Dans un monde ou l’univers du divertissement a été disrupté et très largement découplé d’une quelconque forme de rythme calendaire fixe par sa révolution Netflixiste, le sport professionnel semble être l’un des derniers évènements de masse avec un ancrage temporel direct dans la réalité. D’aucun considèrent que le dernier épisode de Games Of Thrones constitue l’un des derniers évènements de visionnage de masse avec enjeux et impact émotionnel forts de divertissement télévisuel non sportifs. Dès le lendemain, ce qui s’y était passé inondait les réseaux sociaux et les discussions au point qu’il était difficile d’y échapper. Mais les nouveaux modes de consommation du divertissement multimédia font qu’il est relativement probable que les prochaines séries télévisées ou films avec un impact similaire soient mis à disposition en streaming et que leur visionnage se fasse ainsi sur une période plus étirée, avec un impact bien moins lié à une date précise du calendrier.
Il ne faut jamais rien exclure tant les changements vécus par les industries du divertissement au cours du temps sont parfois imprévisibles, il fut un temps ou certains critiques sportifs qualifiaient la télévision de « gadget sans avenir ou les joueurs se déplacent comme des mouches sur un mur », mais il semble peu probable que les grands évènements sportifs soient un jour Netflexibles. Le Superbowl aura toujours lieu un dimanche de Février, la finale de la Champions League un jour de Juin, les Worlds Series de Baseball début Octobre, et les matchs de Boxe sur toute l’année entre 2h et 6h du matin heure française le week-end. Ceux qui comme mon père ne réglaient pas leur réveil assez précisément au temps des combats de Mike Tyson pourront attester du caractère précis et impitoyable des horaires d’évènements sportifs.
L’avènement des réseaux sociaux et la possibilité pour les sportifs de se créer leur propre plateforme massive de communication directe avec une audience massive, change également la manière dont le sport professionnel s’insère dans la société. Au-delà de la capacité de créer et développer leurs marques de produits divers, les sportifs professionnels peuvent très rapidement donner de la visibilité à des lieux qu’ils visitent, à des divertissements qu’ils apprécient, ou à des causes qu’ils soutiennent. Là ou d’autres catégories d’entertainers, au premier rang desquels les acteurs, sont particulièrement sujets à la Cancel Culture et prennent le risque de se voir marginalisés et ostracisés du jour au lendemain si les opinions qu’ils expriment ne plaisent pas (les prises de position pro Pékin lors des évènements de Hong Kong de l’actrice de Mulan et les nombreux appels au boycott du film depuis étant sans doute une des illustrations les plus récentes), les sportifs prennent bien moins de risques à s’exprimer, étant très largement protégés par leur niveau sportif tant que celui-ci suit. Un bon exemple de cela est sans doute le joueur américain de baseball Curt Schilling. Ouvertement républicain et très conservateur, il est parvenu à devenir un véritable héros au statut presque légendaire dans la très progressive ville de Boston, de par ses exploits en tant que lanceur des Boston Red Sox et son rôle clef dans leur victoire aux World Series en 2004, victoire mettant fin à une malédiction privant la ville de titre depuis plus d’un siècle. La plupart des américains ont en pensant à lui plus en tête les images de lui en train de jouer malgré les blessures, son uniforme blanc tâché de sang, que les images de ses tweets remettant en cause la théorie de l’évolution. Le sport professionnel a donc plus que jamais un rôle central dans la société des années 2000 et constitue un ancrage du divertissement dans la réalité de plus en plus unique. Il a donc tout naturellement été impacté par la pandémie mondiale de Covid-19 tout comme la société dans laquelle il est directement ancré.
Le sport a-t-il contribué à la propagation du SARS Cov-2 ?
