Le Bureau de l’économiste en chef de la Banque mondiale pour la région Afrique a livré un rapport intitulé Africa’s Pulse1 sur l’impact de la Covid-19 sur l’Afrique et les saines politiques que le continent doit mettre en œuvre pour retrouver la croissance. Les banalités des constats et des propositions rejoignent la faiblesse de l’analyse statistique. Tout cela ne serait pas bien grave si les erreurs de stratégie économique n’avaient pas des conséquences terribles en matière de pauvreté et de faim. Ainsi au Nigéria, la première  économie du continent, qui dépasse la RSA, l’inflation ronge les revenus de la population qui doit se nourrir. Les politiques restrictives à l’importation de produits alimentaires2 comme à leur exportation sont les principales explications de cette situation. Au Nigéria comme dans toute l’Afrique, la principale affectation de la consommation est l’achat de nourriture. Celle-ci est largement importée comme les intrants de l’agriculture et il faut donc disposer de devises. Les gouvernements et les banques centrales n’ont pas envie de s’en séparer3 alors que la charge du service de la dette reste très lourde du fait de l’alourdissement et de la structure de l’endettement.

Au Niger voisin, la dette qui représentait 30 % du PIB en 2014, représente en 2020 60 % du PIB à la veille d’élections présidentielles qui inspirent des concessions salariales et des avantages aux fonctionnaires. Pendant ce temps des millions de personnes sombrent au Niger dans la trappe de pauvreté (comme au Nigéria). Mais cette dimension vitale de la crise n’est pas illustrée quand la Banque mondiale prend le pouls de l’Afrique. Le diagnostic est bien vieillot. Que ce soit pour la Méditerranée ou l’Afrique sub-saharienne, la Banque répète : « Dans ce contexte, la pandémie de la Covid-19 offre aux pays de la région une excellente occasion de repenser leurs politiques économiques et sociales et de renforcer l’intégration commerciale, tout en réduisant leur dépendance à l’égard du pétrole ». Le Nigéria et le Niger ne sont pas des victimes du pétrole, au contraire. C’est la lenteur de la libéralisation des échanges et aussi le sacrifice de l’agriculture africaine dans les programmes des bailleurs de fonds qui sont au cœur du désastre que connaît une bonne partie de l’Afrique.

Africa’s pulse semble redécouvrir que des contraintes existent de nature logistique et bureaucratique. Que cela ne fonctionne pas comme dans les pays de l’OCDE. Et de recommander plus d’intégration un « marché numérique commun qui améliorera la productivité et la résilience des économies. Sans compter que la perspective d’accéder enfin à un marché régional plus vaste attirera les investisseurs aujourd’hui découragés par les barrières douanières et réglementaires servant des intérêts locaux de courte vue.  » 

Et de ressortir la rengaine de la chaîne de valeur4 alors que le Maroc, qui est le plus engagé, avec Tangier mutant en zone franche, un TGV, un allègement des contrôles douanier, va subir de plein fouet l’arrêt des usines des groupes français et l’arrêt au décollage du pôle aéronautique annoncé en 2019. Peut-être qu’en prenant davantage d’intérêt à leurs collègues de l’UNECA ou des cabinets africains, les économistes de la Banque auraient pu réaliser que la Covid-19 n’affecte pas trop les exportations5 du Kenya et de l’Éthiopie parce que ces pays valorisent leurs matières premières (fleurs, thé, café, coton) et gardent des clients importants de la Chine au Royaume Uni. La diversification économique de l’Afrique est un mantra depuis le rapport Berg mais aucune politique de l’aide internationale n’a concentré les ressources financières sur cet objectif. Le Tchad exploite son pétrole et a reçu un financement de la Banque mondiale pour un pipeline (1995) qui rejoint Kribi au Cameroun. La pollution est considérable dans ce port en eau profonde supplémentaire sur l’Atlantique. Et les investissements, qui auraient pu permettre la pérennité de l’élevage et la valorisation du coton comme de la production de céréales, sont allés au pétrole qui permet à la Banque mondiale et à l’AFD d’être remboursé de leurs financements d’un pays en guerre depuis 30 ans.

