Il y a un an, présentant en septembre 2019 la composition de la nouvelle Commission européenne dont elle assure la présidence, l’ancienne ministre allemande de la Défense (2013-2019) Ursula von der Leyen a, à plusieurs reprises, qualifié celle-ci de «  géopolitique  »1. Un credo réaffirmé haut et fort deux mois plus tard lors du discours qu’elle a prononcé à l’occasion de l’inauguration du Forum de Paris sur la paix au cours duquel elle a réitéré son ambition de « bâtir une Commission vraiment géopolitique »2

De prime abord, le rapprochement des expressions « Commission européenne » et « géopolitique » peut paraître incongru tant elles ont des résonnances antagoniques. Quant à l’expression «  Commission géopolitique  », elle paraîtra aux plus sceptiques relever du registre de l’oxymore. Comment l’Union européenne, porteuse depuis ses origines d’un projet humaniste, pacifiste et universaliste, pourrait-elle se revendiquer de la «  géopolitique  », qui charrie son cortège d’égoïsmes nationaux, de rivalités impériales voire d’affrontements guerriers ?

Comment l’Union européenne, porteuse depuis ses origines d’un projet humaniste, pacifiste et universaliste, pourrait-elle se revendiquer de la « géopolitique  », qui charrie son cortège d’égoïsmes nationaux, de rivalités impériales voire d’affrontements guerriers  ?

Florian Louis

Qu’un haut responsable politique européen se réclame ainsi ouvertement d’une approche «  géopolitique  » a donc de quoi surprendre. D’autant plus quand il se trouve être de nationalité allemande. Rappelons en effet que la géopolitique a connu son premier essor dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres mondiales où, sous la conduite de l’ancien général reconverti à la géographie Karl Haushofer (1869-1946), elle servit à justifier par de pseudo-arguments d’autorité géographiques l’expansionnisme allemand3. Et qu’elle demeure de ce fait entourée depuis lors d’une aura sulfureuse qui suffit généralement à dissuader les responsables politiques européens en général et allemands en particulier de s’en revendiquer. Un an après l’annonce par la présidente de la Commission de ce «  tournant géopolitique  », quel sens peut-on lui donner et peut-on en repérer les effets dans l’action extérieure de l’Union  ?

Se poser en s’opposant

Qu’entend au juste Ursula von der Leyen lorsqu’elle affirme vouloir faire de la Commission qu’elle préside une Commission «  géopolitique  »  ? La réponse est loin d’être évidente dans la mesure où si le recours à cet adjectif est de plus en plus courant dans l’espace public, sa signification demeure loin de faire l’unanimité. Il existe sans doute autant de définitions de la géopolitique qu’il y en a de praticiens, et toutes sont loin de converger dans une unique direction4. S’agissant du cas de l’actuelle présidente de la Commission, qui s’est jusqu’à présent bien gardée d’en donner une définition précise et détaillée, le recours au mot «  géopolitique  » semble d’abord relever très prosaïquement d’une volonté symbolique de marquer sa différence avec son prédécesseur, le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker. En 2014, ce dernier avait affirmé vouloir faire de la Commission dont il exerçait la présidence une institution «  plus politique  ». S’opposant lui-même à son prédécesseur portugais José Manuel Barroso dont la Commission était apparue à certains par trop technicienne voire «  technocratique  », M. Juncker promettait alors de faire des commissaires européens de véritables décideurs, concentrés sur les grands enjeux politiques européens et capables d’en imposer à une «  bureaucratie  » bruxelloise réputée omnipotente. En se réclamant d’une approche «  géopolitique  », Madame von der Leyen semble pour sa part vouloir signifier qu’elle entend positionner sa Commission européenne à une autre échelle. Ou plus exactement que le primat du politique sur le bureaucratique à l’échelon européen n’a de sens et d’intérêt que pour permettre à l’Union de se positionner comme un acteur à part entière sur la scène globale. Vouloir une Commission «  géopolitique  », ce serait donc afficher l’ambition de donner à l’Union les moyens de parler d’égal à égal aux mastodontes américain, russe ou chinois. À ce titre, il serait sans doute plus exact de qualifier cette orientation nouvelle de «  politique de puissance  » plutôt que de «  géopolitique  ». C’est en effet à quelque chose comme une «  cratopolitique  », pour user d’un néologisme moins lourdement connoté que son équivalent allemand qui fleure bon le Reich wilhelmien de Machtpolitik, qu’aspire aujourd’hui la Commission. Pas tant une politique inscrite dans et inspirée de sa géographie, le sens premier du mot «  géopolitique  », qu’une politique constatant l’existence dans l’arène internationale d’intérêts contradictoires et assumant de défendre ceux de l’Europe, s’il le faut au détriment de ceux d’autres pôles de puissance dont le statut de rival est reconnu et accepté comme tel. Pour reprendre la métaphore forgée par l’ancien ministre des affaires étrangères allemand Sigmar Gabriel et reprise récemment à son compte par le nouveau Secrétaire d’État français aux Affaires européennes Clément Beaune, il s’agit pour l’Europe de cesser de «  se comporter en herbivore dans un monde peuplé de carnivores  »5. Une ambition explicitement assumée par Emmanuel Macron, pour qui «  l’Europe disparaîtra si elle ne se pense pas comme puissance  » d’envergure mondiale dans un contexte où l’affirmation d’un duopole sino-états-unien la menacerait de marginalisation avec pour conséquence à terme «  le risque (…) que géopolitiquement nous disparaissions, ou en tout cas que nous ne soyons plus les maîtres de notre destin  »6.

