Clemenceau en Amérique : aux origines des valeurs de la République française et de sa politique étrangère
Alors qu'il édite les textes de Clemenceau sur l'Amérique chez Passés Composés, l'historien Patrick Weil nous livre dans un entretien les clefs de lecture pour comprendre ce que le Tigre a retenu de son apprentissage américain.
En 1865, le jeune Georges Clemenceau foule pour la première fois le sol américain. Il n’est pas encore le Tigre, ni le Père la victoire ; pour l’heure, il est toutefois l’observateur éclairé de la vie politique américaine, dont il brosse le portrait pendant quatre ans dans une centaine de chroniques publiées dans le quotidien Le Temps. Parues il y a déjà près d’un siècle aux États-Unis dans leur traduction anglaise, ces chroniques, inconnues du public français, n’avaient jamais été traduites dans notre langue. C’est désormais chose faite, grâce à l’ouvrage Clemenceau. Lettres d’Amérique, que signent les historiens Patrick Weil et Thomas Macé. Nous avons rencontré Patrick Weil pour tenter de comprendre la profonde influence qu’eut cette expérience de la vie démocratique américaine sur la pensée et l’action politiques de Clemenceau.
En 1865, à 24 ans seulement, Georges Clemenceau s’installe aux États-Unis. Pendant quatre ans, il dépeint la vie politique américaine dans cent chroniques que publiera le Temps. Quel regard l’Amérique et la France portaient-elles l’une sur l’autre à l’époque où Clemenceau séjourne outre-Atlantique ?
L’Amérique intéresse la France depuis la Révolution américaine. Ce que montre Bruce Ackerman, c’est que l’image de l’Amérique nourrie par l’héritage de Tocqueville est très largement déformée. Tocqueville a, à tort, considéré comme stable et permanente une situation sociopolitique qui s’était développée quelques années seulement avant son arrivée, effaçant ainsi les vingt années de bataille après la signature de la Constitution n’avaient été un temps de violent affrontement politique national. On voit aujourd’hui qu’au XXème siècle c’est bien davantage le consensus du New Deal, impulsé par Roosevelt et qui a duré jusqu’à l’élection de Reagan, qui s’est avérée une parenthèse et non quelque chose de stable, comme on le pensait. En réalité, la bataille entre deux Amériques telle qu’on la connaît aujourd’hui est un phénomène récurrent dans la vie politique des Etats-Unis. Quand Clemenceau décrit la violence de la campagne présidentielle, il diverge donc de la vision dominante qu’ont les Américains de leur passé, qui est celle de Tocqueville. En définitive, ce livre donne l’occasion de mieux comprendre ce qui se passe aujourd’hui avec Donald Trump. Cette violence de la bataille politique existait déjà à l’époque de Clemenceau. Elle n’a fait que reprendre de plus belle.
Aux États-Unis, Clemenceau a observé les Républicains radicaux, et notamment la figure de Thaddeus Stevens. Cette expérience a-t-elle contribué à forger son radicalisme ?
J’en suis totalement convaincu. Pendant ce séjour, Clemenceau voit une démocratie parlementaire en action. Il assiste aux débats qui se déroulent à la Chambre des représentants. Washington n’est alors qu’un village, où tout le monde se connaît. Clemenceau, parfaitement anglophone, est facilement reçu partout. Assistant à la bataille, étant presque le seul Français présent, il prend conscience du fait qu’il a acquis une expérience privilégiée et singulière, qui tient presque d’une formation secrète, puisqu’il ne signe pas ses articles ! Il restera fasciné par la figure de Stevens, qui lui inspirera la conviction qu’il faut se battre pour les idées auxquelles on croit. Stevens est un homme aux valeurs fortes, qui se bat pour un seul objectif politique l’abolition de l’esclavage et l’égalité en droits et devant la loi des esclaves devenus libres. Clemenceau l’admire énormément. Il a très certainement fondé une part de sa personnalité politique sur lui, que ce soit sur le plan des valeurs ou de l’art oratoire. Plus tard, ce dernier point lui permettra de se distinguer à la Chambre. On ne l’appelle pas le Tigre par hasard. Par la seule force d’un discours, il sait provoquer la démission d’un ministre !