Le rapport Africa’s Pulse continue paradoxalement à réclamer un investissement dans les infrastructures. La construction de ponts et de raffineries de pétrole a été réalisé par les Chinois et la financiarisation du Nigeria et de Maurice montre que des étapes ont été sautées qui permettent la poursuite d’une mondialisation de l’économie africaine. La Zone de libre-échange continentale africaine (ZLEC) est le débouché qui s’imposera pour les pôles africains comme le Rwanda ou Djibouti qui ont émergé sans aucun concours stratégique de la communauté des PTF. 

Ceux-ci se sont comportés comme des impubères de la pensée du développement en fractionnant les questions économiques. La pauvreté est oubliée dans le rapport, mais la dette qui mobilise énergie et argent,  de la Zambie au Mozambique, s’y trouve également occultée. Le plus inquiétant est l’interruption du circuit financier qui autorisait le fonctionnement des économies africaines sur un mode comparable à celui des pays développés. Les invisibles6 qui assurent le financement du déficit de la balance courante ne sont plus d’actualité. La situation de la dette extérieure des pays africains est sous-estimée et les effets prévus par les clauses des contrats de prêts sont inconnus7.

Le service de la dette africaine ne concerne plus que pour un tiers les créanciers multilatéraux et  la Banque mondiale suggère que « le report du principal, principalement dû aux créanciers bilatéraux officiels et non officiels (dont la Chine est le plus important), pourrait être essentiel en 2020-21 pour réduire le fardeau du service de la dette du Mozambique et de la Zambie8. » Ils n’auront pas le traitement privilégié du reprofilage de la dette angolaise, pays pétrolier stratégique et lieu d’affrontement avec la Chine. Et on peut citer des succès récents de diversification et de modernisation qui seront confrontés à un gap de financement du service de la dette : Éthiopie, Djibouti, Sénégal. Le système financier africain ces cinq dernières années, sans que les IBW ne fassent opposition, s’est transformé. Les crédits sous des formes de « produits structurés »9 dans un pays de vieille tradition budgétaire rigoriste comme le Sénégal ont bénéficié à des EBU10 comme le montre le rapport11 pré-crise de la Covid-19 rédigé par le  FMI sur la transparence financière. C’est le département FAD en charge de la police budgétaire qui a établi ce constat sans fards de la rencontre de Veolia et de la Banque mondiale dans des PPP. L’heure des comptes est venue plus vite que ne l’attendait cette évaluation. La conclusion est que l’équilibre budgétaire et courant de nombreux pays africains est aussi complexe et artificiel que celui de Malte.