En se réclamant d’une approche «  géopolitique  », Madame von der Leyen semble pour sa part vouloir signifier qu’elle entend positionner sa Commission européenne à une autre échelle. Ou plus exactement que le primat du politique sur le bureaucratique à l’échelon européen n’a de sens et d’intérêt que pour permettre à l’Union de se positionner comme un acteur à part entière sur la scène globale.

Florian Louis

Géopolitique ou géo-économie ?

Pour le dire simplement, le «  tournant géopolitique  » voulu par M. Macron et impulsé par Madame von der Leyen semble donc avoir pour vocation de donner à l’Union européenne un poids politique à la hauteur de son poids économique. De ne plus la cantonner à une quête de croissance économique en interne, mais aussi d’assumer, en externe, une ambition de puissance politique. Une aspiration nouvelle sur la nature et l’origine de laquelle il convient toutefois de ne pas se méprendre. Cette volonté de puissance européenne est en effet plus subie que voulue. Et demeure placée dans la dépendance de sa plus traditionnelle quête de croissance. C’est en effet d’abord et avant tout le contexte de guerre commerciale imposé de l’extérieur à l’Union, notamment par les États-Unis, qui est à l’origine de la conversion de la Commission à ce qu’Ursula von der Leyen a choisi d’appeler la «  géopolitique  ». C’est parce que l’arène commerciale internationale ressemble de moins en moins à un fleuve tranquille et de plus en plus à un champ de bataille que la Commission se résout à travailler sa musculature pour être en mesure le moment venu de bomber le torse face à des partenaires internationaux de moins en moins coopératifs et qui s’affirment désormais ouvertement comme d’impitoyables rivaux. C’est parce que la préservation des capacités de croissance économique semble aujourd’hui être conditionnée à la consolidation des moyens de puissance politique que la Commission européenne se décide à renforcer les seconds. Si conversion européenne à la «  géopolitique  » il y a, c’est donc par défaut voire par dépit  : faute d’avoir su ou pu façonner le monde à son image, coopérative et irénique, l’Union en arrive à se convaincre que c’est à elle de s’adapter à la rugueuse réalité d’un monde fait de rapports de forces et bras de fer. Paradoxalement, l’éconocentrisme de l’Union européenne qui fut longtemps dénoncé par les partisans d’une «  Europe puissance  » comme un frein au développement de cette dernière en ce que la quête de croissance était autotélique, est ainsi en passe de devenir son moteur.

Alors que la Commission avait longtemps cantonné ses ambitions et son action à l’échelle intra-européenne dans l’unique intention d’alimenter la croissance par la construction d’un marché unique, elle se trouve aujourd’hui contrainte, pour atteindre le même objectif, de se positionner et d’agir en externe à l’échelle internationale pour défendre les intérêts menacés du fragile édifice économique qu’elle a façonné. La quête de croissance économique demeure donc première, mais les moyens pour atteindre cette fin ont changé  : alors que la puissance «  géopolitique  » était hier vue comme contraire à l’objectif de croissance en tant qu’elle freinait les progrès du libre-échange, elle est désormais perçue comme un mal nécessaire pour défendre les intérêts économiques du bloc européen. Plus que géopolitique, la nouvelle Commission apparaît donc d’abord «  géo-économique  » au sens luttwakien d’un «  mélange de la logique du conflit avec les méthodes du commerce  »7. L’économie demeure une fin mais peut aussi être un moyen, un instrument de puissance, dans la mesure où elle constitue le principal atout de l’Union dans son positionnement international. Il est à ce titre symptomatique de relever que dans les quelques précisions apportées par Ursula von der Leyen au sujet de la «  géopolitique  » européenne dont elle se revendique, les puissances avec lesquelles il s’agit de rivaliser, à savoir la Chine et les États-Unis, sont bien plus des rivales économiques que des ennemis (géo)politiques. Dans son entreprise de «  géopolitisation  » de l’Union, on s’attendrait plutôt à entendre Mme von der Leyen parler du djihadisme ou de la Russie. Autant de sujets sur lesquels elle est pourtant jusqu’alors demeurée plus discrète.