Quelle vision les Américains ont-ils alors de Clemenceau ?
Lorsque Clemenceau revient aux États-Unis en 1922, il est le La Fayette du XXème siècle. Il n’y a eu dans l’histoire que deux Français qui ont pu parler directement aux masses américaines sans passer par le gouvernement : La Fayette et Clemenceau. En 1922, Clemenceau effectue un voyage privé, non officiel ; il n’est pas accueilli par le gouvernement américain, et le gouvernement français est quant à lui furieux de ce déplacement. Dès son arrivée, puis tout au long de son voyage de trois semaines aux États-Unis, il est reçu par les Américains, comme un chef d’État ami, plus encore, comme un héros de guerre, et comme le Père la Victoire, là-bas aussi. Quand l’Amérique s’est engagée dans la guerre en avril 1917, Clemenceau n’est pas encore Président du Conseil, puisqu’il n’est nommé qu’en novembre 1917. Les troupes américaines ne sont pas encore là mais dès son investiture, chaque semaine il va au front, et il continue d’y aller quand les Américains le rejoignent. Quand Wilson arrive en France en décembre 1918, il ne va pas voir les troupes ; il faut que son chef de cabinet le lui enjoigne pour qu’il le fasse, à Noël 1918. Le chef de la majorité républicaine au Sénat écrit quelque temps plus tard au seul Républicain de la délégation américaine à la conférence de la Paix que lorsque l’on voit Wilson pendant les actualités cinématographiques, la foule américaine applaudit poliment, tandis que quand l’on voit Clemenceau, elle se déchaîne. En France, tout le monde l’ignore, mais Clemenceau était extrêmement populaire en Amérique.
Quels enseignements Clemenceau conservera-t-il de ces quatre années passées en Amérique ?
Il tire de son séjour en Amérique des leçons de valeurs républicaines, soit parce qu’il les y voit réalisées – la liberté de conscience, de parole et de la presse – soit parce qu’il les y voit défendues face à leur absence criante, l’égalité devant la loi quelque soit sa couleur de peau, le droit à l’instruction. Ce sont ces valeurs républicaines que toutes sa vie il défendra quand il contribuera à bâtir la république française. Elles font de Clemenceau, aujourd’hui encore, une figure unificatrice pour tous les Français. Il n’est pas sans contradictions, il est passé de l’extrême gauche à la droite mais il a toujours combattu pour les mêmes valeurs de la république. On peut être de gauche ou de droite et être attaché aux mêmes valeurs, celles de la République. On ne trouve pas de figures françaises aussi impeccables, aussi bien sur la laïcité, l’affaire Dreyfus ou l’anticolonialisme. Clemenceau s’est rendu à plusieurs reprises dans les États du Sud, où le traitement des Noirs était atroce. Ce qu’il y a vu fut pour lui abominable et il le dénonça dans ses articles. Il se prononça pour l’égalité devant la loi, l’égal accès au suffrage, le droit à l’instruction, autant d’objectifs qui demeurent irréalisés en Amérique.
Les âpres négociations du traité de Versailles et les relations difficiles qu’il entretient avec Wilson l’amèneront-elles à reconsidérer ce lien entre Français et Américains ?
Non. Il ne confond pas Wilson et le gouvernement avec les Américains. Et puis avec Wilson, c’est la ratification du traité de Versailles qui s’est mal passée, pas le traité lui-même dont la lecture communément admise est celle de Keynes, largement biaisée. Clemenceau confiera plus tard, à Edward House, principal conseiller de Wilson qu’il n’a pas regretté qu’il soit venu à Paris. Que tous deux n’aient pas eu le même point de départ c’est certain, mais à l’arrivée dans le Traité de Versailles, chacun des trois principaux alliés avait obtenu ce qu’il voulait. Dans une négociation internationale, il y a toujours des points de départ différents. Ce qu’ils avaient accepté comme compromis satisfaisait tout le monde.
