La guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis ne semble pas avoir beaucoup en commun avec les fréquents affrontements entre les gouvernements du Nord et du Sud de l’Europe1. Mais les deux conflits ont la même cause profonde : des transferts massifs de revenus vers les riches et les entreprises qu’ils contrôlent. Partout, les gens ordinaires sont privés de leur pouvoir d’achat ; alors que les nationalisates et les opportunistes alimentent leurs divisions internes. C’est la répartition des revenus qui est le problème, et non la « géopolitique » ou des caractères nationaux incompatibles. En Chine, aux États-Unis et surtout en Europe, un conflit mondial entre classes économiques à l’intérieur des pays est interprété de manière erronée comme une série de conflits entre pays ayant des intérêts concurrents.

Il est peut-être surprenant de constater que l’Europe, qui s’enorgueillit de son modèle social égalitaire, a été la principale source de déséquilibres mondiaux pendant une bonne partie de la dernière décennie. Avant que le coronavirus ne bouleverse l’économie mondiale, l’effet mondial des distorsions internes de l’Europe était à peu près aussi important que l’effet des déséquilibres de la Chine à leur apogée, à la veille de la crise financière de 2008. La raison fondamentale en est que les gouvernements européens ont réagi à la crise de l’euro en augmentant les impôts sur la consommation, en réduisant les protections du marché du travail, en poussant des millions de personnes à occuper des emplois à temps partiel mal rémunérés et en réduisant l’investissement dans les infrastructures. En conséquence, leur propre production est devenue de plus en plus inaccessible pour les travailleurs européens. Depuis le début de l’année 2010, les dépenses des ménages de la zone euro ont augmenté à un rythme à peine inférieur à la moitié de la production globale.

Il est peut-être surprenant de constater que l’Europe, qui s’enorgueillit de son modèle social égalitaire, a été la principale source de déséquilibres mondiaux pendant une bonne partie de la dernière décennie.

MATTHEW C. KLEIN

Mais la crise de l’euro elle-même doit être comprise avant tout comme une conséquence de la réponse de l’Allemagne au double choc de la réunification et de la fin du communisme en Europe de l’Est. Bien que de nombreux membres de l’ancien bloc communiste aient finalement bénéficié de la convergence avec leurs voisins occidentaux plus riches, la période qui a suivi la réunification s’est avérée traumatisante pour de nombreux Allemands, tant à l’Est qu’à l’Ouest. La pauvreté et l’insécurité ont augmenté, en particulier pour les Allemands ayant un emploi. Les travailleurs les plus riches ont vu leurs revenus augmenter rapidement, alors même que la plupart des autres Allemands subissaient des réductions de salaire. Le revenu national est passé des travailleurs aux propriétaires du capital. Les réductions d’impôts pour les hauts revenus, l’absence d’un impôt significatif sur les successions et l’affaiblissement des prestations sociales ont tous accentué l’impact. L’effet combiné a été de déplacer le pouvoir d’achat de l’Allemagne vers les entités – les ménages riches et les entreprises qu’ils contrôlent – qui dépensent beaucoup moins qu’elles ne gagnent. La lutte de classes a été gagnée par les riches au détriment de tous les autres.

Les consommateurs allemands n’ont donc pas pu absorber tous les biens que les entreprises du pays produisaient. Cela a généré un surplus qui devait aller quelque part. Avant 2008, l’excédent de production de l’Allemagne était destiné au reste de l’Europe. Mais le reste de l’Europe n’a pu se permettre cet excédent de production qu’en empruntant aux mêmes Allemands riches qui avaient privé leurs propres travailleurs et retraités de revenus. Cela a mal tourné tant pour les créanciers allemands, qui ont perdu des centaines de milliards d’euros sur des actifs douteux, que pour les débiteurs, qui ont depuis subi des niveaux de chômage sans précédent dans l’histoire européenne moderne.

Bien que de nombreux membres de l’ancien bloc communiste aient finalement bénéficié de la convergence avec leurs voisins occidentaux plus riches, la période qui a suivi la réunification s’est avérée traumatisante pour de nombreux Allemands, tant à l’Est qu’à l’Ouest.