Si conversion européenne à la «  géopolitique  » il y a, c’est donc par défaut voire par dépit  : faute d’avoir su ou pu façonner le monde à son image, coopérative et irénique, l’Union en arrive à se convaincre que c’est à elle de s’adapter à la rugueuse réalité d’un monde fait de rapports de forces et bras de fer.

Florian Louis

La puissance, pour quoi faire ?

C’est que l’élaboration d’une véritable géopolitique européenne au sens d’une politique de puissance non uniquement axée sur la défense d’intérêts économiques demeure entravée par les désaccords entre États Européens. Il ne saurait en effet y avoir de «  géopolitique européenne  » tant que demeure de la «  géopolitique entre Européens  », autrement dit des désaccords fondamentaux voire des rivalités entre les États membres. En tant qu’elle comporte une part fondamentale de politique, toute «  géopolitique  » se doit en effet d’être au clair sur sa situation, autrement dit d’être en mesure de distinguer qui sont ses amis, ses rivaux, ses adversaires et ses ennemis. Une distinction sur laquelle Emmanuel Macron a beaucoup insisté ces derniers temps, mais surtout dans le cadre otanien, attribuant la crise de l’alliance à la perte de l’ennemi soviétique qui fut sa raison d’être. Mais le constat peut pour une large part être étendu à l’Union européenne dès lors qu’elle ambitionne de se positionner en tant qu’acteur «  géopolitique  »  : cela suppose en effet qu’elle soit en mesure d’identifier clairement ses intérêts et par là même les acteurs internationaux qui, les menaçant, doivent être considérés comme des ennemis et traités comme tels. Or l’unanimité est loin de régner entre partenaires européens sur le sujet dès lors qu’on s’éloigne de la seule défense de leurs intérêts économiques.

Paradoxalement, la «  géopolitique européenne  » appelée de ses vœux par Mme von der Leyen est aujourd’hui surtout bridée par… la géographie. Celle-ci explique en effet pour une large part les divergences d’appréciation et de hiérarchisation des menaces entre Européens, les États de l’Est de l’Union étant naturellement avant tout préoccupés par la menace russe, quand ceux du Sud ont tendance à s’inquiéter davantage du chaos méditerranéo-sahélien. Dans ce contexte, on comprend aisément que Mme von der Leyen se concentre sur ce qui a toujours fait l’unanimité entre Européens, à savoir la défense de leurs intérêts économiques, dont les contours font beaucoup plus consensus entre États membres que les enjeux à proprement parler «  géopolitique  ». M. Macron pour sa part semble avoir une plus grande ambition consistant à saisir comme une opportunité la «  mort cérébrale  » de l’OTAN qu’il a diagnostiquée pour pousser au développement d’une Union «  géopolitique  » c’est-à-dire dotée des moyens d’assurer par elle-même la défense de ses intérêts économiques mais aussi sécuritaires.

Emmanuel Macron pour sa part semble avoir une plus grande ambition consistant à saisir comme une opportunité la «  mort cérébrale  » de l’OTAN qu’il a diagnostiquée pour pousser au développement d’une Union «  géopolitique  » c’est-à-dire dotée des moyens d’assurer par elle-même la défense de ses intérêts économiques mais aussi sécuritaires.

