En 2017, Emmanuel Macron avait fait campagne avec un programme pro-européen et avait célébré son élection au son de l’hymne européen, l’Ode à la Joie. Il a ensuite exposé sa vision stratégique pour l’Europe dans son discours de la Sorbonne et dans une série d’entretiens médiatiques largement commentés. Au vu de ses idées, de sa volonté, et – comme l’affirment certains – de son charisme personnel, Emmanuel Macron, en tant que dirigeant du deuxième plus grand pays européen, devrait être bien placé pour influencer considérablement la politique européenne.

Cependant, au sein d’une union de 27 États, posséder une vision n’est pas suffisant. Un dirigeant européen doit aussi être capable de travailler avec les autres, alors que la France a parfois rencontré des difficultés à former des coalitions sur des sujets prioritaires. Mais au cours des deux dernières années, l’Hexagone est devenu l’indispensable numéro 2 de l’UE  : un partenaire nécessaire de l’Allemagne afin de faire avancer les initiatives du bloc, rôle inégalé par aucun des autres États membres. Le fait que le Royaume-Uni ne soit plus en lice en est indubitablement un facteur important, mais il serait injuste d’attribuer l’influence grandissante de la France en Europe à ce seul élément. Les efforts du président français pour tendre la main à d’autres capitales ont également porté leurs fruits.

Tous les deux ans, l’ECFR effectue un sondage auprès des professionnels de la politique européenne – le «  EU Coalition Explorer  ». L’édition 2020 de ce sondage a été menée en mars et en avril derniers, avec la participation record de plus de 800 experts à travers les 27 États membres. Elle montre que 93 % des professionnels de la politique considèrent la France comme l’un des pays avec le plus d’influence sur la politique européenne, presque à égalité avec l’Allemagne (97 %), et largement devant les Pays-Bas, qui arrivent en troisième position avec 55 %. La France est également le deuxième pays le plus contacté, après l’Allemagne, bien que l’écart entre les deux pays soit ici bien plus grand  : plus de 80 % des sondés affirment que leur pays contacte l’Allemagne, alors que ce n’est le cas que pour la moitié des sondés concernant la France.

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Source  : ECFR, EU Coalition Explorer

Il semble que le poids lourd allemand ne puisse pas être surpassé. Toutefois, bien que la France rivalise parfois avec l’Allemagne pour la première place, personne ne lui dispute la deuxième place. Et cette position particulière devrait convenir à Paris – tant que le gouvernement français comprend correctement quelles sont les forces et les faiblesses de son potentiel de coalition en Europe.

Dans les discussions sur le plan de relance européen, la France a jusqu’à présent fait preuve d’un rôle important et utile qui est celui d’un numéro 2. A cette occasion, Paris a renversé l’ordre de sa méthode diplomatique habituelle  : elle a échangé sur l’idée d’une dette européenne commune avec ses partenaires du sud de l’Europe en premier, et n’a approché Berlin que dans un deuxième temps, ce qui a donné davantage de levier de cette idée. Ainsi, les décideurs politiques français ont pu se sentir confortés dans leur sentiment d’avoir tiré les leçons de déceptions passées avec l’Allemagne.

En même temps, la France ne s’est pas limitée à défendre les intérêts du sud de l’UE. Elle s’est aussi positionnée comme médiateur indispensable entre Sud et Nord. Emmanuel Macron s’est adressé aux partenaires surnommés «  frugaux  » – Pays-Bas, Danemark, Suède et Autriche –, opposés à un plus grand partage de la charge financière en Europe, tout en se coordonnant étroitement avec la Chancelière Angela Merkel.

Si les négociations en cours aboutissent à un accord ambitieux, approuvé par les 27 États membres, ce sera un succès autant d’Angela Merkel que d’Emmanuel Macron. Cela pourrait peut-être même donner au président français un peu de répit sur la scène intérieure – voire même l’encourager à faire des réformes européennes le nouveau leitmotive de sa présidence. Après tout, le débat sur l’avenir de l’Europe qui sera initié par l’Allemagne à l’automne, devrait se terminer sous la présidence française du Conseil européen en 2022 – coïncidant donc avec la date de l’élection présidentielle.

Mais qu’en est-il des faiblesses de la France  ? Malgré un avis général que la France mérite sa deuxième place, il existe aussi beaucoup de déception par rapport à la France en Europe. En effet, il apparaît que les professionnels de la politique des 27 États membres considèrent la France comme le troisième «  pays le plus décevant  » – après la Hongrie et la Pologne. Beaucoup ne sont pas satisfaits des initiatives d’Emmanuel Macron, mais aucun pays n’est plus insatisfait de la France que les pays à l’est de l’Europe  : la Pologne, la République Tchèque, la Bulgarie, la Slovaquie et l’Estonie sont les pays qui expriment le plus de déception envers la France. Les pays qui affirment travailler le moins avec la France sont la Lituanie, la Hongrie, la République Tchèque, la Lettonie et l’Estonie, alors que les pays qui disent que la France n’est pas réactive et qu’il est difficile de travailler avec elle sont la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la République Tchèque et la Hongrie. Bref, quelle que soit la question, ce sont les pays d’Europe orientale qui éprouvent le plus haut niveau de déception envers la France.

Cela pourrait s’expliquer par des divergences d’intérêts. Le président français avait été largement critiqué à l’Est de l’Europe pour ses efforts de dialogue avec la Russie. Ses commentaires sur l’état de «  mort cérébrale  » de l’OTAN avaient été eux aussi très mal reçus. La France est perçue comme portant une approche protectionniste du marché unique, et préférant l’intégration de la zone euro à la libéralisation du marché, ce qui n’aide pas à obtenir le soutien des Etats membres orientaux. Et il en est de même pour l’autre partie  : Paris n’exprime que très peu d’intérêt pour l’«  Orient  » européen.

Et ici réside le cœur du problème  : le succès de la France dans les négociations en cours pourrait se transformer en une malédiction cachée si, à cause de l’attention portée à la stabilisation économique du Sud de l’Europe, l’UE s’aliénait involontairement ses membres orientaux et leur population. Il existe un réel danger que, au vu de la formulation du plan de relance et du cadre financier pluriannuel, ces Etats commencent à sentir qu’ils n’obtiennent plus suffisamment de soutien et d’attention, et qu’il est impossible d’empêcher un éloignement économique et politique par rapport au centre. Ce qui ne permettrait pas un débat sain sur l’avenir de l’Europe, puisque d’ici à 2022 les questions européennes apporteraient plus d’inquiétudes que de répit au président français.

Il paraît impensable que la France redécouvre soudainement l’Est de l’Europe et s’en prenne de passion. Pour autant, tant que l’UE ne peut pas compter sur un indispensable numéro 3 oriental, la France devra soutenir l’Allemagne dans ses tentatives de rassembler toute l’Europe – du nord au sud, et de l’ouest à l’est. Reste à savoir si les contraintes internes permettront à Emmanuel Macron d’endosser ce rôle.