MATTHEW C. KLEIN

Les sorties de biens et d’épargne de l’Allemagne persistent depuis 2008 parce que les choix politiques ont renforcé la faiblesse des dépenses intérieures. Le plus important de ces choix a été l’opposition fanatique du gouvernement à l’emprunt public, cristallisée dans la Schuldenbremse, mécanisme de frein à l’endettement. La rectitude budgétaire croissante a plus que compensé le rééquilibrage progressif des inégalités au sein du secteur privé allemand au cours des dernières années. Dans le même temps, le zèle du gouvernement allemand à imposer son modèle économique à ses voisins a transformé l’énorme excédent de l’Allemagne en un excédent européen encore plus important. Cet excédent est une source de déstabilisation entre l’Europe et le reste du monde.

L’origine de l’excédent commercial de l’Allemagne

La réunification allemande a été la solution à une crise migratoire et à une crise de la balance des paiements. Après que la Hongrie eut cessé de surveiller sa frontière avec l’Autriche en 1988, des vagues d’Allemands de l’Est – généralement plus jeunes et plus instruits – commencèrent à s’échapper vers l’Ouest. Comme les autres pays du bloc de l’Est, l’Allemagne de l’Est avait une dette en devises trop importante qu’elle ne pouvait pas se permettre de payer, surtout si l’émigration se poursuivait. Pire encore, elle avait besoin d’un financement continu pour couvrir le déséquilibre entre ses exportations et ses importations.

Le zèle du gouvernement allemand à imposer son modèle économique à ses voisins a transformé l’énorme excédent de l’Allemagne en un excédent européen encore plus important. Cet excédent est une source de déstabilisation entre l’Europe et le reste du monde.

MATTHEW C. KLEIN

L’Allemagne de l’Ouest offre son aide, mais seulement si l’Est entreprend des réformes radicales. (Ne vous étonnez pas si cela vous dit quelque chose.) Comme l’a déclaré le chancelier Helmut Kohl peu après la chute du mur de Berlin en novembre 1989, « l’aide ne peut s’avérer efficace que si des réformes fondamentales du système économique suivent ». Les contribuables ouest-allemands n’allaient pas payer « pour perpétuer une situation devenue intenable ». Pour obtenir l’argent nécessaire aux importations, l’Allemagne de l’Est devait changer. Elle deviendrait une démocratie et une économie de marché, puis serait absorbée pacifiquement dans une République fédérale élargie.

Des chefs d’entreprise, des banquiers et des fonctionnaires ouest-allemands reprirent ce qui restait de l’économie est-allemande, remplacèrent l’ostmark par le deutschmark à un taux de change de 1 pour 1 pour la plupart des objectifs et étendirent à l’Est les systèmes de sécurité sociale et de fiscalité de l’Allemagne de l’Ouest. On espérait que la supériorité de la gestion, de la technologie et des institutions politiques de l’Ouest stimuleraient la productivité de l’Est, en même temps que le taux de change favorable, les généreuses allocations chômage, les pensions d’État, les soins de santé et les autres prestations sociales versées par le gouvernement fédéral contiendraient le désir d’émigrer à l’Ouest.

Les hausses de salaires déraisonnables immédiatement après la réunification ont condamné les entreprises industrielles de l’Est à une restructuration brutale.

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Malheureusement, les hausses de salaires déraisonnables immédiatement après la réunification ont condamné les entreprises industrielles de l’Est à une restructuration brutale. La production manufacturière est-allemande s’est effondrée de deux tiers entre la fin de 1989 et le début de 1991. En 1992, les États de l’Est récemment absorbés comptaient moins d’un Allemand sur cinq, mais presque un chômeur sur deux. Ironiquement, les pertes d’emplois ont précipité la migration vers l’Ouest que la politique des salaires élevés était censée empêcher : 6 % de la population est-allemande s’était déplacée vers l’Ouest en 1994.

