L’aggravation de l’impasse en Méditerranée orientale, souvent décrite comme un conflit gazier, prend de l’ampleur1. Il peut pourtant sembler étrange de se battre pour un gaz dont les prix demeurent en chute libre2 du fait de la faiblesse de la demande et du retrait des investisseurs. Alors comment expliquer l’escalade du conflit entre la Turquie, la Grèce, Chypre et l’Égypte, qui attire d’autres puissances régionales et européennes ?
D’importantes réserves de pétrole et de gaz ont été découvertes dans la région il y a une décennie3. Selon les estimations, elles représentent des milliards de dollars pour les pays environnants, même aux prix actuels.4
Le 13 août, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a averti que le prix serait élevé pour toute attaque contre le navire de forage turc Oruç Reis, qui explore le pétrole et le gaz dans les eaux revendiquées par la Turquie et la Grèce. Cette saillie fait suite à une collision entre des frégates de la marine grecque et turque qui a mis les acteurs internationaux en état d’alerte5.
La France a immédiatement promis un soutien militaire à la Grèce, tandis qu’Angela Merkel aurait appelé les dirigeants grecs et turcs à aider à apaiser les tensions6. Les anciens rivaux de la mer Égée sont maintenant presque aussi proches d’un conflit ouvert que lors de l’invasion de Chypre par la Turquie en 1974.
La Méditerranée orientale
Jusqu’à récemment, le conflit turco-grec pour le pétrole et le gaz était très lié au problème chypriote : la Turquie effectuait des forages au large des côtes de la partie nord de Chypre occupée par la Turquie, un État non reconnu par le reste de la communauté internationale. Mais l’impasse actuelle a dramatiquement déplacé le conflit vers la haute mer.7
La Turquie revendique des droits d’exploitation dans une zone qu’elle revendique comme étant le plateau continental. La Grèce prétend que toutes ses îles habitées sont entourées d’une zone économique exclusive (ZEE) de 200 miles, conformément à la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, dont la Turquie ne fait pas partie. Une application aveugle de ces règles « verrouille » les droits d’exploitation de la Turquie dans un petit coin du golfe d’Antalya.
Ces deux revendications sont reconnues par des accords bilatéraux avec d’autres pays de la région. La Turquie a signé un accord de reconnaissance de ZEE fin 2019 avec le gouvernement libyen de l’Accord national (GNA) à Tripoli8 et, plus récemment, la Grèce avec l’Égypte.9
L’accord turco-libyen implique que même la plus grande île grecque, la Crète, n’a pas de plateau continental – sans parler de la bien plus petite Kastelorizo au large des côtes turques (lyciennes). Cette position est délicate sur le plan juridique, mais la revendication de la Turquie d’une part du gâteau offshore semble particulièrement bien comprise par l’Allemagne. Les dirigeants européens n’ont pas réussi à se mettre d’accord pour imposer de nouvelles sanctions à la Turquie, en plus de celles qu’ils avaient déjà imposées en réponse au forage au large de Chypre10 – du moins pour le moment. Erdoğan aurait promis à Merkel que la Turquie assouplirait sa position dans les jours à venir.11
Du gaz en abondance ?
Avec des prix du gaz aussi bas, on peut se demander s’il serait rentable d’extraire ces ressources dès maintenant – sans parler du projet EastMed entre Israël, la Grèce et Chypre de construire un gazoduc pour vendre le gaz à l’UE (ce qui exclut la Turquie et toute notion de Chypre du Nord occupée par les Turcs).
Pourtant, l’effondrement des prix du gaz est compensé par l’implosion de la livre turque12. La Turquie est avide de croissance basée sur les hydrocarbures et a un besoin urgent de devises pour soutenir sa monnaie, ayant récemment compté sur les dollars du Qatar13. Dans ce contexte, la recherche de richesses énergétiques semble intuitive.
Sauf qu’elle ne l’est pas. L’exploration et la production de gaz, en particulier sur les fonds marins, nécessitent des investissements initiaux importants – sans parler du coût géopolitique. Sans surprise, Israël préfère désormais l’énergie solaire aux centrales électriques à gaz, tandis que les forages (légaux) ont complètement cessé à Chypre.14
La Turquie ne se laisse pas décourager et affirme que sa position est plus défensive qu’expansionniste15, mais certains commentateurs soulignent sa stratégie de « mavi vatan » (« patrie bleue ») en Méditerranée orientale. Au mieux, il s’agit d’une question d’hégémonie navale. Au pire, elle implique la révision des frontières convenues dans le traité de Lausanne de 1923.16
L’engagement continu de la Turquie envers le nord de Chypre occupé par la Turquie, ainsi que l’introduction de la livre dans les parties du nord de la Syrie qu’elle contrôle, sont considérés comme des preuves évidentes17. Pourtant, avec la Turquie gelée par l’oléoduc EastMed et la plupart des accords de la ZEE dans la région, l’affirmation de Erdoğan pourrait être moins une question de saisie de territoire ou d’énergie que de pression pour obtenir un siège à la table des négociations.