Clemenceau et Wilson ne se sont-ils pas opposés sur la question des réparations allemandes ?
Non, car sur la question des réparations, ce n’est pas Clemenceau qui s’est montré le plus exigeant, mais les Britanniques qui ont imposé des réparations mirobolantes. Les Britanniques se préoccupaient de récupérer le plus de colonies allemandes, la domination des mers et de fortes réparations qui permettent de satisfaire leurs dominions. Les Français ont eu le tort de les suivre. Clemenceau s’y intéressait peu ; il se concentrait bien plus sur la sécurité militaire. Or, le Traité de Versailles s’était vu adjoindre un traité de garantie une sorte d’OTAN avant l’heure, qui prévoyait qu’en cas d’agression allemande contre la France, les armée américaine et anglaise interviendraient immédiatement. Clemenceau s’était opposé à Foch et à Poincaré partisan d’un détachement de la rive gauche du Rhin en un État indépendant. Les alliés s’y opposaient absolument. Or La France n’avait gagné la guerre que dans une alliance. Pour Clemenceau, elle ne pouvait sortir du traité de paix, seule face à l’Allemagne, qui resterait la plus grande puissance d’Europe. Il fallait donc maintenir la France dans une alliance. Avec le Traité de Versailles, Clemenceau a obtenu, de son point, de vue tout ce qu’il souhaitait : une alliance militaire en cas d’agression et le droit d’occuper la Ruhr pendant 15 ans voire plus si les conditions de garantie n’étaient pas réunies. A condition que le Sénat américain ratifie. Or ce ne fut pas le cas. Si le traité de Versailles avait été ratifié par les États-Unis, on peut penser que la Seconde Guerre mondiale n’aurait pas eu lieu ou n’aurait pas été ce qu’elle fut. Hitler aurait hésité à attaquer à l’Ouest si Roosevelt avait eu les moyens, en raison du traité de garantie, de se réarmer avant l’attaque et de venir en soutien de la France et de l’Angleterre dès qu’elle a été déclenchée. À Versailles, d’un point de vue stratégique, Clemenceau ne pouvait pas maîtriser la ratification américaine, mais ce qu’il avait obtenu de Wilson lui convenait parfaitement.
Wilson accepta dès le départ que Paris soit le siège de la conférence, alors même que nombre d’Américains et de Britanniques auraient souhaité qu’elle se tienne en Suisse. Dans les 14 points et contre l’avis de House, Wilson accepte immédiatement le retour de l’Alsace-Moselle à la France. Wilson laisse même les Français fixer les conditions de l’armistice. Enfin sur le non-rattachement de l’Autriche à l’Allemagne, sur la Grande Pologne et sur beaucoup d’autres points, Clemenceau et Wilson furent d’accord.
À l’instar des Républicains et contrairement à son propre parti, Wilson était favorable à une alliance atlantique et donc à une intégration accrue des États-Unis avec l’Europe. Clemenceau et lui n’étaient-ils pas en désaccord sur ce point ?
Wilson n’y était pas au départ favorable. Il y a été contraint par la négociation, pour faire passer à tout prix une Société des Nations à laquelle il tenait par-dessus tout. Clemenceau n’était pas opposé à la Société des Nations, loin de là. La diplomatie française souhaitait lui raccrocher à la Société des Nations cette alliance des démocraties qu’elle obtint avec le traité de garantie, une alliance spéciale, dès novembre 1918. Aujourd’hui, l’image de Clemenceau en France est celle d’un homme qui en a trop demandé, celui a fait payer l’Allemagne. Ce n’est pas vrai ; c’est l’héritage de la vision « keynésienne » du Traité. Clemenceau est sensible à la nécessité des relations avec l’Allemagne, il n’est pas ce radical qui veut faire payer l’Allemagne qu’a présenté Keynes.