Alors que les Allemands des deux côtés du rideau de fer s’attendaient à ce que la réunification entraîne un boom économique, ils ont été frappé par une crise. Après une brève explosion de la demande en 1989-1990, l’Allemagne est entrée dans une longue période de stagnation économique. Les investissements en Allemagne sont restés pratiquement inchangés du début des années 1990 jusqu’en 1997. Le chômage à l’Ouest est passé d’environ 5 % en 1991 à près de 10 % en 1997. Dans toute l’Allemagne, trois millions d’emplois à temps plein ont disparu, tandis qu’un million d’emplois à temps partiel seulement se sont ajoutés. Dans le même temps, la plupart des travailleurs ont vu leur salaire réel baisser tout au long des années 1990. Le long effondrement des années 90 a été brièvement interrompu par la version allemande de la bulle technologique, mais après l’éclatement de la bulle au début des années 2000, les choses ont empiré. Les économistes estiment que le niveau de vie des Allemands de l’Ouest a fini par être, au début des années 2000, inférieur d’environ 8 % à ce qu’il aurait été sans la réunification.

Les économistes estiment que le niveau de vie des Allemands de l’Ouest a fini par être, au début des années 2000, inférieur d’environ 8 % à ce qu’il aurait été sans la réunification.

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L’excédent commercial et courant de l’Allemagne trouve son origine dans cette longue période de faiblesse intérieure. La « compétitivité » n’a rien à voir avec cela. La demande intérieure allemande a chuté d’environ 3 % entre le pic de la fin 2000 et le creux de 2004. Les dépenses totales de consommation et d’investissement ne sont revenues à leur niveau précédent qu’à la fin de 2006. En raison de la faible croissance par rapport au reste du monde, les dépenses étrangères consacrées aux exportations allemandes ont augmenté plus que les dépenses allemandes en matière d’importations. La valeur réelle des exportations allemandes a augmenté beaucoup plus lentement au cours de cette période que dans les années 1990, lorsque le commerce de l’Allemagne était équilibré. L’excédent commercial peut s’expliquer par un ralentissement encore plus important du taux de croissance du volume des importations de biens allemands. Les Allemands ont dépensé moins d’euros en biens et services importés en 2004 qu’en 2000, malgré l’inflation et la hausse du pétrole.

Les excédents du début des années 2000 ont persisté après que l’Allemagne a commencé à se redresser en raison de choix politiques qui ont limité les dépenses intérieures et redistribué les revenus aux riches. Environ deux tiers de l’augmentation totale du revenu national allemand entre 2000 et 2007 ont été générés par la croissance rapide des revenus du capital, plutôt que par la rémunération des salariés. Cette situation est la conséquence de la conviction de l’élite politique et économique allemande que la faiblesse économique du pays est finalement due à la « paresse » du peuple allemand. Comme Roman Herzog, alors président fédéral, l’a déclaré dans un discours en 1997, l’Allemagne devait remettre en cause « tous les droits sociaux qui se sont accumulés au fil des ans  » si elle voulait gagner la « grande course mondiale ».

Le message de Herzog avait été rejeté par les électeurs à l’époque, mais le gouvernement allemand de gauche a fini par adopter son programme plusieurs années plus tard, dans un effort désespéré pour faire baisser le taux de chômage. En 2003, le chancelier social-démocrate Gerhard Schröder mettait en garde les syndicats contre « l’inflexibilité dogmatique » et « l’autosatisfaction » dans leurs contrats de travail. Cette exhortation n’était accompagnée d’aucune législation, mais les travailleurs et les patrons ont suivi le conseil. Le salaire horaire et les avantages sociaux ont chuté de près de 5 % entre 2001 et 2007, après déduction de l’inflation. Pendant ce temps, les modifications dites « Hartz IV » des prestations sociales ont poussé des millions d’Allemands qui auraient pris une retraite anticipée dans des emplois à temps partiel mal payés. Après avoir pris en compte les impôts, les prestations sociales et l’inflation, le revenu moyen des ménages allemands était légèrement inférieur en 2013 à ce qu’il était en 1999.

Comment l’inégalité allemande a provoqué la crise de l’euro

La transformation de l’Allemagne n’aurait pas été possible sans les liens commerciaux et financiers qui relient le pays au reste du monde. Si l’Allemagne avait été une économie fermée, ses investissements commerciaux moribonds, ses budgets publics serrés et la baisse des salaires auraient fait baisser les dépenses intérieures et limité l’augmentation des bénéfices des entreprises. La production et les revenus n’auraient pas augmenté plus vite que les dépenses.