Alignements régionaux
Néanmoins, l’affirmation de la Turquie a naturellement galvanisé les adversaires potentiels – y compris la Grèce, Chypre, l’Égypte, la France et aussi l’Irak, où les forces turques mènent une vaste opération contre le PKK kurde-séparatiste18. Pendant ce temps, les Émirats arabes unis (EAU) sont devenus le fer de lance de cette alliance.19
Les monarchies du Golfe et l’Égypte sont menacées par la position pro-musulmane de la Turquie et du Qatar, ainsi que par leurs accords de coopération militaire – dont le plus récent comprend une installation navale dans le fief rebelle libyen de Misrata20. Les ÉAU interviennent également en Libye, revendiquant par exemple ouvertement la responsabilité d’une récente attaque d’une base aérienne dans l’ouest de la Libye où des drones turcs opèrent en soutien à la GNA21. Avec l’accord ZEE Turquie-Libye, cela montre à quel point le conflit gazier est étroitement lié à la guerre civile en Libye.
L’accord de paix des EAU avec Israël peut être vu à la lumière de cet expansionnisme turc – sur lequel Jérusalem s’est montré remarquablement silencieux. Mais si Israël soutient tacitement l’alliance, une autre puissance méditerranéenne, dirigée par un président qui a déclaré l’OTAN « en état de mort cérébrale » en 2019, en partie en référence à l’invasion du nord de la Syrie par la Turquie, est plus affirmée.22
La visite d’Emmanuel Macron à Beyrouth n’était en aucun cas aussi accidentelle que l’explosion qui a dévasté la capitale libanaise. Il s’est engagé avec les ÉAU à cofinancer les réparations du port, devançant ainsi la offre de la Turquie elle-même23. La France a maintenant des accords militaires avec les ÉAU, la Grèce, Chypre et l’Egypte, visant tous à freiner les actions d’un autre membre de l’OTAN et candidat à l’Union européenne.
Et tandis que Berlin tente de trouver un équilibre dans la confrontation entre la Grèce et la Turquie, Washington, traditionnellement garant de la paix entre les rivaux égéens de l’OTAN, est presque totalement silencieux. On a l’impression que toutes les factions veulent en profiter, à terre et en mer, avant les élections américaines. C’est curieusement ce vide, plutôt que les combustibles fossiles, qui attise les rivalités régionales. Avec le retrait des États-Unis, la poursuite par Moscou de son opaque politique de la corde raide et la division de l’Union européenne à propos de la Turquie, la scène est malheureusement prête pour une plus grande instabilité à l’avenir.
Sources
- Turkey’s pursuit of contested oil and gas reserves has ramifications ‘well beyond’ the region, CNBC, 18 aout 2020
- Natural Gas Prices – Historical Chart, Macrotrends, 25 aout 2020
- Timeline : game-changing gas discoveries in the eastern Mediterranean, Offshore technology, 13 décembre 2017
- Turkey’s pursuit of contested oil and gas reserves has ramifications ‘well beyond’ the region, CNBC, 18 aout 2020
- Turkish and Greek warships collide in eastern Mediterranean, The Independent, 14 aout 2020
- Merkel holds telephone conversation with Erdogan, Ekathimerini, 22 juillet 2020
- HOFFMANN Clemens, Scramble for gas in eastern Mediterranean is stoking old tensions in the region, The Conversation, 28 février 2018
- The Exclusive Economic Zone between Libya and Turkey, Modern Diplomacy, 20 décembre 2019
- Greek-Egyptian EEZ deal blocks Turkish maritime options, Financial Monitor, 8 aout 2020
- EU sanctions Turkey for drilling offshore Cyprus, Offshore Energy, 16 juillet 2020
- EU urges Turkey to ‘deescalate’ energy dispute with Greece, AP, 14 aout 2020
- OZCAN Gulcin, Turkey’s collapsing lira : government is running out of options for embattled currency, The Conversation, 11 aout 2020
- Turkey secures sought-after currency swap with expanded Qatar deal, Financial Times, 20 mai 2020
- Bottom of the barrel oil prices stalls Cyprus offshore drilling, New Europe, 17 avril 2020
- Turkey’s Erdogan says only solution in Mediterranean is dialogue, Reuters, 13 aout 2020
- RUBIN Michael, War Between Greece and Turkey Is Now a Real Possibility, The National Interest, 24 juillet 2020
- Turkish currency slumps due to its infusion into northern Syria, North Press Agency, 12 aout 2020
- Turkey says operation against PKK in Iraq to continue, Al Jazeera, 13 aout
- Erdogan : Turkey may suspend ties with UAE over Israel deal, Al Jazeera, 15 aout 2020
- Turkey, Qatar DMs on a joint visit to Libya, Middle East Monitor, 17 aout 2020
- Jets hit Libyan airbase recently captured by Turkish-backed forces, say sources, Middle East Eye, 5 juillet 2020
- Turkey’s Erdogan calls Macron ‘brain-dead’ over Nato comments, Financial Times, 29 novembre 2019
- Turkey says it is ready to help rebuild port of Beirut, Reuters, 8 aout 2020