D’un point de vue sanitaire, le sport professionnel est une pratique particulièrement sensible dans le cadre de la crise actuelle. Et ce car sa pratique comporte trois voies majeures de transmission du virus. Tout d’abord entre les athlètes, de par le contact mais aussi de part la production de sueur. Le virus a besoin de vecteurs liquides pour se transmettre. Larmes, éternuements… ou sueur. Le virus peut en effet se transmettre via la sueur, et la pratique sportive est ainsi un contexte particulièrement à risque. Ensuite, et sur une échelle plus large, de part les déplacements générés par le sport professionnel. Aussi bien les déplacements des joueurs que ceux des supporters. Ces déplacements sont très largement susceptibles de favoriser une dissémination du virus à large échelle. Des sports comme le football entraînant des déplacements non seulement au sein des pays, mais entre les pays, la Champions League créant ainsi des flux ne se limitant pas à l’Europe politique mais incluant également la Russie, la Turquie et même Israël. Enfin, et sur une échelle encore plus large, de part les rassemblements humains engendrés par le sport professionnel. Les stades de football de première division contiennent en Europe des capacités presque systématiquement supérieures à la dizaine de milliers de spectateurs, allant parfois jusqu’à 90.000 pour Barcelone. Et au-delà de la capacité, les grands rendez-vous sportifs sont des occasions de rassembler des personnes venant d’horizons socio-professionnels parfois très différents. On peut douter de la passion sportive sincère de certaines personnes fréquentant les stades mais on ne peut nier l’hétérogénéité existant entre les locataires de la Corbeille du Parc des Princes (lieu fréquenté par les « VIP » tels Nicolas Sarkozy ou Patrick Bruel, qui en sont des habitués) et des Tribunes Auteuil ou Boulogne. Enfin la pratique des supporters les plus passionnés, ceux qui passent les matchs debout à chanter en tenant bannière ou tifos, n’est pas exactement en adéquation avec le respect des gestes barrières. On pourrait ainsi résumer les dangers sanitaires liés au sport professionnel par 3 T, Transpiration, Transports, Tassement dans les stades.
Mais en quelle mesure le sport a-t-il alors contribué à la propagation du COVID-19 ? Il semble très compliqué de répondre précisément à cette question. De nombreux athlètes professionnels de premier plan, aux États-Unis comme en Europe, ont été testés positifs, un certain nombre l’ayant été autour de périodes pendant lesquelles ils jouaient et se déplaçaient. Mais les championnats ayant été arrêtés assez vite lorsque la pandémie a commencé à se propager, on peut considérer que le sport n’a pas plus contribué à la diffusion que d’autres secteurs comme la culture, ou les artistes se déplacent aussi beaucoup et sont sources de larges rassemblements, ou même la politique, la reprise des meetings de Donald Trump, qui plus est sans port de masque obligatoire et avec des consignes sanitaires approximatives, étant largement pointée du doigt par de nombreux experts en santé publique comme une source potentiellement majeure de propagation du virus. Le sport constitue ainsi un vecteur potentiel majeur de diffusion du virus, mais ayant été suspendu rapidement on peut considérer que ce potentiel ne n’est probablement que très peu réalisé.
Football européen
Le football professionnel européen aura été dans cette crise un très bon miroir de la situation politique européenne. Chacune des 5 « ligues majeures » (Anglaise, Espagnole, Italienne, Allemande, Française) se sera arrêtée, puis aura repris ou non, selon diverses modalités, chacune de son côté et selon un rationnel propre. La Ligue 1 française ne reprendra pas même une fois l’épidémie relativement maîtrisée et le déconfinement stabilisé, mais la Premier League anglaise reprend alors que le pays est encore dans une situation très difficile. Malgré l’immense interconnexion des différentes ligues, notamment au niveau des flux humains de joueurs et entraîneurs originaires d’un pays européen et jouant au sein d’un autre, chacune reste souveraine dans ses décisions et il s’est avéré aussi complexe d’adopter une position et un rationnel commun aux ligues de football européennes qu’aux gouvernements européens. A la différence près que, dans le cadre des gouvernements européens, une forte pression ainsi que des enjeux bien plus élevés ont fait avancer quelque peu les choses et permis d’adopter tout de même des positions communes sur certains dossiers clés, comme l’ouverture des frontières, et maintiennent une poursuite des discussions, quoique celles-ci demeurent particulièrement houleuses sur d’autres sujets clés mais complexes, comme l’endettement commun. La ligue de football supra nationale européenne, la Champions League, s’est-elle aussi retrouvée dans une position particulièrement complexe. Suspendue à l’issue des 1/8e de finale, il est rapidement devenu clair qu’il serait impossible de reprendre en se contentant de décaler simplement le calendrier initial. Mais les incertitudes sur l’évolution de la situation, les grandes disparités de situation entre les pays ainsi que le jeu des lobbies défendant les intérêts parfois divergents des différents pays et clubs, ont considérablement ralenti les discussions et le processus de décision sur ce sujet, qui reste à ce jour non tranché définitivement. En Europe, la gouvernance du football n’est pas plus consensuelle que celle des pays.