Mais l’Allemagne n’était pas une économie fermée. Les entreprises allemandes ont pu éviter la stagnation de leur marché intérieur en vendant à des clients dans d’autres pays. Les bénéfices ont augmenté de façon spectaculaire, les coûts (salaires) étant restés stables et les recettes d’exportation ayant augmenté parallèlement à la croissance mondiale. La sous-utilisation des ressources allemandes a généré des revenus excédentaires qui ont été utilisés pour accumuler des actifs financiers à l’étranger, ce qui a permis de soutenir la demande étrangère pour les exportations allemandes et d’accroître la rentabilité des entreprises. La répartition de plus en plus inégale des revenus en Allemagne a eu pour effet de transférer le pouvoir d’achat des travailleurs allemands aux consommateurs du reste du monde. Ainsi, le rapport pays de juillet 2019 sur l’Allemagne publié par le département européen du FMI a mis en évidence une relation presque parfaite entre les changements dans la balance des comptes courants et les changements de la part des revenus allant aux ménages les plus riches.

La sous-utilisation des ressources allemandes a généré des revenus excédentaires qui ont été utilisés pour accumuler des actifs financiers à l’étranger, ce qui a permis de soutenir la demande étrangère pour les exportations allemandes et d’accroître la rentabilité des entreprises.

MATTHEW C. KLEIN

Ce processus dépendait de la volonté des autres pays d’absorber les sorties de capitaux allemands en dépensant beaucoup plus qu’ils ne gagnaient et en empruntant la différence. Les déficits enregistrés ailleurs étaient la contrepartie nécessaire de l’excédent de l’Allemagne. Avant la crise financière, cela signifiait que les Allemands riches et les entreprises qu’ils contrôlaient finançaient les dépenses de leurs voisins européens en accumulant des milliers de milliards d’euros d’actifs financiers étrangers.

Le secteur privé espagnol, par exemple, a emprunté plus de 1 000 milliards d’euros au reste du monde entre le début de 2002 et le milieu de 2008, ce qui, dans la pratique, signifiait surtout des emprunts auprès d’autres membres de la zone euro. Ces dettes ont financé des dépenses de la part d’Espagnols bien supérieures aux revenus espagnols. La consommation et les investissements espagnols ont augmenté ensemble d’environ 30 % de plus que la production du pays entre le début de 2001 et la fin de 2007. L’écart croissant entre la demande et la production intérieures de l’Espagne a dû être couvert par des importations, ce qui a entraîné une aggravation du déficit commercial de l’Espagne, qui est passé d’environ 2 % du PIB à 6 %. La compétitivité n’était pas en cause : le volume des exportations espagnoles a augmenté à un rythme respectable, en phase avec le PIB espagnol tout au long des années 2000, et la part de l’Espagne dans le commerce intra-européen est restée stable tout au long de cette période. Le problème était que le volume des importations espagnoles a augmenté plus de deux fois plus.

Ensemble, les pays de la zone euro touchés par la crise ont contracté près de 4 000 milliards d’euros de dette extérieure supplémentaire entre 2001 et 2008.

MATTHEW C. KLEIN

L’Espagne était loin d’être un cas isolé. En Italie, la dette extérieure brute a presque doublé, passant de 1 000 milliards d’euros à 1 900 milliards d’euros. Au Portugal, la dette extérieure a doublé, passant d’environ 160 milliards d’euros à 340 milliards d’euros. En Grèce, la dette envers les étrangers a plus que triplé, d’environ 100 milliards d’euros en 2001, elle atteignait environ 330 milliards d’euros à la mi-2008. Le cas le plus extrême est celui de l’Irlande. Les résidents irlandais, en particulier les banques irlandaises insensément surdimensionnées, ont quadruplé leurs dettes envers les étrangers, passant d’environ 450 milliards d’euros à 1,8 trillion d’euros. La dette extérieure a également quadruplé en Slovénie et plus que quadruplé dans les pays baltes au cours de la même période, bien qu’à partir de montants de base beaucoup plus faibles. Ensemble, les pays de la zone euro touchés par la crise ont contracté près de 4 000 milliards d’euros de dette extérieure supplémentaire entre 2001 et 2008. Au cours de cette même période, leur balance courante collective est passée d’un déficit de moins de 2 % du PIB à un déficit de plus de 7 %.

