La question de la dette sort de son confinement et, une fois de plus, la Chine est au premier rang  ; pour certains elle est coupable de faire de la debt trap diplomacy1, pour d’autres elle offrirait une solution peu couteuse pour l’Union européenne et les États-Unis, qui veulent reconquérir les Institutions de Bretton Woods. Les chiffres sont là. Pékin détient 152 milliards de $ de créances, dont les trois-quarts ne sont pas concessionnelles2. Sa position est double : d’un côté, la Chine insiste sur la diversité des financements et leur éventuelle révision au cas par cas, et de l’autre elle accepte d’être le souverain maître de la dette en Afrique et donc l’arbitre de la situation. Si l’on considère les pays africains les plus pauvres, la Chine détient aujourd’hui plus de créances que le Club de Paris.

Le ministère français, qui assure le secrétariat de ce groupe, demande donc à la Chine et aux autres membres bilatéraux qui n’en sont pas membres de contribuer plus que le Club aux efforts que demande le Covid-193.

Outre la Chine, l’autre grand acteur secoué par le choc sur la dette africaine est le marché, qui détient 100 milliards de $ d’eurobonds, du Sénégal à l’Angola4. En % du PIB du Sénégal et de son service de la dette, la charge de la dette privée pour le pays semble plus préoccupant que la menace chinoise. D’autant qu’il faut faire face à une dette qui n’est pas rééchelonnable, celle détenue par le FMI et les banques multilatérales de développement (BMD). Mais les détenteurs d’eurobonds tardent à mettre en place un schéma de traitement des remboursements, attendant que le Club de Paris, le FMI et les BMD leur sauvent la mise à coups de moratoire et de refinancements massifs.

La dette angolaise explore un nouveau modèle de solvabilité

L’ivresse des «  produits structurés  » 

À Luanda, les années d’empilement de crédits négociés durant la longue guerre civile entretenue par l’Occident, puis l’enchaînement de prêts pétroliers gagés, c’est-à-dire de facilités à court terme remboursables sur des cargaisons de pétrole,  ont conduit à l’accumulation d’une dette opaque, lourde, chère et en large partie non éligible au Club de Paris5 ni cessible sur le marché secondaire. Quand la France accordait son soutien aux rebelles de l’UNITA, ELF (à présent Total, qui continue à investir en Angola) avec son instrument franco-gabonais, la FIBA, prêtait de l’argent au MPLA marxiste au pouvoir. L’Allemagne, les banques suisses, le Canada, Espagne et Portugal faisaient de même. Sur le front de la dette, l’Allemagne cède (2003) en annulant une partie de ses créances afin d’obtenir des marchés. Barclays et Royal Bank of Scotland quelque temps après «  arrangent  » un prêt gagé sur du pétrole pour 2,35 milliards de $ avec un intérêt de 2,5 % au-dessus du LIBOR pour une maturité de 5 ans.

Fin de 2005, l’Angola sollicite le Crédit Agricole (Calyon) pour syndiquer un emprunt de 2,5 milliards de $ avec 16 grandes banques. L’américaine Eximbank prête 800 millions de $ pour l’achat de Boeing. Pourtant ce sont les Chinois qui feront les premiers titres de la presse avec des prêts destinés à financer les infrastructures qui manquent à l’Angola. L’histoire de la dette chinoise a commencé et elle se monte en 2020 à au moins 23 milliards de $. La Chine n’a pas chassé l’ancienne dette occidentale ni les prêts gagés sur le pétrole6. Elle permet même le retour du FMI et l’intérêt d’une nouvelle gamme de prêteurs redoutables.

La nouvelle drogue de la dernière décennie

L’Angola a ajouté à partir de 2015 à sa panoplie de ressources en devises les eurobonds. Il semble qu’à ce jour leur encours dû est de 8 milliards de $, toutefois cette donnée reste encore provisoire. Une émission vise à recueillir, depuis mars 2020, trois milliards supplémentaires, qui devraient permettre de régler des échéances de précédentes levées sur le marché. En 2019, l’Angola, après avoir obtenu une facilité de plus de trois milliards du FMI l’année précédente, avait sollicité cette somme du marché avec succès7. Mais depuis la cote angolaise s’est dégradée, et un spread de 2000 points est demandé sur la rémunération de ces bonds, dont l’intérêt excède en général les 8 % par an8

Les détenteurs de ce type papier sont des gestionnaires coriaces dans leur volonté de gagner dans leurs opérations :  Alliance Bernstein LP, BlackRock Inc. and Aviva Plc. Si en 2020, l’Angola comme d’autres signataires arrive encore à obtenir des crédits à travers la souscription d’obligations internationales, il est fort peu probable que cela sera possible dans quelques mois selon Aberdeen Standard Investments et Federated Hermes.

Les autres créanciers publics et privés (des banques suisses aux Russes, en passant par la Banque mondiale) ont un encours de plus de 25 milliards de $ sur ce pays. Ils sont lents à réagir mais sont parvenus à faire inscrire l’Angola sur la liste des 77 pays retenus pour le moratoire sur le service de la dette décidé par le G209. Tout l’effort auquel le FMI et les institutions financières pourraient consentir ne suffirait pas à combler le besoin angolais de financement du service de la dette.10

Le transfert de capital

La Chine n’a jamais prétendu faire de l’aide publique au développement en Afrique, et surtout en Angola. Elle prête en général à 1,5 % au-dessus du LIBOR, moins cher que la Société Générale et la BNP. La BNP a protesté contre l’annulation et intervient directement pour ne pas qu’il y ait défaut des dettes africaines publiques pour éviter une contagion aux crédits commerciaux et aux eurobonds11. La Chine se couvre avec des financements ciblés. La réalisation d’infrastructures12 est confiée à des sociétés chinoises qui sont payées directement par les banques publiques et privées chinoises13. Les prêts énergétiques sont gagés par des livraisons de pétrole. Mieux, les financements d’Eximbank pour travaux permettent à SINOPEC de rafler en 2005 un des plus beaux gisements d’ Angola en participation avec SONANGOL. Le taux de prêt plus faible que les banques occidentales accordé par Eximbank a débarrassé SINOPEC de la compétition avec d’autres pétroliers habitués aux bonus et autres surcoûts…Et surtout la Chine détient déjà des actifs en Angola et ne peut se passer des livraisons de pétrole de son fournisseur principal.