Sources
  1. AFRICA’S PULSE, TRACER LA VOIE DE LA RELANCE ÉCONOMIQUE, Octobre 2020 | VOLUME 22, 2020 Banque internationale pour la reconstruction et le développement/La Banque mondiale 1818 H Street NW, Washington, DC 20433
  2. Les analystes considèrent que les politiques du président nigérian en matière d’importation de denrées alimentaires ne sont d’aucune aide pour un pays de plus de 200 millions d’habitants qui connaît une hausse persistante de l’inflation, provoquée par la flambée des prix des denrées alimentaires due à l’insécurité, aux inondations ainsi qu’aux restrictions commerciales avec d’autres pays africains dont les produits sont bloqués aux frontières du Nigeria
  3. Au moment où le président Buhari a interdit aux importateurs de denrées alimentaires d’accéder aux dollars de la Banque centrale du Nigeria (CBN), un dollar se vendait à N379. Aujourd’hui, les importateurs de denrées alimentaires s’approvisionnent en dollars à 462 N/1 sur le marché parallèle, ce qui alimente l’inflation alimentaire. L’année dernière, les Nigérians ont dépensé 1,9 trillion de nairas, soit 4,7 % de leur budget, pour le seul riz, selon les données de la CBN. Ces dépenses devraient augmenter, compte tenu des pressions inflationnistes persistantes dues à la dévaluation du Nigeria, ainsi que d’autres facteurs « hérités », selon l’évaluation du gouverneur du CBN, Godwin Emefiele
  4. La pandémie a remis en question le modèle de la chaîne de valeur mondiale, a accéléré un changement de politique commerciale en faveur d’une intégration régionale plus étroite et des efforts de détournement du commerce intérieur (les chaînes d’approvisionnement plus courtes se rétablissant plus rapidement) et a mis en évidence les vulnérabilités structurelles des exportateurs africains de produits de base. Pour 2020, la CNUCED prévoit un ralentissement de 40 % des flux mondiaux d’IDE, qui passeront sous la barre des 1 000 milliards de dollars pour la première fois depuis 2005. Cette dynamique négative se poursuivra jusqu’en 2021, avec une baisse supplémentaire de 10 % des IDE avant d’enregistrer une reprise d’ici 2022. L’érosion des bénéfices a réduit à néant les perspectives de bénéfices réinvestis (qui représentent généralement plus de la moitié des IDE), tandis que les données de la CNUCED montrent que les nouvelles transactions dans le domaine du financement de projets mondiaux (une source clé d’investissement dans les projets d’infrastructure).
  5. Andrew Mold, Chef du groupe de travail sur l’intégration régionale et l’AfCFTA, Bureau pour l’Afrique de l’Est à la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique (UNECA), Anthony Mveyange, Directeur de la recherche et de l’apprentissage à TradeMark East Africa (TMEA). « L’impact de la crise COVID-19 sur le commerce : Recent evidence from East Africa » , AFRICA GROWTH INITIATIVE, juillet 2020
  6. Par ailleurs, en l’absence d’une grande partie des créances fiscales et non fiscales payables en devises fortes (par exemple, certaines redevances minières sont prélevées en dollars américains), les obligations libellées en devises étrangères entraînent des risques de non-concordance des devises (sur le compte de résultat public) et des effets négatifs importants sur le bilan. Les effets négatifs sur les bilans ont été identifiés comme le facteur le plus perturbateur dans nos tests de stress et nos tests obligatoires. Irmgard Erasmus |[email protected] « Financing needs, debt sustainability and the crystal ball » Posté par NKC African Economics on Oct 7, 2020
  7. Outre l’incertitude considérable concernant la charge globale du service de la dette publique – l’encours de la dette de certains pays d’Afrique subsaharienne et les conditions de prêt en dehors de l’administration centrale étant estimés bien supérieurs aux chiffres communiqués – les conditions liées à l’engagement de l’encours de la dette sont pour la plupart inconnues. Elles concernent plus particulièrement les clauses de défaut croisé, les clauses de nantissement négatif et les commissions d’engagement. Ibid.
  8. Ibid.
  9. Le « Plan Sénégal Emergent » du Sénégal place le financement public-privé au cœur de sa stratégie de croissance, ce qui se traduit par de récentes réformes juridiques. Le Sénégal a notamment adopté en février 2014 une loi23 visant à améliorer le cadre juridique pour l’établissement d’accords de partenariat avec le secteur privé. Cette nouvelle loi i) favorise la création de partenariats public-privé dans un plus grand nombre de secteurs économiques ; ii) renforce la participation du secteur privé national ; iii) introduit une structure d’incitation à 23 Voir la loi n°2014-09 du 20 février 2014 accessible à l’adresse suivante : http://www.ppp.gouv.sn/IMG/pdf/loi_n_2014- 09_relative_aux_contrats_de_partenariat.pdf. 7 encourager la croissance des entreprises ; iv) assouplit les conditions et les procédures pour faciliter le traitement des offres spontanées d’investissement par le secteur privé, et v) établit une structure de soutien à la mise en œuvre des partenariats public-privé.
  10. Extra-budgetary unit, Unité extra-budgétaire
  11. Senegal : Fiscal Transparency Evaluation, International Monetary Fund. Fiscal Affairs Dept., January 30, 2019