Rarement, voire jamais, une société n’a pu emprunter autant en si peu de temps et utiliser l’argent de manière productive. Alors que la frénésie de la dette a financé des projets intéressants, tels que le réseau ferroviaire à grande vitesse espagnol et les améliorations apportées par la Grèce au métro athénien, une grande partie de la dette a été gaspillée dans des mégaprojets gâchés, tels que l’aéroport espagnol Don Quichotte, qui a ouvert ses portes en 2009 et qui a été construit pour accueillir dix millions de passagers par an, alors qu’il se trouve à plus de deux heures de Madrid, ou de toute autre destination espagnole attractive. La campagne irlandaise a été abîmée pour des terrains de golf qui ont rapidement été abandonnés.

Les résidents allemands n’étaient pas les seuls responsables des choix qui ont conduit aux déséquilibres de l’Europe avant la crise, mais la sous-consommation et le sous-investissement allemands étaient les facteurs sous-jacents les plus importants.

MATTHEW C. KLEIN

L’envolée des importations et la frénésie d’investissements inutiles ont été les conséquences presque inévitables des entrées de capitaux en provenance des pays excédentaires, en particulier de l’épargne excédentaire allemande, dans les pays en crise. L’explosion des dépenses n’avait rien à voir avec les caractéristiques culturelles, le climat ou les différences entre catholiques et protestants. Les mannes d’argent bon marché produisent les mêmes réponses partout. L’envolée des valeurs immobilières et la hausse des cours boursiers ont donné aux gens le sentiment d’être plus riches et les ont incités à dépenser davantage sur leurs revenus actuels. Dans le même temps, les banques, qui ont reçu de nombreux financements de l’étranger, ont dû augmenter leurs prêts – et l’ont fait en dégradant leurs normes. Certains gouvernements, comme en Grèce, ont également profité de l’occasion pour emprunter à peu de frais, mais cela n’a pas été sans conséquence sur la dette privée, plus importante. Les résidents allemands n’étaient pas les seuls responsables des choix qui ont conduit aux déséquilibres de l’Europe avant la crise, mais la sous-consommation et le sous-investissement allemands étaient les facteurs sous-jacents les plus importants.

L’Europe devient comme l’Allemagne

La vision du consensus allemand est fondée sur l’idée que la crise de l’euro a été causée par la prodigalité des emprunteurs dans les pays voisins. L’insouciance des prêteurs allemands n’a pas été considérée comme une donnée à prendre en compte, pas plus que les inégalités structurelles de l’économie allemande qui ont finalement produit son excès d’épargne et ont nécessairement forcé la désépargne ailleurs. Cette perspective aveugle a naturellement conduit l’establishment allemand à recommander à ses voisins de ressembler davantage à l’Allemagne. L’approche du gouvernement a été caractérisée par ce que le magazine allemand Der Spiegel appelle « l’impérialisme pédagogique ». Le reste de l’Europe était censé suivre l’exemple de l’Allemagne, tel que défini par les réductions de l’aide sociale de Hartz IV et, plus important encore, par son engagement constitutionnel en matière de restrictions budgétaires. (Comme l’a expliqué l’économiste allemand Marcel Fratzscher, cet engagement en faveur de la modération budgétaire a maintenu les taux de TVA allemands trop élevés et a également privé les Allemands des investissements nécessaires dans les infrastructures).

L’insouciance des prêteurs allemands n’a pas été considérée comme une donnée à prendre en compte dans la crise, pas plus que les inégalités structurelles de l’économie allemande qui ont finalement produit son excès d’épargne et ont nécessairement forcé la désépargne ailleurs.