Là ou le football a repris, comme en Italie, en Angleterre, en Allemagne ou en Espagne, il se fait dans des stades vides. Ces images ne sont pas entièrement inédites étant donné que les clubs sont régulièrement condamnés à des matchs à huis clos lors de débordements de leurs supporters, mais leur répétition et leur substitution aux images habituelles de stades remplis et bruyants est tout de même un symbole très fort. Tant des temps exceptionnels que nous vivons, que d’une certaine déconnexion entre les footballeurs et la très grande majorité de la population. En temps normaux, quand bien même les footballeurs professionnels pour la plupart millionnaires évoluent dans une réalité qui n’a rien a voir avec celle de leurs supporters, le temps d’un match ils partagent le même lieu et sont au cœur des mêmes évènements. Ces matchs dans des stades vides viennent supprimer ce dernier partage de réalité et souligner que non, les footballeurs et leurs supporters ne vivent pas dans le même monde.
En France, la décision de suspension définitive de la Ligue mènera, de manière relativement lunaire, à une judiciarisation du football, ou des décisions sportives cruciales concernant la montée ou non en première division et la descente en seconde division de certains clubs seront contestées et in fine décidées non pas sur le terrain mais au tribunal. Le plus virulent et le plus combatif vis-à-vis de ces décisions sera sans doute Jean Michel Aulas, le très sulfureux président de l’Olympique Lyonnais, refusant d’accepter la 7e place au moment de l’arrêt de la Ligue 1, synonyme de non-participation aux coupes d’Europe de son club – une première depuis plus de vingt ans – et qui aura épuisé tous les recours possibles.
Le sport professionnel, et particulièrement le football en Europe, pourrait également se retrouver à l’avenir au cœur d’un débat de fond né au cœur de la crise et à ce stade encore uniquement un bruit de fond mais avec le potentiel de venir au premier plan par la suite. Quelle juste rémunération pour les « héros du quotidien », les « métiers indispensables » ? Que penser des rémunérations de joueurs de football quand certains soignants qui risquent leur vie peinaient à se loger en Île-de-France au avec leur rémunération d’avant la crise et que l’hôpital public semble exsangue ? Faut-il rémunérer en fonction de la rareté des talents et compétences d’un individu et de sa valeur ajoutée comme c’est plutôt le cas actuellement, ou en fonction de l’utilité dans la société d’un métier ? Et surtout, comment aborder ces débats et ces questions sans sombrer ni dans le populisme et les raccourcis les plus faciles, ni dans l’hypocrisie aussi verbeuse que creuse, ni dans l’insensibilité computationnelle la plus froide ? Les débats sur ces questions commencent à monter dans les sociétés occidentales et si ils venaient à monter encore et à arriver sur le devant de la scène publique, les acteurs du monde professionnel auraient alors intérêt à avoir autre chose à répondre que des initiatives de charité. Car le sport professionnel joue un rôle fort dans la vie de nombreux individus qu’il inspire, fait vibrer, et à qui il procure un grand nombre d’émotions très fortes les impactant au plus près. Si ce débat né du bouleversement des perception des métiers et de leur utilité dans la société lié à la crise sanitaire actuelle vient à avoir lieu il s’agira alors de se questionner sur la place, l’importance et l’impact des divertissements dans nos sociétés.
Sports américains
Les sports américains, à l’image de l’Amérique elle-même, ont également été très largement impactés par la crise sanitaire actuelle…mais pas que par elle. Tout commence en février lorsque quelques minutes avant un match de NBA, on apprend que le joueur de basket français Rudy Gobert a été testé positif au Covid-19, et que le match est annulé dans la précipitation et l’inquiétude. La NBA aura à cœur de donner « le bon exemple », avec en mémoire son attitude courageuse et assez révolutionnaire à l’époque lorsqu’elle avait en pleine panique autour du VIH autorisé Magic Johnson, séropositif, à jouer, en mettant en avant les avis d’experts médicaux affirmant qu’il n’y avait aucun risque de transmission du VIH par la sueur. La NBA se conçoit comme une ligue très progressiste, portée par des entraîneurs emblématiques au franc parler parfois très prononcé tels que Greg Popovich, entraîneur légendaire multi titré des Spurs de San Antonio, ou Steve Kerr, entraîneur devenu dans les dernières années presque aussi légendaire et multi titré grâce aux succès historiques des Golden State Warriors, s’opposant tous deux de façon très sonore à Donald Trump. Or la question de la gestion de la crise sanitaire s’est dans un premier temps fortement politisée outre-Atlantique, avant le revirement récent de nombreux gouverneurs républicains confrontés à une explosion des cas dans leurs états. Les progressistes prônent plutôt la prudence et la distanciation sociale, et les plus conservateurs ainsi que les militants d’extrême droite la réouverture rapide et le refus du port du masque. On peut ainsi considérer que la NBA s’est bien sûr arrêtée principalement pour des raisons sanitaires et par peur de contribuer à la propagation du virus, mais qu’il lui aurait en plus semblé impensable de ne pas donner « le bon exemple » sur un sujet aussi important.
