Le défi baroque à l’Europe
Jusqu'au 20 septembre à Turin, l’exposition Sfida al Barocco (Défi au baroque) retrace une dynamique d’échanges artistiques transnationaux entre XVIIème et XVIIIème siècles, dans une Europe sous influences franco-italiennes.
C’était il y a six mois. Beaucoup d’Italiens ont encore un souvenir vif de l’allocution télévisée du Président du Conseil Giuseppe Conte le soir du 9 mars 2020, qui imposait le confinement généralisé à toute la péninsule. Bientôt, le reste de l’Europe connaîtrait le même sort.
Comme d’autres événements programmés après cette date, une exposition très attendue, préparée depuis plusieurs années par un collège de chercheurs européens et dont l’ouverture était prévue initialement le 13 mars 2020, dut être repoussée. De nombreuses initiatives permirent cependant au public de patienter, et au fil des deux mois de confinement le site internet du « programma barocco » (programme de recherche lancé en 2012, autour du baroque et de ses influences à Turin) proposa de découvrir, étape par étape, les 15 sections du parcours, riche de plus de 200 œuvres emblématiques de la période 1680-1750, alternant textes et courtes vidéos de présentation réalisées par des étudiants en histoire de l’art.
Le succès de l’exposition, finalement ouverte le 13 mai, et réalisée dans les vastes galeries de l’orangerie de la Venaria Reale de Turin, ne s’est pas démenti auprès d’un public curieux et averti. Accompagnée d’un catalogue de 559 pages, contribution scientifique majeure, l’exposition demeurera mémorable par l’extrême qualité des œuvres présentées et la prouesse d’en avoir réuni autant en un même lieu.
Son intérêt est, à notre avis, double.
Il réside d’abord dans un dialogue rythmé et pondéré, entre peinture, dessin, sculpture et objets d’art. Bien qu’il apparaisse désormais dépassé de réduire les expositions à une seule technique artistique (la sculpture et les arts graphiques venant ainsi de plus en plus fréquemment élargir le propos dans les expositions de peinture, comme l’année dernière pour Greco au Grand Palais), c’est bien ici sur un pied d’égalité qu’œuvres bidimensionnelles et tridimensionnelles ont été exposées, dans une quête de résonances multiples. Le propos ne s’en trouve pas brouillé pour autant, et une scénographie discrète mais adroite invite naturellement les visiteurs à passer de section en section, alternant entre peintures, arts graphiques, sculptures, meubles et orfèvrerie, ou encore tapisseries. L’œil se trouve ainsi surpris sans être perdu, séduit sans être distrait.
Puis c’est par un subtil travail scénographique, trouvant la juste inclinaison et des sources de lumières savamment calculées, que des chefs-d’œuvre déjà célèbres se sont retrouvés révélés au public sous un éclairage nouveau. Plus particulièrement, des toiles, vastes et d’ordinaire inaccessibles, ont pu resplendir et souvent pour la première fois se dévoiler pleinement aux yeux émerveillés de ceux qui n’en connaissaient que l’image en basse définition reproduite en annexe d’un ouvrage, ou qui n’en gardaient que le souvenir meurtri d’un lointain déchiffrage dans la pénombre de chapelles mal éclairées.
Deux grands formats, de Maratti et Giordano ont ainsi été prélevés dans leurs églises romaines.
Enfin, c’est par le travail de mise en parallèle des productions artistiques française et italienne au tournant du XVIIIème siècle, que l’exposition donne un nouveau regard à de nombreuses œuvres, dont le contexte d’élaboration aux influences mêlées a souvent pu être oublié.
Le propos s’amorce par un bref rappel du dialogue diplomatico-artistique amorcé au siècle précédent, entre une France déjà centralisée et une péninsule politiquement fragmentée, dont l’unité reposait alors sur la circulation des artistes, y infusant une même onde stylistique.
La carrière de celui dont les œuvres font encore aujourd’hui la renommée de la capitale piémontaise, Guarino Guarini, pourrait servir d’illustration. Né à Modène, ce mathématicien devient un précoce professeur de littérature et de philosophie à Messine, ce qui l’amènera à influencer durablement le baroque sicilien. Dès l’âge de 17 ans il est toutefois nommé architecte de Philibert de Savoie, et réalise ses chefs d’œuvre encore visibles aujourd’hui, dont la chapelle du Saint Suaire. Mais si le principal de son œuvre a disparu ou n’a jamais été terminé, rappelons qu’il a résidé à Paris, Lisbonne, Vienne ou Prague, pour concevoir les plans d’édifices tant religieux que civils.
Pour conclure ce rapide tour d’horizon d’une exposition que l’on pourra toujours découvrir en parcourant son volumineux catalogue, nous voudrions souligner que cet événement représente à nos yeux un apport pour la reconnaissance de l’importance des domaines de la sculpture et des arts décoratifs. Souvent encore négligés par rapport à la peinture et même aux arts graphiques, ils viennent ici, au-delà de leur puissance esthétique, nourrir le propos autour de la circulation des modèles.
En 1666 est fondée l’Académie de France à Rome. Les artistes français, qui déjà partaient par eux-mêmes se former de l’autre côté des Alpes (parfois pour y demeurer, comme Simon Vouet, rappelé par le roi en 1627, ou Nicolas Poussin, qui rechigna à revenir en France), purent désormais (et aujourd’hui encore) y résider et y étudier. Or dans l’exercice obligatoire du dessin d’après la bosse, les modèles de statues antiques et modernes jouèrent un rôle majeur, tant pour les sculpteurs que pour les peintres, qui y trouvaient une source non négligeable d’inspiration. Parmi les génies précoces, nourris de ces deux sources antique et moderne, le sculpteur Edme Bouchardon, précurseur du néoclassicisme, a laissé des centaines d’études à la sanguine, d’après les marbres antiques, comme les maîtres de la Renaissance et du Baroque.
Le sculpteur turinois Francesco Ladatte est un autre exemple parlant de ce dialogue. Il suit son mécène Victor-Amédée de Savoie-Carignan à Paris, où il remporte en 1729 le 1er prix de sculpture de l’Académie, avant d’exposer aux salons du Louvre jusqu’en 1743. L’année suivante, de retour dans sa ville natale, il devient sculpteur royal. Ses réalisations alternent bronzes, candélabres, argenterie… Son superbe portrait, conservé dans un exceptionnel cadre d’origine, à lui seul parangon du goût rocaille, comporte en arrière-plan la représentation d’un groupe qui se trouve également montré dans l’exposition. C’est un séduisant Putto jouant avec un Pélican, réinterprétation libre et enrichie de détails pittoresques d’un célèbre modèle hellénistique. Cette sculpture et son complexe contexte d’élaboration invitent ainsi à méditer sur l’émulation artistique entre Turin, Rome et Paris, alors que l’Europe entre dans le siècle des Lumières.