MATTHEW C. KLEIN

En mai 2010, les gouvernements européens, menés par l’Allemagne, se sont engagés à résoudre la crise de l’euro par un « assainissement budgétaire » et ont conclu que le pacte de stabilité et de croissance avait été insuffisant pour garantir la « conformité ». En 2012, l’ensemble de la zone euro avait alors accepté le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance dans l’Union économique et monétaire, également connu sous le nom de « pacte fiscal ». Ce traité a effectivement imposé la Schuldenbremse (frein à l’endettement) de l’Allemagne au reste de l’Europe. Les gouvernements de l’ensemble du bloc sont censés présenter des budgets équilibrés – ou excédentaires – dans presque toutes les circonstances. Ils sont tenus de demander l’approbation du reste de l’Europe « sur leurs plans d’émission de dette publique ». Le non-respect de cette obligation entraîne des sanctions.

D’un certain point de vue, les traités ont fait leur travail. Peu avant que le coronavirus ne frappe, le déficit budgétaire global de la zone euro était inférieur à 1 % du PIB et approchait de zéro. Le déficit était alors moins important qu’au moment où l’économie européenne était en plein essor à la veille de la crise financière de 2008, ce qui signifie que la politique budgétaire était extrêmement rigoureuse par rapport à la situation des entreprises. Cela s’explique par les changements intervenus dans les pays européens en crise, qui ont été contraints de combler leur déficit budgétaire alors même que leur économie s’effondrait.

Le reste du monde a été contraint de combler la différence. Entre 2008 et 2016, le solde cumulé des comptes courants des pays en crise est passé d’un déficit d’environ 6,5 % du PIB à un excédent de 2 % du PIB. Comme en Allemagne dans les années 2000, le changement de la position extérieure des pays en crise s’explique en grande partie par de fortes contractions des dépenses intérieures plutôt que par une amélioration des performances à l’exportation. Cette situation a eu un coût humain considérable. En 2019, la consommation et les investissements réels en Italie étaient inférieurs de 8 % à ce qu’ils étaient en 2008, tandis que la demande intérieure était encore inférieure d’environ 5 % à son niveau d’avant la crise en Slovénie et en Espagne. La Grèce était toujours en dépression, avec une consommation et des investissements intérieurs en baisse d’un tiers.

La deuxième économie mondiale est tout simplement trop grande pour tenter d’imposer aux autres les conséquences de ses distorsions internes sans créer des déséquilibres mondiaux encore plus importants.

Matthew C. Klein

Les pays déficitaires se sont collectivement tournés vers les excédents, mais pour diverses raisons, les dépenses des pays européens déjà excédentaires – notamment l’Allemagne et les Pays-Bas – n’ont pas augmenté par rapport à la production. Il n’y a pas eu de rééquilibrage au sein de l’Europe. Au lieu de cela, le reste du monde, principalement les marchés émergents d’Afrique, du Moyen-Orient, de l’Inde, de l’Indonésie et de l’Amérique latine, ainsi que le Royaume-Uni et les États-Unis, ont été contraints d’absorber les sorties de capitaux qui en ont résulté par une augmentation des déficits commerciaux et de la dette. La décision des Européens de contraindre les pays en crise à s’adapter en comprimant les dépenses intérieures a poussé la zone euro dans son ensemble à dégager un excédent extérieur massif par rapport au reste du monde, qui représente actuellement environ 4 % du PIB de l’Union, soit environ 0,6 % du PIB mondial.

Au moins jusqu’à ce que la pandémie frappe, l’Europe est restée déterminée à compter sur les dépenses étrangères pour la sortir de ses fétiches malavisés de la compétitivité et de l’équilibre budgétaire. Bien que cela puisse être logique pour les petites économies ouvertes, comme le Portugal, cela ne peut pas être une stratégie de long terme pour la zone euro dans son ensemble. La deuxième économie mondiale est tout simplement trop grande pour tenter d’imposer aux autres les conséquences de ses distorsions internes sans créer des déséquilibres mondiaux encore plus importants. Si les Européens veulent préserver le système international ouvert – et s’assurer que l’économie mondiale est capable de se remettre du coronavirus – ils devront tirer les leçons des erreurs de l’Allemagne.

Sources
  1. Cet essai est adapté de notre livre, co-écrit avec Michael Pettis, Trade Wars Are Class Wars : How Rising Inequality Distorts the Global Economy and Threatens International Peace (mai 2020, Yale University Press)