme sur le fond, sur certains dossiers clés comme le climat, l’Iran et l’OTAN, il y aura sans doute un changement. Pour autant, la tendance longue demeure à l’isolationnisme et au refus d’assumer ces responsabilités que les États-Unis s’étaient arrogées et qui provoquaient de la part des Européens une forte contestation. Le duel avec la Chine perdurera : Biden, dans sa campagne, se montre tout aussi dur vis-à-vis de Pékin que Trump. Il ne parle pas de « virus chinois » et impute moins la responsabilité directe de la pandémie à la Chine mais, sur les plans économique et technologique, l’affrontement se poursuivra s’il est élu, notamment à propos de Taiwan, qui constituera un important point de crispation. 

Sur le front européen, vous écrivez que cette « guerre froide 2.0 est une chance pour notre continent », mais que, pour l’heure, l’Union « n’a pas su construire le récit dont elle aurait tout lieu de s’enorgueillir ». Sur quels imaginaires l’Europe peut-elle fonder un tel récit pour s’affirmer en tant que puissance politique mondiale ?

Ce qui est très difficile, et Le Grand Continent le sait bien, c’est que l’idée d’un imaginaire collectif vient toujours buter contre l’entretien et la préservation des imaginaires nationaux. Néanmoins, la nouvelle Commission et plus particulièrement Josep Borrell ont conscience du caractère indispensable de ce récit européen. Un fait est encourageant, qui est, comme toujours, très peu relayé dans les médias français : la cote de confiance dont jouit l’Union européenne dans l’opinion française a augmenté depuis le début de la pandémie. Cette crise a été une leçon de choses éprouvante, qui a démontré à chacun que le virus ne s’arrête pas à la frontière et qu’il faut mettre nos ressources en commun, notamment face à ce duel entre Pékin et Washington qui va aller en s’intensifiant. Nous, Européens, ne pouvons être à la fois la proie et les spectateurs. D’autant que nos atouts sont très nombreux. Pour autant, le chemin est difficile : le plan de relance de juillet attend toujours d’être validé par les parlements nationaux et par le Parlement européen, tandis que la question de la conditionnalité imposée par les frugaux pour déclencher les aides demeure intacte. Mais il est certain qu’il faut continuer à construire le récit européen, à le marteler, malgré les obstacles spécifiques à ce rassemblement, unique dans l’histoire, de pays souverains et démocratiques qui ont sacrifié un peu de cette souveraineté.  

Nous, Européens, ne pouvons être à la fois la proie et les spectateurs.  

Christine Ockrent

Lors du discours sur l’état de l’Union, Ursula von der Leyen a employé, à propos de la Chine, l’expression de « rival systémique ». Quel avenir entrevoyez-vous pour les relations sino-européennes après cette crise ?

L’Europe est d’ores et déjà en train de changer d’attitude face à la Chine. Cela transparaît clairement dans les propos d’Angela Merkel, alors que l’on sait à quel point les exportations allemandes sont tributaires du marché chinois. Thierry Breton est un autre acteur de ce tournant : nous avons des cartes à jouer face à la Chine en matière d’intelligence artificielle, domaine dans lequel nos chercheurs excellent. La pandémie a cristallisé davantage encore la prise de conscience du fait que la Chine est une rivale systémique. L’offensive chinoise l’a montré : les routes de la soie comprenaient déjà, avant la pandémie, une composante sanitaire, mais cette année les moyens ont été décuplés, y compris en Europe, et notamment en Italie, que nous avions délaissée. La dépendance européenne vis-à-vis de la Chine et de l’Inde sur le plan des médicaments et des principes actifs est préoccupante. Malheureusement, les propositions de la Commission européenne en matière de santé publique ont été rabotées lors des négociations de juillet. Pour autant, la Commission s’efforce d’inciter les États à coordonner entre eux les mesures de reconfinement, de restriction des déplacements, et d’harmoniser, dans les pays où cela fonctionne, les applications mobile liées au Covid-19. Ce sont là des signaux encourageants, mais le chantier est immense. 

La pandémie a cristallisé davantage encore la prise de conscience du fait que la Chine est une rivale systémique.

Christine Ockrent

Votre ouvrage évoque également le « front russe ». Quelle réponse Vladimir Poutine a-t-il apporté à l’épidémie ? Dans quel état la Russie ressort-elle de cette épreuve ?

Depuis le début de la pandémie, le front russe a été très peu couvert par les médias français. Une autorité sanitaire russe a pourtant admis il y a quelques jours que le nombre de décès dû au coronavirus était probablement trois fois plus élevé que les chiffres officiels. Les ennuis de Vladimir Poutine en Biélorussie et dans le Haut-Karabakh, le fait que les manifestations se poursuivent à Khabarovsk pour réclamer le retour du gouverneur limogé, tout cela prouve qu’il y a aujourd’hui en Russie des craquements qu’on ne percevait pas avant. À l’occasion de la pandémie, on a vu s’exprimer sur les réseaux sociaux une société civile qui a désavoué Poutine à l’occasion de son référendum, puisqu’il n’a obtenu la majorité à Moscou ni à Saint-Pétersbourg. À cela s’ajoute encore l’affaire Navalny, dont le Kremlin s’est défendu de façon grotesque.

Vous évoquez les réseaux sociaux : la pandémie a permis d’observer à nouveau les dégâts qu’entraîne, pour les démocraties, la désinformation qu’ils véhiculent. Que peut-on face à cette menace ?

Des manipulations exercées par des puissances étrangères ont d’ores et déjà été mises au jour : les services américains viennent ainsi de publier les noms de sept responsables russes qui se seraient mêlés des élections américaines, tandis que le gouvernement britannique tirait les mêmes conclusions à propos du Brexit dans un rapport publié au printemps. La Chine s’y met aujourd’hui, en imitant les méthodes russes. Dans le même temps, les réseaux sociaux agitent la société civile dans les pays démocratiques, alors qu’ils sont utilisés par une minorité d’individus, principalement issue de milieux aisés ou des extrêmes politiques. Il est intéressant de voir que Facebook et Twitter, au moment de cette campagne électorale américaine, ont commencé à filtrer très sérieusement les messages postés sur leurs réseaux. Twitter a ainsi interdit la rediffusion d’un article du New York Post sur Hunter Biden, ce que les Républicains tentent maintenant d’exploiter en qualifiant cette décision d’atteinte à la liberté d’expression. On voit que des filtres ont été mis en place pour bloquer certains messages des fascistes, de Trump ou de Bannon. On prend conscience du fait que les réseaux sociaux ne peuvent être un immense boulevard dérégulé. Même les paranoïaques ont des ennemis !

Qu’adviendra-t-il de la mondialisation après la pandémie de coronavirus ? 

Elle se transformera, avec une prise de conscience croissante des contingences environnementales. Mais la fin de la mondialisation est une vue de l’esprit : les échanges commerciaux en tant que tel ne seront pas remis en cause, car ils contribuent puissamment à la préservation de nos niveaux de vie. Nous ne reviendrons pas au village gaulois. Il y a toutes sortes de ressources que nous ne produisons pas et d’autres que nous avons nous-mêmes besoin d’exporter. D’ailleurs, il y a là un enjeu d’égoïsme en ce qui concerne la course aux vaccins. Fort heureusement, l’Europe est appelée à jouer là aussi un rôle moteur. La Commission, avec le Gavi, a levé des fonds conséquent pour financer le préachat. Mais les vaccins, car il faut souhaiter qu’il y en ait plusieurs, devront être accessibles aux pays pauvres.

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