Quand le régime angolais a cru qu’il pouvait alléger la pression des créanciers publics grâce au G20, dont la Chine, il a suspendu les livraisons obligatoires de pétrole qui payent la dette chinoise14. Cette tactique n’est pas nouvelle et la réponse chinoise a été fragmentée, renvoyant la négociation à chaque type de dette. Mais les champs pétroliers et gaziers sur lesquels Pékin a des droits légaux lui donnent la possibilité de convertir ses créances en actifs qui remplaceront les cargaisons envoyées chaque mois en Chine. La crise de la dette angolaise ouvre un nouveau chapitre de la stratégie économique chinoise. La Route de la Soie est sans doute froissée, mais la conquête du sous-sol n’est pas interrompue.

Sources
  1. How China’s debt trap diplomacy works and what it means, TRT World, 13 décembre 2019.
  2. How is China Going to Approach the Debt Crisis in Africa ?, China Africa Project, 22 mai 2020.
  3. Rich countries agree to help poorer nations handle debt, The Economic Times, 15 avril 2020.
  4. African economies will outperform global growth in 2020 despite a lag from its biggest countries, Quartz, 12 janvier 2020.
  5. Le gouvernement angolais a financé la guerre avec un système obscur de comptes hors budget qui a parfois été asséché par les revenus du pétrole et d’autres fois par la pénurie. Au fil des ans, les dirigeants marxistes se sont enrichis d’un régime alimentaire toxique composé de l’argent du pétrole et de pots-de-vin provenant de la vente d’armes. Alors que la guerre touchait à sa fin, l’Angola était très en retard sur ses dettes. Il devait plus de deux milliards de dollars au Club de Paris, dix-neuf riches nations créancières qui se réunissent de manière informelle pour décider des questions de dette bilatérale. Mais ils devaient également plus de huit milliards à d’autres créanciers, dont certains (comme un groupe de Russes) étaient encore plus mal famés que le gouvernement angolais lui-même. Ces prêteurs réclamaient le paiement ; certains ont tenté de saisir les actifs du gouvernement à l’extérieur du pays.
  6. Christopher Swann and William McQuillen, “China to Surpass World Bank as Top Lender to Africa,Bloomberg, 3 novembre 2006.
  7. Angola issues USD 3 billion bonds, African Law & Business, 29 novembre 2019.
  8. Une tranche de 1,75 milliard de dollars américains avec une échéance de 10 ans a été émise avec un coupon de 8,0 %, et la seconde, de 1,25 milliard avec une échéance de 30 ans, avait un taux d’intérêt de 9,125 %.
  9. Debt moratorium for poor countries : A lot of noise, little action, Public, 20 avril 2020.
  10. L’augmentation de la dette publique a fait passer les paiements d’intérêts à 35,7 % des recettes publiques en 2020, soit environ trois fois la médiane ‘B’ actuelle de 11,8 %. De plus, le gouvernement continuera à faire face à un service de la dette extérieure élevé en 2020, soit 7,5 milliards de dollars en principal et en intérêts sur la dette souveraine selon nos estimations. Le service de la dette garantie par l’État s’élève à 1,7 milliard de dollars supplémentaires. Plus de la moitié des remboursements extérieurs du principal de la dette souveraine seront financés par une combinaison de soutien du FMI et d’autres institutions financières internationales.
  11. Jean-Charles Sambor, responsable de la dette des marchés émergents chez BNP Paribas Asset Management, préconise une approche pragmatique souverain par souverain. Il craint toutefois qu’une approche trop stricte de la restructuration de la dette de la part du G20 ne conduise à une dégradation des notations et ne risque d’exclure certains pays des marchés internationaux : « Quand vous parlez aux marchés frontières, ils veulent préserver l’accès aux marchés des capitaux », dit-il. « Je pense que le G20 joue un exercice d’équilibre très difficile. Tout le monde conviendra que nous devons alléger le fardeau des pays les plus pauvres, mais s’ils le font, ce sera au prix de l’exclusion de ces pays des marchés et de la dégradation de leur notation. Ce serait contre-productif ».
  12. Selon les analystes, l’Angola a une dette bilatérale de plus de 20 milliards de dollars, dont la plus grande partie est due à la Chine. Une grande partie de l’argent a été empruntée pour construire des routes, des hôpitaux, des maisons et des chemins de fer dans tout le pays d’Afrique australe.
  13. Le remboursement commence séparément à la fin de chaque projet, sur un compte séquestre désigné, financé par les recettes des exportations de pétrole, aux taux du marché. Bien que peu de gens s’en soient rendu compte, le prêt de la Chine utilise le même modèle « pétrole contre infrastructure » que le Japon avait proposé à la Chine près de trente ans plus tôt. Les fonds du prêt restent en Chine (Eximbank les verse directement aux entreprises chinoises qui effectuent le travail.
  14. Exclusive : Angola cuts oil shipments to China as it seeks debt relief, Reuters, 5 juin 2020.