En octobre-novembre 1918, entre le moment où les Allemands demandent l’armistice et celui où il est signé, les Allemands font couler un bateau de centaines de civils entre l’Irlande et l’Angleterre. Dans la retraite, après une occupation dure et inhumaine, ils noient les mines belges et françaises et détruisent les villages. Les opinions publiques française, anglaise et belge sont déchaînées. Aucun dirigeant élu démocratiquement dans ces trois pays n’aurait pu se montrer clément à l’égard l’Allemagne, cela aurait été un suicide politique. C’est pour cela que les réparations sont officiellement importantes. Plus tard, si tout s’était bien passé, elles auraient pu être diminuées. Il était prévu que les réparations soient réexaminées sous l’arbitrage américain. Tout le monde était d’accord, même Clemenceau.
Revenons aux lettres. Quelle image Clemenceau tire-t-il des États-Unis au cours de son voyage ? Il arrive dans une période extrêmement tendue, après l’assassinat de Lincoln. Il assiste à un impeachment et repart après l’élection de Grant. Ce sont cinq années déterminantes dans l’histoire contemporaine des États-Unis. Que laisse-t-il transparaître de ces années souvent considérées comme une deuxième fondation pour les États-Unis ?
Pendant cette période essentiellement passée à New York, dans le Connecticut et à Washington, il se montre avant tout admiratif du processus politique démocratique. Les affrontements ont beau être d’une violence extrême (il raconte d’ailleurs les attaques personnelles, le déchaînement de la presse pendant la campagne électorale), une fois que le vote a eu lieu, les gens en respectent le résultat. C’est ce constat qui conduit Clemenceau à se montrer optimiste. Il est convaincu que l’Amérique s’en sortira parce que son mécanisme démocratique fonctionne. Il acquiert même une confiance exagérée, puisqu’il se trompe par exemple sur la possibilité d’assurer l’égalité réelle des Noirs en droit. Mais il croit en la démocratie comme processus d’amélioration progressif et progressiste de la condition humaine.
Ses propres convictions démocratiques sortent-elles transformées par ce voyage américain ?
Quelque part, avec ce séjour, Clemenceau constitue – d’abord en lui-même – puis dans action politique, le transatlantisme comme un espace d’opinion publique, de société politique commune. Cela résout une énigme d’ordre historique. Comment expliquer que jusqu’à présent, alors que le lien entre les Révolution américaine et française est connu, aucun lien n’ait été fait entre deux républiques en reconstruction, la République américaine après la guerre civile et la République française après la chute du Second Empire ? C’était inimaginable. On voit Clemenceau créer, par ses écrits, ce lien. Ils constituent presque un traité de science électorale ou politique. Il y analyse les dynamiques politiques et électorales, les mouvements de l’opinion et le rôle de la presse très finement.
Il apprend le métier de journaliste politique. Clemenceau a ensuite mené une carrière de journaliste en parallèle de sa carrière politique pendant presque toute sa vie notamment en fondant des journaux. L’expérience de la presse américaine a influencé sa conception du journalisme et même sa conception de la liberté d’expression jusque pendant la Première Guerre mondiale, puisqu’il s’est montré très véhément contre le gouvernement pendant les trois premières années du conflit tout en demeurant d’un incontestable patriotisme. En 1870, il s’était montré trop optimiste sur l’avenir des relations raciales aux États-Unis. Lorsqu’une armée américaine ségréguée débarque en France début 1918, les soldats noirs américains y découvrent un pays sans ségrégation légale, qui va avoir un impact énorme sur l’image qu’ils se font de la France. Alors qu’il refuse d’accueillir à Paris le Congrès de l’internationale socialiste, Clemenceau accueille Paris le premier Congrès panafricain organisé en février 1919 par W. E. B. Du Bois, Ida Gibbs Hunt et Blaise Diagne député du Sénégal. Wilson a bloqué au maximum l’octroi de visas aux délégués African American à cette conférence mais, jusqu‘au bout, Clemenceau sera resté anticolonialiste, ardent partisan de l’égalité des droits, et participant actif d’un espace public transatlantique.