Florian Louis

Le rêve d’une géopolitique non belliqueuse 

La vocation avant tout économique de la «  géopolitique  » défendue par Mme von der Leyen ne résulte pas que de la difficulté bien réelle des Européens à désigner en commun leurs ennemis politiques. Il tient aussi au caractère ambivalent de cette «  géopolitique  » dont elle se réclame et sur la nature exacte de laquelle elle ne semble pas tout à fait au clair. La présidente de la Commission européenne, plus prudente que le président français, semble de fait être au milieu d’un gué qu’elle hésite à franchir. En affirmant son ambition «  géopolitique  », elle prend acte du caractère de plus en plus instable et tendu du contexte international dans lequel l’Europe évolue. En conséquence, elle établit la nécessité pour l’Europe d’assumer une politique de puissance afin de conserver son rang et de défendre ses intérêts dans un contexte de plus en plus concurrentiel. Mais elle refuse toute logique d’affrontement et estime que la finalité de l’empowerment européen qu’elle appelle de ses vœux n’est pas tant de défendre les seuls intérêts européens que d’être la «  gardienne du multilatéralisme  »8. La conception de la «  géopolitique  » qui semble être celle de Madame von der Leyen est donc pour le moins originale. Généralement, le mot est en effet employé pour désigner une situation de rapport de forces voire d’affrontement entre des acteurs concurrents en lutte pour imposer leur domination sur un territoire donné. La quête de puissance qui caractérise la logique géopolitique est ainsi mise au service d’une volonté de contrôle voire de conquête territoriale. Or il n’en est rien dans la bouche de la présidente de la Commission qui est allé jusqu’à se revendiquer de la «  géopolitique  », terme à la connotation fortement belliqueuse, dans le cadre d’un «  forum pour la paix  ». La puissance dont elle ambitionne de doter l’Union n’a donc pas pour finalité une quelconque entreprise impériale, fusse-t-elle informelle. Tout en affirmant la nécessité pour l’Union de défendre ses intérêts quitte à froisser ceux des autres, elle se refuse à renoncer à une forme de consensus international qui fait l’ADN de l’UE. On peut dès lors se demander dans quelle mesure sa politique mérite d’être qualifiée de «  géopolitique  ». Peut-être, à tout prendre, serait-il plus approprié de la qualifier de «  géopacifique  » pour reprendre le néologisme forgé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale par le géographe britannique Griffith Taylor (1880-1963). Refusant de renier l’approche géopolitique malgré l’usage qui en avait été fait pour justifier l’impérialisme nazi, il proposait alors d’échafauder une nouvelle «  géopolitique humanisée  » mise au service de la paix plutôt que de l’impérialisme9. Reste à savoir si cette tentative de compromis entre puissance et bienveillance aujourd’hui réactivé par Ursula von der Leyen relève d’une dangereuse indécision ou s’il est effectivement possible pour l’Union européenne de défendre plus vigoureusement ses intérêts sans pour autant renier ses principes.

L’épreuve du feu

Les récentes dissonances qui ont affecté le couple franco-allemand face aux pressions turques en Méditerranée orientale montrent toute la difficulté de l’exercice dès lors qu’il s’agit de passer de la théorie à la pratique. Alors que la France a adopté une posture martiale en affichant son soutien militaire à l’allié grec, l’Allemagne s’est contentée de lancer un appel au calme sans même prendre partie sur le fond pour l’un ou l’autre des protagonistes de la crise. Loin d’illustrer la volonté européenne de s’imposer comme un acteur respecté par sa capacité à concilier puissance et bienveillance, l’épisode semble au contraire illustrer de profondes divergences entre une France assumant la première et une Allemagne plus à l’aise pour manier la seconde. Les divergences d’intérêts entre les deux principaux piliers de l’Union semblent ainsi faire obstacle à la définition d’un intérêt commun prioritaire qui leur permettrait de parler d’une seule voix sur la scène internationale. Une lecture optimiste de la séquence peut toutefois y déceler une forme de partage des rôles entre un good cop allemand et un bad cop français qui agiraient par différents moyens en vue d’une même fin.

Reste que l’image renvoyée n’est pas des plus harmonieuses et qu’elle n’aide pas à donner au reste du monde l’image d’une Europe puissance : loin d’apparaître comme une puissance «  géopolitique  », l’Union européenne apparaît ici une fois de plus comme une sphère régionale dont les dissensions géopolitiques internes compliquent l’affirmation géopolitique externe à l’échelle mondiale.

Sources
  1. Commission européenne, «  La Commission von der Leyen  : pour une Union plus ambitieuse  », 10 septembre 2019.
  2. Ursula von der Leyen, Opening Ceremony of the Paris Peace Forum 2019, Paris, 12 novembre 2019. https://www.youtube.com/watch?v=GCmeThyAXJ0
  3. Hans Adolf JACOBSEN, Karl Haushofer : Leben und Werk, 2 vol., Boppard am Rhein, 1979  ; Michel KORINMAN, Quand l’Allemagne pensait le monde. Grandeur et décadence d’une géopolitique, Paris, Fayard, 1990.
  4. Pour un aperçu de la diversité des définitions de la géopolitique, voir Florian Louis, Les grands théoriciens de la géopolitique, Paris, Belin, 2018, pp. 16-18.
  5. Clément Beaune, France Culture, 1er septembre 2020 [disponible sur : https://www.franceculture.fr/emissions/linvitee-des-matins/la-crise-sanitaire-une-opportunite-pour-leurope].
  6. Emmanuel Macron in this own words”, The Economist, 7 novembre 2019 [traduction disponible ici].
  7. Edward N. Luttwak, “From Geopolitics to Geo-Economics : Logic of Conflict, Grammar of Commerce”, The National Interest, n° 20, 1990, pp. 17-23.
  8. Ursula von der Leyen, Opening Ceremony of the Paris Peace Forum 2019, Paris, 12 novembre 2019. https://www.youtube.com/watch?v=GCmeThyAXJ0
  9. Griffith TAYLOR, Our Evolving Civilization. An Introduction to Geopacifics. Geographical Aspects of the Path toward World Peace, Toronto, The University of Toronto Press, 1946.