Les autres ligues majeures de sport professionnel qui étaient en activité (baseball, hockey sur glace) s’arrêteront également jusqu’à nouvel ordre. Suivront des négociations parfois très houleuses entres joueurs et propriétaires des équipes, illustration de la tension existant dans de nombreux pays entre employeurs et employés, ici si forte que présente malgré tout entre des millionnaires et des milliardaires. Divers formats seront discutés, avec notamment l’idée de tout grouper sur un ou deux sites tels que Disneyworld en Floride. De manière toute aussi symbolique, le marathon de Boston a été annulé pour la première fois depuis près de 120 ans, et le tournoi de Basketball Universitaire de la NCAA, l’emblématique « March Madness », véritable phénomène culturel outre Atlantique notamment de par ses fameux « brackets » (tableaux prédisant l’ensemble des matchs du tournoi) que de très nombreux américains – et souvent le président lui-même – remplissent), a lui aussi été annulé pour la première fois depuis près de 80 ans.
Mais dans un référentiel nord-américain, la situation actuelle ne peut être appréciée uniquement sous l’angle de l’impact du « seul » Covid-19. Les manifestations massives et le débat national sur le maintien de l’ordre et le racisme ont eu un impact tout aussi important sur ces sports, par ailleurs en première ligne de ces débats depuis de nombreuses années. La NFL, sans doute une des ligues sportives majeures les plus politisées qui soient à été touchée de plein fouet. L’équipe des Redskins de Washington, accusée depuis de nombreuses années d’avoir un nom tout simplement raciste et défendant ce nom jusqu’ici becs et ongles, très probablement plus pour des questions de marketing et par refus d’abandonner une marque aussi connue que par idéologie, a récemment fait des concessions, accepté d’ouvrir un groupe de réflexion sur le sujet et plusieurs sources indiquent qu’un changement de nom est probable. Et la NFL dans sa globalité, frappée de plein fouet par des débats interminables et déchirants sur l’appréciation à avoir envers des joueurs décidant de mettre un genoux à terre durant l’hymne national en protestation du racisme, débats largement exploités par Trump, a finalement renoncé à toute forme de restriction ou d’encouragement a ne pas mettre un genou à terre et a décidé d’apporter un soutien presque officiel à ceux qui le faisaient. L’emblématique Colin Kaepernick, quarterback star un jour et ostracisé après avoir lancé ce mouvement, suscite à nouveau de l’intérêt de plusieurs équipes et pourrait de nouveau fouler les terrains lors de la saison prochaine, ce qui constituerait un symbole extrêmement fort.
Et ces débats parallèles ont entraîné chez certains athlètes américains un questionnement plus profond sur la place du sport dans la société, et sur le bien-fondé dans ces circonstances de ce qui est au cœur même de sa mission : divertir et distraire. Certains joueurs proéminents de NBA (ligue de basketball professionnel nord-américaine) ont ainsi exprimé publiquement leur réticence à reprendre le jeu dans ce contexte actuel, considérant qu’ils ne seraient qu’une distraction, détournant l’attention des vrais problèmes et débats actuels concernant la pandémie, le racisme et le maintien de l’ordre. De nombreux autres acteurs majeurs de la NBA ont exprimé leur désaccord avec cette position qui semble ainsi tout de même très minoritaire, mais notable. Dans quelle mesure est-il souhaitable de distraire et de permettre de détourner le regard des drames et déchirements pour penser à des choses plus légères, et dans quelle mesure cela nuit-il au déroulement de débats de fond ? Ou s’arrête la magie, et où commence l’autruche ? Aux États-Unis l’impact considérable de la crise sanitaire s’est ainsi mêlé à d’autres débats faisant remonter à la surface la lame de fond du pêché originel du pays pour perturber en profondeur les perceptions et les repères de la société, et le sport en est une des illustrations.